Analyses

Méta de choc et complotisme : la géopolitique, l’échec de la pensée critique?

Étant donné la longueur de l’analyse, je rouvre mon blog pour ce billet. 😉

Le second volet du podcast Meta de choc « Complotisme : si loin, si proche » d’Élisabeth Feytit est sorti ce vendredi. Ai-je été plus convaincu par le volet 2 que je ne l’ai été par le volet 1 (dont vous trouverez l’analyse ici)? Malheureusement non et je vais vous expliquer pourquoi.

Je tiens à préciser, avant de commencer cette critique, que j’apprécie énormément le podcast Meta de choc. C’est avant tout ma déception pour un travail par ailleurs admirable qui me fait réagir. Par ailleurs, les propos tenus dans le podcast rendent compte d’un certain courant de la littérature et de l’expression publique sur le complotisme. Il ne s’agit pas de viser les personnes qui s’expriment dans le podcast mais de déconstruire/d’analyser une posture qui me paraît poser problème.

Soyons de bon compte d’abord : pour celleux qui n’y connaissent vraiment rien, sont toujours utiles un petit retour sur le faux que furent les « protocoles des Sages de Sion », la propagande historique des cigarettiers, quelques banalités en éducation aux médias sur les réseaux sociaux. Pourquoi pas. Au moins sur ces points abordés, je n’ai rien à dire. Mais, à ce prix, on a une fois encore une pensée qui pose énormément de problèmes et ne permet à mon sens pas du tout de cerner ce que « complotisme » veut dire, ni même de savoir si ce terme à quelque valeur que ce soit.

Image d’illustration prise sur le blog de Meta de choc, ici : https://metadechoc.fr/podcast/complotisme-si-loin-si-proche/

Cela commence mal dès la question initiale posée dans ce second volet. Élisabeth Feytit se demande quelle serait « l’origine », « l’initiateur » de ce mode de pensée. Le hic, c’est qu’il ne s’agit pas d’UNE dérive sectaire ! Pas de Raël en vue, pas de Ron Hubbard non plus. En fait, le conspirationnisme (ou complotisme) désigne un « mode de pensée » renvoyant à des faits qui tantôt sont réels, tantôt son fake (puisqu’il y a des complots avérés et d’autres non) – sans que l’on sache a priori, c’est-à-dire lors de la formulation de ladite pensée, à quelle catégorie elle appartiendra ; d’autre part, le conspirationnisme renvoie à des idéologies, des positionnements couvrant l’ensemble du spectre politique – donc pouvant s’opposer. Ce n’est certainement PAS une pensée cohérente – au contraire des « croyances » analysées habituellement dans le podcast. Lui donner un acte de naissance historique est une manœuvre artificielle qui fait courir le risque de tout mettre dans le même sac.

Tout se vaut…tant que c’est l’ennemi

Très vite dans le podcast, anti-impérialisme sera associé à…évangélisme – grâce à l’évocation du cas de Kémi Seba. Que l’anti-impérialisme soit directement lié à la gauche révolutionnaire marxiste, peu suspecte d’être religieuse, ne semble bizarrement pas déterminant. L’intervenante se sert alors de l’exception Kémi Seba comme d’un épouvantail. L’avantage, imparable pour elle, c’est de pouvoir ensuite procéder à une odieuse entreprise de confusion, en mettant dans un même sac et sans sourciller extrême-droite, antisémitisme, anti-impérialisme, anticolonialisme, antisionisme. Parce que, voyez-vous, il y a « continuum entre ces thématiques ». Une confusion « antisémitisme – antisionisme » validée un peu plus tard par Élisabeth Feytit elle-même.

Hein ? Quoi ? Comment ? Pourquoi ?

Marx et Lénine, tous deux d’origine juive, seraient heureux d’entendre ça ! D’ailleurs, l’appellation antisémite et anticommuniste de « judéo-bolchevique » n’entre pas dans le « logiciel » tel qu’exprimé dans le podcast. Zut, on fait quoi alors ? Plus proche de nous, l’Union Progressiste des Juifs de Belgique doit aussi être heureuse d’apprendre qu’elle est suspecte d’être antisémite, parce qu’inscrite dans un « continuum » ! Quelle bêtise. Sans compter qu’il y a  presque un réflexe raciste dans ce discours qui ose affirmer qu’en « Afrique, on a besoin de leaders ». Bah tiens. Les « Africains·es » seront, elleux aussi, content·es de l’apprendre. C’est quoi l’idée derrière, hein ? Pouvez-vous être plus explicite ? En même temps, les leaders africains au service de l’Afrique, l’Occident en a fait quoi ? Qu’est devenu Lumumba ? Sankara ? Assassinés par le « complotisme » ou par les « complots » ? Que la gauche marxiste révolutionnaire ait activement lutté contre Soral et ses copains, jusqu’à lui consacrer un très gros ouvrage juste pour le critiquer, ne semble pas non plus poser de questions.

Soyons clairs : il n’y a AUCUN continuum. Il s’agit d’OPPOSANTS politiques que RIEN ne lie.

Tout est récit : confondre les faits et les discours

Dans cette perspective, la réalité matérielle semble ne plus exister. Il n’y a que des « récits », des « imaginaires », des « discours », des « glissements sémantiques », voire des « hold-up sémantiques », des « symboles cassés » ou au contraire reconstruits, des « idéologies », des « logiciels » de pensée, etc. À quelle matérialité renvoient tous ces concepts ? Peu importe, apparemment. Le discours devient cause et conséquence du réel. « Au commencement était le verbe », n’est-ce pas ?

L’analyse qui s’ensuit est d’une indigence manifeste. « Au plus il y a du symbolisme dans l’actualité, au plus il y aura de complotisme. » Va démontrer une affirmation pareille ! Va la réfuter ! « L’antisémitisme est probablement le discours le plus ancré dans l’histoire de nos sociétés, donc forcément le conspirationnisme est lié à ça. » Va démontrer une affirmation pareille ! Va la réfuter ! Si Thierry Meyssan a eu du succès, c’est parce que le « récit » de Bush n’avait pas convaincu. Va démontrer une affirmation pareille ! Va la réfuter ! Etc.

Marx et Engels ont parfaitement montré, dans ce livre, les dangers de ne voir le monde qu’en termes de « discours »

L’avantage avec une telle façon de voir les choses, c’est précisément que la matérialité des faits passe au second plan. Par exemple, lorsqu’on affirme dans le podcast que le 11 septembre 2001, c’est la fin de deux générations qui n’avaient pas connu la guerre, elle « oublie » opportunément que l’absence de guerres sur NOS territoires ne nous a pas empêchés de massivement la pratiquer…chez les autres. Qui pour oublier le Vietnam et le napalm ? La guerre de Corée ? Les guerres d’indépendance ? Le Congo ? La Rhodésie du Sud ? Les attaques de Cuba, de la république dominicaine, du Panama – et j’en passe – par les USA ? Les souffrances de la Palestine ? La guerre d’Afghanistan ? Les armées occidentales en URSS ? Faut-il ne vivre que dans les discours pour oser affirmer que 2001 marque le retour de la guerre. Ainsi, ce qui est présenté comme « cause » d’une nouvelle perception, AKA « le retour de la guerre », est avant tout une « conséquence » de conflits multiples, et parfois particulièrement sanglants.

Ce n’est PAS du discours. Tout sauf du discours.

Du continuum à la pensée dichotomique

Si, quand l’argument l’arrange, l’intervenante est prête à mettre dans un même sac conceptuel des positions politiques tout à fait opposées, elle sait aussi, là encore quand ça l’arrange, pratiquer la pensée binaire. Ainsi, il y aurait d’un côté les « démocrates » qui ne remettent pas en cause le « système » et de l’autre, des « anti-système » qui tendent vers le « conspirationnisme ». De quel « système » parle-t-on, peu importe apparemment. De quel conspirationnisme parle-t-on, peu importe aussi. L’idée est surtout de construire une opposition artificielle permettant, en miroir, de valider celleux « qui font confiance ».

Jusqu’à un retournement de situation particulièrement surprenant (inquiétant ?) : l’experte nous explique que « le logiciel démocratique a besoin de balises », « de savoir que ça c’est non négociable ». Le doute, la remise en question, l’esprit critique – des notions dont on pensait précisément qu’elles étaient l’indice d’une bonne santé démocratique – deviennent, dans un curieux renversement déjà dénoncé par Charlotte Barbier dans cette conférence, la preuve d’une démocratie qui va mal. L’intervenante ira jusqu’à dire que « le doute est un poison parce que, pour qu’une société fonctionne, elle doit reconnaître des figures d’autorité ». Elle ajoute que « [l]e doute vise à saper la confiance minimale nécessaire ». On croit rêver… Comprenant sans doute l’aberration d’une telle parole, elle est contrainte de compléter : « En dictature ce serait bien, mais en démocratie ça pose problème. » Ah. Et comment-qu’on-sait-qu’on-est-en-démocratie ? Bah parce qu’on y est, non ? C’est simple. Par contre, si les Chinois·es se sentent en démocratie aussi, elleux se trompent, elleux se font avoir par la propagande. Tout ça est d’une telle évidence.

La démocratie, ce n’est PAS la confiance aveugle. C’est, au contraire, le doute rigoureux et la possibilité de demander des comptes.

Révolutions arabes : jamais assez d’ingérences

Le dernier point sur lequel je voudrais revenir est l’approche problématique des mal nommés Printemps arabes. Pour elle, les choses sont limpides : des mouvements démocratiques populaires spontanés, malheureusement non soutenus par l’Occident, ont été réprimés par des dictatures puis des islamistes ont profité du chaos. C’est, en substance, le discours mainstream sur la question. Face à ce discours, le « complotisme » sert à « justifier les dictatures et vilipender les démocraties ». Well, well, well.

Que peut-on dire de cette perspective ? Je ne vais pas revenir précisément sur ces différents points qui mériteraient un article – un livre – rien qu’à ce sujet. Sauf qu’en fait, des livres, il y en a déjà eu. À commencer par ce bouquin de Ahmed Bensaada « Araquesque$ », livre que j’ai eu le plaisir d’éditer chez Investig’Action il y a quelques années. Ce livre revient sur les différents cas égyptien, tunisien, yéménite, algérien, syrien et libyen. Magnifiquement documenté, ce travail explore en détails les liens entre « les mouvements démocratiques » (qui, contrairement à ce qu’affirme le podcast, ne sont ni esseulés et spontanés) et, notamment, « l’administration US ».

J’insiste : PAS de COMPLOT ici. Tout ça est transparent, documenté, connu de toustes, cohérent avec la politique US impérialiste.

Ahmed Bensaada, auteur du livre « Arabesque$, enquête sur le rôle des États-Unis dans les révoltes arabes », image empruntée ici : https://www.aps.dz/algerie/105463-l-universitaire-ahmed-bensaada-plaide-pour-un-encadrement-juridique-du-financement-des-ong

Des exemples ?
Je n’en prends qu’un par pays. Mais sachez qu’il y en a de nombreux. Tous sourcés dans ce livre que je ne peux que vous conseiller. Vous verrez que les sources ne sont pas d’obscurs blogs conspirationnistes. J’insiste aussi pour dire que l’instrumentalisation par les USA des révoltes ne signifie pas que ces révoltes aient été illégitimes. Ça veut juste dire qu’elles ont été instrumentalisées, ni plus, ni moins. Le dire n’implique ni complot (ce n’est pas caché), ni complotisme (pas de récit sans preuve).

Égypte ? Omar Afifi, ex-policier égyptien exilé aux USA depuis 2008, trois ans avant le « printemps », avait déjà publié sur Youtube des vidéos de conseils au parfait révolutionnaire. Afifi a reçu une bourse de la NED (National Endowment for Democracy) en 2008-2009 (voir p.19 de ce document de la NED).

Tunisie ? Slim Amamou, cyberdissident bien connu de la révolution tunisienne, participait dès mai 2009 à des ateliers organisés au Caire par le gouvernement US et par l’Open Society de George Soros (comme en témoigne cet article du Guardian).

Yémen ? Entsar Qadhi a reçu la formation et du financement de l’IRI, le NDI et Freedom House (comme en témoigne cet excellent article du New-York Times).

Algérie ? La contestation a été organisée par la Coordination nationale pour le changement et la démocratie (CNCD), parmi laquelle on retrouvait la Ligue algérienne de défense des droits de l’homme. Cette dernière a été financée par la NED américaine (National Endowment for Democracy) en 2002, 2004, 2005, 2006 et 2010, pour un montant minimum de 120000$.

Syrie ? Osama Monajed, figure cyberactiviste importante du début du printemps syrien, déclare, dans un documentaire consacré au « philosophe US des révolutions » Gene Sharp, venir à Boston, au siège de l’Albert Einstein Institution depuis « 2006 ou 2007 ».  

Libye ? Le véritable échec des révolutions « calmes » chères à Popovic, son plus fidèle artisan au service de l’impérialisme. Impossible de donner « UN » exemple emblématique tant ce scénario est plus proche des ingérences militaires que de la révolution non-violente. Je renvoie à la p.159 du livre de Bensaada pour envisager ça en détails.

Bref, l’important est ailleurs : loin de constater un Occident qui aurait fait preuve de lâcheté en ne soutenant pas les révoltes arabes, on fait au contraire face à un Occident (et surtout les USA) artisan des révoltes et s’assurant de les faire évoluer dans son sens. Ces mouvements démocratiques populaires ne sont pas spontanés, ils sont hyper soutenus par l’Occident que ce soit d’une point de vue financier, logistique et idéologique.

Le lien entre islamistes et Occident mériterait, lui aussi, un traitement particulier mais je n’ai pas le temps de le faire ici. Sachez juste que la ligne de démarcation très claire qui s’emploie à décrire de façon simpliste les « bons » et les « méchants » n’a jamais existé. J’en veux pour preuve les fameux « casques blancs syriens », mis à l’honneur à l’époque par Netflix, des « sauveteurs » dont au moins certains étaient des djihadistes financés par l’USAID (une autre agence US), comme le révélait le célèbre journaliste Max Blumenthal dans ces articles (voir ici et ici).

« Les démocraties occidentales n’ont globalement pas répondu à l’appel des révolutionnaires ». Vraiment ? Ainsi, pouvoir affirmer qu’on est « dans une question de droits de l’homme, pas dans une question de c’est l’impérialisme, c’est le système » est vraiment inquiétant. Un pays démocratique est un pays qui peut décider pour lui-même, sans ingérence, sans instrumentalisation. Ça paraît pourtant assez clair.

Conclusions

Je m’arrête ici de cette analyse déjà beaucoup plus longue que souhaité. Que retenir en quelques mots ?

  1. Chercher « un·e initiateur·rice » au complotisme n’a aucun sens ; on ne peut trouver de source unique à un phénomène qui dit une chose et son contraire
  2. Le terme de « complotisme » en tant que concept ne faisant référence qu’à « un certain type de récit » est non-pertinent puisqu’il ne permet pas de discriminer entre des discours fantaisistes et une analyse matérielle du monde
  3. Reprocher le « confusionnisme » des complotistes en le pratiquant avec ardeur soi-même est contradictoire et ne peut que polariser les débats
  4. Une perspective « discursive » du monde (« idéaliste » auraient dit Marx et Engels) fait courir le risque  de nier la réalité matérielle « hors discours », notamment, dans le cas qui nous occupe, les nombreuses guerres, les crimes, les exactions dont l’Occident s’est rendu coupable depuis la fin de la seconde guerre mondiale
  5. Voir le monde en termes binaires « les démocrates » contre les « soutiens aux dictatures » est une insulte à la complexité historique du monde, aux enjeux, aux forces en présence et, au final, à la recherche de vérité
  6. La démocratie exige le doute rigoureux et non la confiance aveugle. L’esprit critique ne se réalise pas dans la soumission à l’autorité, quelle qu’elle soit, d’où qu’elle vienne
  7. L’Occident, et les USA avant tout, a massivement préparé et soutenu les révoltes dites du « printemps » arabe ; ces dernières ont été instrumentalisées, sans que cela ne dise quoi que ce soit de la légitimité desdites révoltes.

J’attends avec effroi le troisième volet. Bien entendu, je reste ouvert à tout débat contradictoire. Jusqu’ici, cet appel n’a pas été entendu.

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Ce que le film Après Demain ne vous a (toujours) pas dit

Podcast audio :

Article aussi publié par Investig’action et par le site Le Grand soir.

Si le film Demain a été un tel succès et qu’il a touché tant la société civile que les décideurs politiques et le monde marchand, pourquoi les résultats sont-ils aussi minces ? Désolé, le film Après Demain ne vous apportera pas de réponse, même s’il est obligé de faire un constat d’échec du bout des lèvres. Pire : le nouveau documentaire de Cyril Dion, accompagné cette fois par la journaliste environnementale Laure Noualhat, est confus, trompeur et très intéressé. Ils y confirment l’indigence de leur analyse économique et politique, mais aussi l’incapacité à se défaire de leurs œillères. La caution « autocritique » qu’aurait dû apporter Noualhat fait un « flop » qu’on ne saurait attribuer qu’à l’ (auto)censure ou à l’ignorance. Essayons de comprendre.

Je ne vais pas faire traîner un scoop qui n’existe pas. Lorsque j’ai écrit ma première critique sur le film Demain – un article abondamment relayé et je vous en remercie ! – j’ai très précisément expliqué l’erreur originelle de Cyril Dion et Mélanie Laurent : le fait d’occulter l’acteur le plus important de la société capitaliste, c’est-à-dire le capitaliste lui-même ! Et je vous le donne en mille, qui est à nouveau absent de ce second opus ? Bingo, le capitaliste ! Comme si le changement climatique pouvait se résoudre sans rapport de force, sans luttes et qu’il n’y avait pas, à la base de l’inaction politique, des intérêts complètement opposés.

apres_demain

Les « lobbies et multinationales » ne sont évoqués dans le film qu’une seule fois et ils sont considérés comme les causes des dérèglements et non comme les conséquences du mode de production spécifique qu’est le capitalisme. Le problème ? Nous pousser à croire qu’il suffirait de réguler ces derniers pour que tout aille mieux. D’autre part, la seule fois que le terme « capitalisme » est prononcé, c’est pour en blâmer la version « triomphante », un peu comme lorsque Edwy Plenel nous assure que le capitalisme n’est pas « spontanément » démocratique. Il suffirait de lui forcer la main, quoi… On est là dans le vocabulaire des « excès » du capitalisme qu’il faudrait juguler et dans le refus de considérer qu’un capitalisme « sans excès » n’est tout simplement pas possible.

L’article qui suit est structuré de la façon suivante : je montre que Dion et Noualhat nient la dimension systémique du capitalisme, qu’ils occultent les victoires des capitalistes, qu’ils font croire que les capitalistes font partie de la solution et non pas du problème et, enfin, qu’ils souscrivent à la dangereuse idéologie du volontarisme, mettant tout le poids de la responsabilité sur les individus. Enfin, je reviens sur trois points essentiels à la critique : la question de la rentabilité économique des « solutions » qu’ils proposent, leur faisabilité réelle ou fantasmée et, enfin, le danger d’une approche psychologisante.

Premier point donc, Cyril Dion et Laure Noualhat ignorent (ou feignent d’ignorer) qu’en régime de propriété privée, les acteurs économiques sont en concurrence. Pour survivre, c’est-à-dire ne pas tomber en faillite ou être rachetés, ils n’ont d’autres choix que vendre plus et diminuer leurs coûts. Deux aspects inconciliables avec le respect de l’environnement et le respect des travailleurs. J’ai détaillé précisément ces mécanismes dans une série d’articles sous forme de dialogues sur le Blog du radis.

Il est important de noter ici que même un producteur « local » de fruits et légumes est soumis aux mêmes règles : la proximité d’une grande enseigne de distribution à côté de chez lui le place de facto en situation de concurrence. Personne ne peut se soustraire à ces lois, quelle que soit la forme juridique adoptée, coopératives comprises. Or, à ce jeu, ce sont toujours les économies d’échelle qui gagnent, autrement dit les gros acteurs économiques. Les « petits pas » font marcher ceux qui peuvent se le permettre, les « gilets jaunes » continueront à aller chez Aldi. Non par choix mais par nécessité.

Si on veut changer ce principe, il faut en changer les règles fondamentales, celles du capitalisme. Après Demain reconnaît que les seules initiatives qui durent dans le temps sont celles qui ont pu intégrer des élus locaux. Bien sûr, puisqu’il y a là l’amorce d’une modification structurelle. Mais comme les élus locaux sont bien peu de choses au regard des grandes enseignes et des grandes industries, il faudrait pouvoir convaincre les élus nationaux, les parlementaires européens, voire toucher l’échelle mondiale. Là où les décisions se prennent vraiment…c’est-à-dire là où les lobbies sont sur le terrain depuis le départ ! La récente campagne « l’affaire du siècle » exprime – enfin !- publiquement que les petits pas ne peuvent suffire, mais elle fait preuve de naïveté en ne mettant pas en cause le système dans ses structures.

Second point, Après Demain continue d’affirmer quant à lui que les fameux « petits pas » peuvent, de proche en proche, changer le monde, comme si, entre-temps, les capitalistes regardaient le nouveau monde advenir sans broncher. C’est évidemment complètement faux. Il ne sera pas nécessaire de lister de façon exhaustive, depuis la diffusion de Demain, les preuves de l’inaction environnementale – une inaction qui, dans un contexte de réchauffement, correspond à une régression puisqu’elle ne suppose pas le statu quo. Il ne sera pas non plus nécessaire de lister les régressions pures et simples. Pour autant, rappelons quand même quelques faits marquants.

D’abord la prolongation pour cinq ans de l’autorisation du glyphosate dans l’Union européenne, ensuite la signature du CETA (on sait qu’en favorisant le commerce, on augmente la pollution) et enfin l’autorisation donnée par Macron pour le forage par Total en Guyane avec des conséquences environnementales désastreuses. Le New York Times a listé pas moins de 78 lois fédérales contre le climat décidées par l’administration Trump. En France, la nouvelle loi de finance allège le barème pour les véhicules les plus polluants, alors que nous savons les marchés incapables d’anticiper sur le long terme en ce qui concerne le prix du baril (aucune chance qu’il explose pour cause de rareté). Les Britanniques autorisent à nouveau l’exploitation du gaz de schiste, cette année a une nouvelle fois battu un record dans la production et la consommation de pétrole et la consommation de pesticides a encore augmenté en 2017 en France. On sait par ailleurs que Lafarge, GDF-Suez et leurs petits copains financent les sénateurs climato-sceptiques outre-Atlantique, et grâce à la London School of Economics, il est possible d’avoir une vue sur tous les litiges concernant les lois touchant au changement climatique dans le monde… Tout ça ne concerne que les derniers mois ou années. Vive les petits pas pour changer le monde !

En réalité, il y a un abîme séparant l’augmentation réelle de la conscience du changement climatique chez les citoyens du monde, et l’absence de décisions réelles, influentes. Et pour cause ! Les décisions nécessaires, comme je le répète inlassablement, obligeraient à revoir l’ensemble du système de production capitaliste. Comme ceux qui font les lois sont aussi ceux qui en profitent, aucune chance que cela change.

Troisième point, et non des moindres. Après Demain essaie même de nous faire croire que les acteurs économiques capitalistes font partie de la solution et pas du problème ! Ils parlent de « changer les entreprises de l’intérieur » et donnent une véritable tribune à Emmanuel Faber, PDG de Danone. Dans un émouvant (sarcasme) extrait de discours, celui-ci avance sans sourciller que leur objectif est de « servir la souveraineté alimentaire des populations ». Heu, en fait, non. Le but de Danone est de faire du profit. Pas de répondre exactement à une demande. Sinon, on ne jetterait pas autant de bouffe, on ne nous droguerait pas au sucre, etc. Selon le film pourtant, même les grosses multinationales comme Danone peuvent devenir « responsables », au sens écologique et social du terme. Danone sera (au futur, quand même) labellisé Bcorp en 2020 et sa filiale US l’est déjà. Alors, preuve que j’exagère ?

Moi, c’est le genre d’info qui m’interpelle, et du coup je vais voir de plus près. B Corporation est un organisme privé de certification. Pour être certifié, il faut rencontrer une série de critères sociaux et environnementaux. D’accord, mais lesquels ? C’est là que ça se complique, parce que selon la taille de votre entreprise et votre secteur d’activité, les exigences seront différentes. Une espèce de certification à la carte, dont le processus est éminemment opaque et le résultat par conséquent impossible à juger. De plus, le label s’obtient sur base de ce que vous déclarez et personne a priori ne viendra vérifier. Enfin, on sait que la plupart des grandes multinationales ont d’innombrables filiales et travaillent avec des fournisseurs qui, eux, ne sont pas susceptibles d’être certifiés. Facile du coup de rejeter la responsabilité au cas où un scandale devait éclater. J’appelle ça de l’enfumage…

Quatrième point, le documentaire Après Demain joue la carte de la culpabilisation des individus. La parole est donnée à Anne Hidalgo, maire de Paris, et Nicolas Hulot, ancien ministre de la transition écologique, lequel affirme qu’il n’y a pas non plus « un million de gens qui descendent dans la rue pour demander de manger bio ». Alors qu’évidemment, quand il s’agit du foot, tout le monde est sur les Champs-Élysées ! Que dire ? D’abord que c’est faux. La marche pour le climat à Bruxelles le 2 décembre 2018 a réuni 75000 personnes. Le chiffre est à peine croyable pour la petite capitale belge. Résultat ? Deux jours plus tard, à la Cop24, le premier ministre belge Charles Michel se faisait remplacer par la ministre du développement durable Marie-Christine Marghem laquelle y rejetait deux directives pour le climat.

Les individus, eux, se mobilisent. C’est au niveau institutionnel, et donc structurel, que ça coince, comme expliqué plus haut. Mais il n’empêche que c’est une habitude : si le changement climatique n’est pas combattu à sa juste valeur, c’est la faute aux gens qui n’en font pas assez, comme l’expliquait sans rire Élise Lucet au JTerre de quelques joyeux Youtubeurs. On est dans la veine du discours volontariste voulant que le chômeur porte la responsabilité de ne pas avoir de travail, que le bonheur dépend de son développement personnel ou qu’il appartient à chacun de faire attention à ses données personnelles.

Ce n’est pas tout. Comme je l’expliquais déjà dans mon article sur le film Demain, l’immense hypocrisie de Cyril Dion est de faire croire que, parce que des alternatives existent, elles seraient accessibles à tous. Or, il est maintenant évident qu’acheter équitable, bio, respectueux des animaux et des personnes, c’est payer plus cher. Par exemple, Après Demain évoque une école Montessori. Magnifique, d’autant qu’on y paie en proportion de ses revenus…c’est-à-dire entre 150 et 400€/mois, soit entre 10 et 28 fois plus cher qu’une année de licence à la fac! Et de passer vite à autre chose comme si c’était normal, comme si le premier « gilet jaune » venu pouvait se le payer.

Le film évoque aussi des potagers sur des toits plats de bâtiments de la Poste. Le PDG, Philippe Wahl, y est tout sourire mais tout le monde « oublie » de nous dire que les postiers motivés sont bénévoles et que la responsabilité leur revient de tout mettre en place et de gérer. On n’appelle pas ça du travail gratuit ?

D’autant qu’il n’est pas étonnant que Cyril Dion et Laure Noualhat se focalisent tant sur la nourriture, le secteur où il est le plus facile de « penser local ». Alors on est obligé de faire des petits arrangements avec la vérité, mine de rien, pour les autres secteurs économiques. Par exemple en ce qui concerne l’énergie éolienne. Bien sûr, on passe sous silence le coût environnemental de leur fabrication et de leur acheminement, mais surtout on s’efforce de taire que jamais l’éolien ne pourra satisfaire nos besoins énergétiques actuels, comme le répète régulièrement Jean-Marc Jancovici. Sinon, il faudrait remettre en question le principe même de croissance, consubstantiel au capitalisme.

Grâce à Arrêts sur images, on découvre d’autres éléments bien nauséabonds. Ainsi, les mérites d’Enercoop, une coopérative de production d’électricité verte, sont vantés dans le docu…mais sans dire qu’elle est partenaire de Kaizen, une revue fondée par Cyril Dion himself. Le conflit d’intérêts ne s’arrête pas là puisque Pocheco, une entreprise dont la publicité est faite dans Demain mais aussi dans Après Demain, est un actionnaire important de la même revue ! L’histoire de cette dernière entreprise est d’ailleurs un cas d’école. En effet, depuis la diffusion du film Demain, Emmanuel Druon, le directeur prônant un « management alternatif », est rattrapé par des accusations lui reprochant d’être harcelant et tyrannique. Entre-temps, le marché du papier s’est écroulé, la boîte n’était plus rentable, elle a licencié en masse et a effectué un glissement de l’industrie vers la consultance, pour donner des conseils à L’Oréal et à…Danone ! Chassez la rentabilité financière par la porte, elle reviendra par la fenêtre.

Et puisqu’il faut bien remplacer par quelque chose les considérations matérielles concrètes qu’il est trop difficile de tordre à son avantage, Dion et Noualhat s’embarquent dans des considérations psychologisantes. Peu importe la vérité, tant qu’on raconte une belle histoire qui donne envie d’y croire (sic). What ? Au chapitre des belles histoires racontées par de beaux conteurs, on aura au moins cette fois échappé à Pierre Rabhi (qui avait lui aussi reçu Emmanuel Faber, PDG de Danone…). Pourtant, Cyril Dion, qui aime placer ses amis comme on vient de le voir, avait cofondé avec Rabhi le mouvement des Colibris. Faut croire qu’ils ont été tous deux légèrement échaudés par le dossier que Jean-Baptiste Malet a consacré au « paysan » dans l’édition d’août 2018 du Monde diplomatique.

Qu’importe, les premières « stars » venues feront l’affaire, comme l’écrivain à succès Harari, recommandé par Zuckerberg, Obama et Gates. On comprendra qu’il ne représente pas un gros risque pour le capitalisme. On retrouve une énième fois Rob Hopkins, grand prêtre du mouvement dit de la Transition, qui continue de faire semblant de croire à une « révolution tout en douceur » en dépit de l’évidence (argumentée) et Nicolas Hulot qui, au moment du tournage n’avait pas encore démissionné. Oui, ça la fout mal au moment de la diffusion, on perd un peu de son pouvoir de persuasion quand on a reconnu entre-temps sa plus parfaite impuissance, même avec le pouvoir qui était le sien. Last but not least, la parole est donnée à plusieurs reprises à Muhammad Yunus, le « banquier des pauvres » qui avait reçu le prix Nobel de la paix en 2006. Son credo ? Le business au service de la résolution des problèmes… Sauf que le microcrédit ne sort personne de la misère, qu’il est inaccessible aux plus pauvres, qu’il masque le rapport de causalité faisant que certains sont obligés d’y souscrire, etc. Bref, on est loin d’une idée révolutionnaire.

Le film Après Demain est une fable bourrée de conflits d’intérêts, d’inexactitudes, de faux enthousiasme et d’ignorance politico-économique. Cyril Dion et sa comparse faussement critique Laure Noualhat ont même le culot de terminer par un extrait du discours de Martin Luther King pour montrer la puissance des histoires, la force des rêves. Au même titre que Jean-Baptiste Malet a révélé que, dans la légende du colibri relayée abondamment par Rabhi, le petit oiseau finalement meurt d’épuisement, nous devrions peut-être rappeler à Cyril Dion que Luther King a été assassiné et que le racisme envers les afro-américains est toujours féroce. Permettez-moi d’avoir des rêves plus positifs…pour après Après Demain.


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Sur le même sujet, lire aussi :
Ma critique du film « Demain »,
Un dialogue sur les choix à poser entre autonomisme, réformisme et révolution.

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Analyses, Réactions

Trois questions à Edwy Plenel

Ce lundi 17 décembre 2018, pour la première conférence de son cycle baptisé « Warm up », la section Presse-information de l’IHECS (Institut des hautes études des communications sociales) recevait Edwy Plenel, fondateur et président de Mediapart. L’occasion pour Le blog du radis de mieux cerner Mediapart.

Ancien directeur du journal le Monde, Edwy Plenel peut s’enorgueillir d’un bilan exceptionnel comme journaliste et comme chef d’entreprise. D’un point de vue journalistique d’abord, Mediapart est reconnu pour avoir révélé de grandes affaires : du scandale des caisses d’épargne à l’affaire Karachi, de Cahuzac à l’affaire libyenne. D’un point de vue commercial également, sa réussite est totale car dans un environnement hostile où Internet ne semblait viable que dans la gratuité, Mediapart a fait le choix payant…d’être payant. Et ainsi garantir, a priori, son indépendance.

EmmanuelPlenel

Votre serviteur pose ses questions à Edwy Plenel qui a bon dos!

Mediapart selon Plenel

Prenant directement ses distances avec son passé trotskyste, Plenel introduit sa prise de parole en rappelant qu’il ne décrit pas Mediapart comme un journal de gauche. Il ne s’agit pas tant de critiquer la dualité gauche-droite que d’en extraire le journaliste qui serait au-dessus/à côté de cette dualité. Il définit plutôt son journal comme prenant radicalement au sérieux l’idéal démocratique qu’il comprend comme étant un idéal d’égalité. Que la valeur « d’égalité » soit au cœur même d’une politique dite « de gauche » n’aura échappé à personne, mais ce ne sera ni la première ni la dernière contradiction de Plenel ce jour-là.

L’intérêt essentiel de sa conférence pour les étudiants aura été de remettre l’investigation au centre de la motivation journalistique tout en rappelant que le droit de savoir est un enjeu essentiel en démocratie. Ça ne mange pas de pain mais à une époque où on leur parle surtout de contrats précaires, de polyvalence non spécialisée, de formats courts, etc., je suppose qu’entendre ce discours est crucial pour eux.

Ce qui étonne plus est son corporatisme. Ainsi, ce n’est pas tant qu’il y aurait des journalistes défendant des idées (voire des intérêts) différentes et s’insérant, de ce fait, dans des groupes sociaux distincts qu’un groupe social distinct des autres qui serait celui des journalistes ! Vraiment ? Pourtant, les journalistes ne partagent pas tous les mêmes valeurs et le seul point commun d’être « journaliste », en soi, ne dit pas grand-chose. Sauf que, comme nous le verrons, Plenel (ab)use de ce tenu pour acquis afin de justifier une absence de positionnement clair. Mon propos est qu’entretenir cette confusion lui permet, justement, d’aller dans le sens du vent, voire de pratiquer l’enfumage intensif.

Positionnement politique et éthique de Mediapart

J’ai donc adressé à Edwy Plenel trois questions visant à lui donner la possibilité de clarifier son positionnement politique et éthique.

1) « Vous avez précisé en début de conférence que Mediapart n’était pas un journal de gauche, mais un journal qui défendait la démocratie et donc l’égalité. Or, le capitalisme produit nécessairement des inégalités. Êtes-vous donc un journal anticapitaliste ? »

La réponse de Plenel est un exemple type de la langue de bois. Il commence en disant : « bien sûr que le capitalisme n’est pas spontanément démocratique ». L’adverbe « spontanément » est très important car il suppose qu’en forçant un peu, le capitalisme pourrait bien le devenir. Tout en donnant l’impression d’une critique contre le capitalisme, il affirme ici en fait une position socio-démocrate classique.

Il poursuit en déclarant que le capitalisme n’est qu’une « forme donnée d’économie de marché qui lui précédait. » Il s’agit ici d’un argument par dissociation, comme le soulignait Perelman dans son Empire rhétorique : l’idée est de distinguer économie de marché (qui serait bonne) du capitalisme (qui en serait une version avariée). Il va de soi que je récuse personnellement une telle distinction : dès l’instant où des marchandises s’échangent librement dans un système de propriété privée, la concurrence apparaît inéluctablement et, avec elle, le cortège d’inégalités que nous connaissons. Plenel réaffirme donc, une nouvelle fois, sa pensée socio-démocrate réformiste.

D’ailleurs, cette position se précise lorsqu’il affirme qu’à Mediapart ils critiquent beaucoup le « libéralisme économique, le néolibéralisme, l’ultralibéralisme. […] c’est-à-dire un libéralisme qui a perdu sa moitié […] politique ». Il ajoute que « nous avons des pouvoirs ultra-capitalistes, ultra-autoritaires. » Comprenez bien que le problème, ce sont en fait les préfixes : ultra-, néo-. Sans cela, le capitalisme, ça n’est pas si mal… D’autre part, prôner le libéralisme politique, c’est vanter les mérites de l’individu sur le collectif. Ce qui est un choix tout à fait respectable, mais relève d’un positionnement fort qui, à mon sens, entre clairement en contradiction avec l’idéal d’égalité proclamé plus avant.

Il termine enfin sa réponse par une envolée lyrique contre Trump, Bolsonaro, la Chine, Poutine, etc. en mettant l’ensemble dans un même sac et en rappelant que l’ennemi de tous ces gens était le journaliste – sans distinction. Retour d’un corporatisme aveugle. Fait intéressant, ses derniers mots vont à l’égalité, une nouvelle fois, qui ne doit, je cite, « pas seulement [être] sociale » mais qui doit être une réponse « à toutes les discriminations, de genre, de sexe » dont l’égalité dans la « création ». L’idéal d’égalité via la focalisation sur les discriminations, c’est la gauche Hollande, celle qui permet de passer pour un progressiste sur les questions de société en menant une politique de droite sur le plan économique. D’ailleurs, quelle est cette égalité de créer ? Qu’est-ce donc ça ? Ne dit-on pas liberté de créer plutôt ? Voire même liberté d’entreprendre ?

2) Ma deuxième question à Plenel portait sur les rapports qu’entretient Mediapart avec le pouvoir judiciaire : « Est-il arrivé qu’un magistrat vous donne un filon pour que vous puissiez investiguer et que, grâce à votre enquête, il puisse se saisir de l’affaire ? Ce qui fait craindre un risque d’instrumentalisation du journal. »

Plenel comprend que la question est sensible. D’abord, la réponse fuse, directe, sans ambages : « Non. Ça ne s’est jamais passé. » Dont acte. J’ai des sources qui disent le contraire mais, comme tout ça est invérifiable, partons du principe qu’il ne ment pas. Toutefois, comme il sent que la réponse risque d’être trop courte, il s’embarque ensuite dans un plaidoyer à sa propre gloire, rappelant qu’à Mediapart, ils « follow the money » (sic) et qu’ils ont révélé de nombreux scandales financiers. Ce qui est très noble et tout à fait exact…mais n’a rien à voir avec la question posée. Il plaide ensuite pour un journalisme d’alerte, avec son propre agenda voir ce que les magistrats ne voient pas – tout en reconnaissant qu’il est très facile d’avoir de bonnes relations avec le pouvoir judiciaire pour avoir accès aux dossiers. Lequel, effectivement, se saisit des affaires ensuite, « mais sans avoir eu de filon avant ». Bon.

3) Ma troisième question portait justement sur le lanceur d’alerte, Julian Assange. « Assange est en train de crever à l’ambassade d’Équateur. À quel genre de compromission vous êtes-vous plié pour ne pas avoir à subir le même traitement ? » Il y a une pointe de provocation dans ma question, mais est-ce exagéré quand on sait la relative mansuétude dont il a fait preuve lors de son interview du Président Macron en compagnie de Jean-Jacques Bourdin ? Plenel était resté strictement dans les limites imposées par le genre : un zeste d’irrévérence pour ne pas passer pour un collabo (un petit mot à l’égard de la réception par Macron du Prince d’Arabie saoudite, le mot « répression » lâché quant à Notre-Dame des Landes) mais rien qui puisse remettre structurellement en cause le système économique défendu par Jupiter.

La réponse de Plenel à ma question est en deux temps. D’abord, il rappelle « [qu’] Assange, comme Snowden et Manning resteront trois héros malheureux de cette aire potentiellement démocratique et aujourd’hui régressive ». À propos d’Assange, il dit qu’« évidemment », on lui a fait « payer le prix fort ». Si c’est d’une telle évidence, pourquoi lui, Plenel, n’a-t-il payé le prix fort de rien ? Dans un deuxième temps, il se fend d’une saillie anti-Wikileaks qui aurait diffusé des « matériaux bruts non travaillés, dont on sait maintenant qu’ils auraient été en partie fournis par la Russie. » Faudra m’expliquer en quoi le fait que des matériaux soient diffusés par la Russie est un problème tant que ces informations sont vraies et vérifiées… À moins que l’on suppose que Wikileaks soit « à la solde » d’un pays qui est le seul à avoir accordé l’asile à Snowden ?

Si Plenel « touche du bois » quant « à mon souhait qu’il soit un jour mis en résidence, interné ou emprisonné » (sic – mais on dira que c’est une réponse provocante à une question provocante !), la question est en substance la suivante : est-il possible, sans censure ni autocensure, de tout dire, même à Mediapart ? Il me semble que si Mediapart peut « tout dire », c’est parce que ce que Mediapart veut dire n’est en réalité pas très dérangeant.

Fake news, objectivité, réalité, vérité

Au-delà du positionnement politique de Plenel dont on a compris qu’il était socio-démocrate, c’est-à-dire relevant d’un capitalisme réformiste, il est intéressant de se pencher sur sa façon de voir le journalisme.

Considérons d’abord ce que j’ai appelé au début de cet article son corporatisme. Pour Plenel, le journalisme est un métier, lequel suppose des compétences qui ne sont pas à la portée du premier venu. Ainsi, il ne croit pas au « journalisme citoyen » et dresse une barrière entre « amateurs » et « professionnels ». C’est le même principe qui sous-tend le site du Monde Les décodeurs et leur Decodex : comme le citoyen lambda n’est pas capable de se faire son propre jugement, des professionnels seront là pour lui dire ce qui est bon ou pas et ce qui est vrai ou faux. Le journaliste est là pour prêcher la bonne parole, pour lui apporter, comme dirait la campagne belge anti-fake news, une information « d’origine contrôlée ».

Je suis férocement opposé à une telle conception. La guerre en Libye, les armes de destruction massive en Irak, le charnier de Timisoara ou, encore hier, les images falsifiées de France 3 sur les « gilets jaunes », c’est ça, l’origine contrôlée? Et si, à la place de lire la presse « contrôlée pour vous », vous commenciez à contrôler vous-même la presse, quelle qu’elle soit? Exercer son esprit et ses compétences critiques, n’est-ce pas comme ça qu’on est garant de la démocratie?

C’est le propos que j’ai toujours défendu, notamment à travers cet article, une introduction à la critique des sources et une déconstruction d’un exemple parmi d’autres des « fake news » du quotidien, colportées par la presse mainstream autant que par les presses alternatives. Pour moi, l’information n’est PAS un pré carré! Nous dire ce qu’on doit penser, ce n’est pas émanciper, c’est soumettre! L’enjeu démocratique est moins dans un journalisme « univoquement professionnel » que dans la capacité de chaque citoyen à pouvoir lui-même déconstruire les messages éventuellement contradictoires qui lui sont adressés. D’ailleurs, l’information n’est pas le seul fait des journalistes : elle provient également du monde académique, du monde associatif, des intellectuels, du monde politique, etc.

Enfin, à travers sa conférence, Plenel a partagé sa vision sur la nature des faits. Il reprend à son compte le vocable des « fake news » et le rôle des journalistes pour lutter contre ces derniers. Qu’implique la notion de fake news ? Qu’il y a des faits et que, en tant que tels, il serait possible d’en dire une vérité. Or, si la nature des faits est indiscutable (« il se passe des choses », c’est la réalité), la seule évocation de ces faits est déjà de l’ordre du discours (donc de la mise en correspondance située entre ce qui est dit et ce qui est réel, c’est-à-dire la vérité). De ce point de vue, la distinction entre éditorial, articles d’investigation, brèves, etc. relève plus d’une stratégie de mise en visibilité plus ou moins grande de l’opinion de l’auteur qui s’appuie sur des cadres théoriques rigoureux ou, au contraire, sur des clichés éhontés.

Conclusions

Edwy Plenel et, avec lui, Mediapart, défend un journalisme corporatiste, ancré dans une tradition socio-réformiste du capitalisme. Il excelle dans l’investigation et la publicité de scandales qui sont toutefois toujours présentés comme des effets conjoncturels, des dysfonctions d’un système qui, par nature, pourrait ne pas être mauvais.

Mediapart est à la presse écrite ce que Cash investigation est au reportage télévisuel : sous couvert d’être les chiens de garde de la démocratie, ils laissent penser, en creux, qu’il n’y a pas de causes structurelles aux déviances qu’ils se font un point d’honneur à dénoncer. D’ailleurs, Élise Lucet ne disait-elle pas auprès de cette bande de joyeux Youtubeurs du JTerre qu’elle était convaincue que « les entreprises sont sensibles aux modes de pression » et que, sous pression, elles changeront ? Comme si ces mêmes entreprises avaient tout le loisir d’être éthiques et que leur ignominie était un choix.

 

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Le PTB, la citrouille qui fait peur ?

Article également paru dans la Libre Belgique du 14 novembre 2018.

Bouh ! Halloween est pourtant derrière nous, mais les thuriféraires de la doxa économique persistent à utiliser la gauche…pour faire peur. Le problème ? La carte blanche rédigée par Corentin de Salle et Mikaël Petitjean dans la Libre du 8 novembre 2018 repose sur un sophisme dit de « l’homme de paille ». Cet argument consiste à présenter erronément la position de son contradicteur pour le décrédibiliser ensuite sur la base-même des erreurs volontairement introduites. Subtil et dévastateur.

pumpkin

Une citrouille bien rouge qui fait peur!

Quel est ce fameux argument fallacieux ? Celui de faire croire que les mesures prônées par un parti de la gauche dite « radicale » sont possibles en demeurant dans le système capitaliste actuel. Or, précisément, la gauche « radicale » s’emploie à démontrer que, structurellement, le système capitaliste ne peut faire autrement que produire les inégalités qu’elle dénonce. Discuter de tel ou tel coût de l’une ou l’autre « mesure » est vain si l’on reste dans ledit système. Exemple : la semaine de quatre jours n’a effectivement aucun sens si les entreprises n’ont d’autre choix que d’être en compétition pour leur survie… Et, en effet, le cadre européen étant capitaliste, il est peu probable de sortir de ce système économique tout en restant dans les institutions européennes. C’est d’une telle évidence qu’il est surprenant de devoir le préciser.

En réalité, les mesures de la gauche « radicale » essentielles s’opposent à la nature du système capitaliste : la propriété privée et, par voie de conséquence, le système concurrentiel. Les exigences du Conseil National de la Résistance l’exprimaient bien : nationalisation des secteurs économiques répondant aux besoins premiers, fin des monopoles, planification, autonomie nationale – pour prendre les plus importantes qui ont aussi été historiquement celles les moins appliquées. Ainsi, ce que les deux auteurs présentent ironiquement comme une conséquence « fatale », tellement angoissante et dommageable que sa seule énonciation suffirait à la discréditer, est en réalité un prérequis indispensable à une politique de gauche : la collectivisation des grands moyens de production, la fin de la croissance économique pour elle-même, la redistribution des richesses produites, la fin du vol de la plus-value, etc.

On comprend alors que l’exercice de « politique-fiction » de M. de Salle et de M. Petitjean relève soit de la mauvaise foi, soit de l’ignorance. Ce n’est pas une excuse : si le capitalisme est un système économique dont la mécanique produit nécessairement des inégalités, sa longévité s’appuie sur des idéologues qui en font la publicité en dépit des innombrables preuves de son caractère criminel – qu’il s’agisse des victimes humaines ou de l’environnement.

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Analyses

Comprendre les fusions d’entreprise (partie 5)

Pour la partie 1, voir ici
Pour la partie 2, voir ici
Pour la partie 3, voir ici
Pour la partie 4, voir ici

  • Et les États là-dedans ? Je veux dire : on a quand même du pouvoir comme citoyen ! C’est un peu notre responsabilité si on élit des gens qui agissent contre nos intérêts.
  • Il suffirait d’élire des gens « biens » ? Des politiques qui « tiendraient leur parole » ?
  • Mais oui ! Ce n’est pas si bête quand même…
  • Ou alors, ils ne peuvent tout simplement pas tenir parole. Regarde, Nicolas Hulot a fini par démissionner…

GM

General Motors

  • Oui, enfin, un ministre de l’écologie qui avait neuf voitures, bonjour l’intégrité quand même !
  • N’empêche. Il aurait pu continuer à être ministre. Or, même lui, avec le peu d’exigence qu’il avait de lui-même a fini par avaler trop de couleuvres !
  • Comment peut-on l’expliquer ?
  • Comme pour les patrons de l’industrie ou de la finance : l’absence de choix.
  • Je ne comprends pas.
  • Pour des tas de raisons, politiques et hommes d’affaires partagent les mêmes intérêts. Certains passent d’un milieu à un autre indifféremment, comme Barroso ex-Président de la Commission européenne passé chez Goldman Sachs. On appelle ça les « revolving doors ». Soit parce que comme ils se fréquentent sans cesse, ils deviennent amis. Voire même ils ont fait leurs études ensemble, ils appartiennent au même milieu socio-économique et socio-culturel.
  • Ok, mais ça ne fait pas tout…
  • C’est déjà beaucoup. Ils se fréquentent lors de repas d’affaires, au dîner du Siècle, au Bilderberg, dans la franc-maçonnerie, dans les divers dîners où on retrouve des politiques, des hommes d’affaires, des journalistes, etc.
  • Tu verses dans le complot là, non ? Tu vas bientôt me parler des Juifs ?
  • Mais non, pas du tout. Dans tous les milieux, il y a ce genre de rassemblement. Compare ça à la pétanque du dimanche midi sur la place du village ! Sauf que là, la différence, c’est qu’ils ont beaucoup plus de pouvoir. Et ils s’arrangent donc collectivement pour le conserver.
  • Je ne sais pas. Cette explication presque psychologisante me dérange un peu. Il doit bien y avoir des raisons plus…rationnelles.
  • Assurer ses intérêts présents et futurs est très rationnel. C’est le principe même du lobbyisme. Cela dit, tu as raison. Il y a des mécanismes purement économiques.
  • Que veux-tu dire ?
  • La plupart croit vraiment dans le dogme du libéralisme économique voulant que l’entrepreneuriat privé crée de l’emploi et que, par ruissellement, l’ensemble de la société en profitera. Les yeux fixés sur le PIB, qui ne s’intéresse qu’à la création de richesses et non à sa distribution, ils pensent qu’une augmentation de la production profite nécessairement à tout le monde.
  • Et donc ils favorisent les cadeaux économiques, comme les diminutions de taxes aux grandes entreprises, en pensant que de ce fait ils font d’une pierre deux coups ?
  • Voilà, on peut dire ça. Mais évidemment, on a tendance à croire avant tout à ce qui nous arrange.
  • Sauf que les grandes entreprises, corsetées par l’obligation de profit, elles n’en profitent pas pour engager des gens mais pour gagner en compétitivité.
  • Et comprends bien que comme on l’a dit plusieurs fois, c’est très sensé ! L’entreprise en question gagne alors la guerre économique, mais pour un temps très limité seulement, puisque très vite, les autres pays se calquent sur ces nouvelles normes et c’est la collectivité qui paie le prix fort.
  • Dis, c’est quoi la différence entre la productivité et la compétitivité en fait ?
  • La productivité, c’est arriver à faire plus avec moins. Produire plus de voitures avec moins d’ouvriers par exemple.
  • Et la compétitivité ?
  • C’est arriver à être « plus productif » que les autres !
  • Comme c’est relatif, c’est un jeu qui ne s’arrête jamais du coup…
  • En effet.
  • Et donc, aucun politique ne peut sortir de ce jeu-là ?
  • Tant qu’on reste dans le jeu capitaliste, non. Du coup, les gens croient de moins en moins à la politique. De moins en moins dans un pays qui serait géré par les pouvoirs publics.
  • Tu veux dire que ça participe à la croyance que seul le privé est capable de bonne gestion et qu’il faudrait donc qu’un pays soit géré comme une entreprise ? C’est complètement paradoxal.
  • Tout à fait. Et c’est exactement sur ce mythe-là qu’un Emmanuel Macron a été élu. Peu importe au final que cette vision puisse contribuer au problème plutôt qu’à la solution…c’est de l’ordre de la pensée magique.
  • Je vois. Au moins l’État est capable de prendre les bonnes décisions, au plus on considère que diminuer son pouvoir est la solution. Alors que c’est le problème.
  • Et tout ça est très cohérent avec un monde individualiste où il faut « performer ». Les notions de « collectif » nous passent complètement au-dessus aujourd’hui. Je voyais la une du Monde récemment sur le climat. Individuellement, les gens ne s’en foutent pas mais, collectivement, personne ne se bouge. Même pas moi.
  • Je suppose que les gens se sentent impuissants. Les décisions difficiles doivent être prises en amont, par le pouvoir politique.
  • …dont on vient de dire qu’il n’en avait plus les moyens !
  • Pourtant, c’est comme ça que fonctionne la démocratie ! Tu ne voudrais quand même pas d’une dictature !
  • Les dictatures s’accommodent très bien d’une pensée capitaliste. À ton avis, par qui Hitler faisait-il construire ses voitures ?
  • Je ne sais pas…
  • General Motors. Et le contraire est vrai aussi : rien n’indique qu’une société où l’économie serait publique ne puisse être démocratique.
  • Oui, bon, historiquement, tu conviendras que ce n’est pas gagné.
  • De quoi parles-tu ? De Cuba qui subit un embargo scandaleux et terrifiant depuis 1962 par les USA ? De l’URSS qui s’est construite en temps de guerre ? De la Chine de Mao ? Tout ça est vraiment comparable ?
  • Tu ne vas pas défendre Staline ! Et Mao !
  • Ni Reagan, ni Obama, ni Trump, ni l’UE ! Qui sait ce que Lumumba aurait pu faire s’il n’avait été assassiné ? De qui parles-tu ? D’Allende, de Torrijos, d’Arbenz, de Chavez, de Mossadegh, de Zelaya…tous morts. De mort suspecte pour la plupart. Ou renversés par des Coups d’état. Des USA en général. C’est trop facile de jeter l’opprobre sur une théorie politique en pointant le doigt vers une mise en pratique qui, souvent, a été mise en difficulté par ceux-là mêmes qui la critiquent.
  • On appelle ça l’argument de l’homme de paille, non ?
  • Ça y ressemble bien, oui. Puis de toute façon, ces mêmes démocrates qui sont censés nous diriger avec tellement d’éthique s’embarrassent peu des dictatures quand ça les arrange. On parlait des liens entre GM et les Nazis, mais ça vaut encore pour nos dirigeants avec l’Arabie saoudite ou le Qatar.
  • Je n’arrive pas à comprendre l’intérêt qu’ils ont à défendre des pays pareils. On ne partage rien avec eux ! Leurs idées rétrogrades, la lapidation…
  • Mais ce n’est pas la question. La question, c’est le business. L’Arabie saoudite est le deuxième importateur d’armes au monde.
  • Ils en font quoi de ces armes ?
  • Ils font la guerre. Ils financent le terrorisme.
  • Attends, il ne faut pas exagérer non plus. On ne peut quand même pas affirmer qu’il n’y avait pas de guerres avant le capitalisme et que toutes les guerres d’aujourd’hui sont des guerres du capitalisme.
  • C’est une bonne remarque. Je serais curieux de savoir ce que d’autres en pensent. Effectivement, il y a toujours eu des guerres. Chaque système économique a produit ses propres inégalités, ses propres luttes intestines mais aussi ses propres croyances. Les esclaves se sont révoltés, les cerfs ont cherché à avoir plus de droits. La révolte des paysans qui ont tenté de prendre Londres en 1381 a été écrasée…
  • Où veux-tu en venir ?
  • Il faut bien comprendre qu’il y a une évolution dans les rapports de production. D’une certaine façon, si on défend des valeurs d’égalité bien sûr, le servage représente un « mieux » par rapport à l’esclavage. Et le capitalisme est aussi un « mieux » par rapport au servage.
  • Te voilà en train de défendre le capitalisme ?
  • Non, pas du tout. Je montre simplement qu’il ne faut pas être binaire. L’historicité est importante. Il est aussi ridicule d’idéaliser les rapports de production précédents que de penser qu’il n’est pas possible de faire mieux que le capitalisme.
  • Ceux qui disent que le capitalisme est indépassable se trompent à ton avis ?
  • Bien entendu. Dans sa forme impérialiste, celle qu’on vit aujourd’hui, il est même plutôt récent.
  • Impérialiste ? Que veux-tu dire ?
  • On en revient à ta question initiale sur les guerres. Quand des patrons n’arrivent plus à exploiter leur propre main d’œuvre, ils exploitent la main d’œuvre ailleurs. Et les sols avec les matières premières.
  • Oui, et puis quoi ? Les colonies par exemple ?
  • En effet. Mais souviens-toi du principe de compétitivité : tous les acteurs économiques, pour ne pas disparaître avalés par les autres, sont obligés de faire pareil et même de faire plus que les autres. Avec comme conséquence un partage de la planète entre les seules grandes puissances du moment.
  • On peut dire que la conférence de Berlin illustre bien ce que tu dis ?
  • Tout à fait. Et la suite, tu la connais. L’Allemagne, arrivée plus tard dans le jeu colonial, s’est sentie flouée. La Première guerre mondiale, que si peu de gens arrivent à expliquer, n’est jamais qu’une nécessité de renégocier les territoires partagés précédemment.
  • Attends, quoi ? Là, je ne te suis plus.
  • C’est pourtant simple : si vous êtes six, vous divisez le gâteau en six ! Mais imagine qu’un septième arrive et que personne ne veut lui donner un morceau de sa part ?
  • S’il veut être sûr de manger, il se battra pour…
  • Tu as compris le principe des guerres impérialistes.
  • Et tu sous-entends qu’on pourrait appliquer cette grille de lecture à tous les conflits mondiaux ?
  • Si on n’occulte pas toutes les autres raisons, comme l’Histoire des peuples concernés, leurs croyances, leur culture, les conditions météorologiques, etc., oui. La forme que prennent les conflits est contingente mais que le capitalisme soit un mécanisme fondamental des guerres est évident.
  • Olà, évident ? Il faudrait pouvoir le prouver !
  • Comment reconnaît-on une bonne théorie ?
  • Je ne sais pas.
  • À sa capacité d’explication, certes, mais aussi à sa capacité de prédiction, comme le dirait le sociologue Karl E. Weick. Autrement dit, si on est en mesure de prédire les guerres et leurs conséquences grâce à cette théorie, on a de bonne chance de croire que cette théorie est performante.
  • Et c’est le cas ?
  • Oui, ça l’est. Par exemple, seuls les théoriciens qui défendaient ce genre de théories ont pu, dès le départ, prédire que la guerre en Libye serait un fiasco. Ce sont les mêmes qui dénonçaient les mensonges des armes de destruction massive en Irak bien avant que les médias mainstream reconnaissent qu’ils s’étaient fait berner.
  • Mais on dit aussi que cette théorie, pour faire simple disons la perspective marxiste-léniniste, est une mauvaise théorie parce qu’elle serait infalsifiable. Autrement dit, on arriverait toujours à tout expliquer avec cette théorie, une chose et son contraire !
  • Je ne pense pas que ce soit vrai. Je dis la chose suivante : si un gouvernement élu est capable de changer les règles du jeu capitaliste avec des réformes sans subir d’attaques de quelque nature par les autres pays capitalistes et sans le recours à la lutte sociale, je serai d’avis que cette théorie ne tient pas.
  • Donc cette théorie est falsifiable ?
  • Pour moi, oui. Puisqu’on est en mesure d’énoncer une situation fictive qui la rendrait caduque.
  • Ça me paraît un peu compliqué, je crois que je devrais revenir là-dessus plus tard. Mais je pense comprendre dans les grandes lignes.

Suite dans la partie 6

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