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Ce que le film Après Demain ne vous a (toujours) pas dit

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Article aussi publié par Investig’action et par le site Le Grand soir.

Si le film Demain a été un tel succès et qu’il a touché tant la société civile que les décideurs politiques et le monde marchand, pourquoi les résultats sont-ils aussi minces ? Désolé, le film Après Demain ne vous apportera pas de réponse, même s’il est obligé de faire un constat d’échec du bout des lèvres. Pire : le nouveau documentaire de Cyril Dion, accompagné cette fois par la journaliste environnementale Laure Noualhat, est confus, trompeur et très intéressé. Ils y confirment l’indigence de leur analyse économique et politique, mais aussi l’incapacité à se défaire de leurs œillères. La caution « autocritique » qu’aurait dû apporter Noualhat fait un « flop » qu’on ne saurait attribuer qu’à l’ (auto)censure ou à l’ignorance. Essayons de comprendre.

Je ne vais pas faire traîner un scoop qui n’existe pas. Lorsque j’ai écrit ma première critique sur le film Demain – un article abondamment relayé et je vous en remercie ! – j’ai très précisément expliqué l’erreur originelle de Cyril Dion et Mélanie Laurent : le fait d’occulter l’acteur le plus important de la société capitaliste, c’est-à-dire le capitaliste lui-même ! Et je vous le donne en mille, qui est à nouveau absent de ce second opus ? Bingo, le capitaliste ! Comme si le changement climatique pouvait se résoudre sans rapport de force, sans luttes et qu’il n’y avait pas, à la base de l’inaction politique, des intérêts complètement opposés.

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Les « lobbies et multinationales » ne sont évoqués dans le film qu’une seule fois et ils sont considérés comme les causes des dérèglements et non comme les conséquences du mode de production spécifique qu’est le capitalisme. Le problème ? Nous pousser à croire qu’il suffirait de réguler ces derniers pour que tout aille mieux. D’autre part, la seule fois que le terme « capitalisme » est prononcé, c’est pour en blâmer la version « triomphante », un peu comme lorsque Edwy Plenel nous assure que le capitalisme n’est pas « spontanément » démocratique. Il suffirait de lui forcer la main, quoi… On est là dans le vocabulaire des « excès » du capitalisme qu’il faudrait juguler et dans le refus de considérer qu’un capitalisme « sans excès » n’est tout simplement pas possible.

L’article qui suit est structuré de la façon suivante : je montre que Dion et Noualhat nient la dimension systémique du capitalisme, qu’ils occultent les victoires des capitalistes, qu’ils font croire que les capitalistes font partie de la solution et non pas du problème et, enfin, qu’ils souscrivent à la dangereuse idéologie du volontarisme, mettant tout le poids de la responsabilité sur les individus. Enfin, je reviens sur trois points essentiels à la critique : la question de la rentabilité économique des « solutions » qu’ils proposent, leur faisabilité réelle ou fantasmée et, enfin, le danger d’une approche psychologisante.

Premier point donc, Cyril Dion et Laure Noualhat ignorent (ou feignent d’ignorer) qu’en régime de propriété privée, les acteurs économiques sont en concurrence. Pour survivre, c’est-à-dire ne pas tomber en faillite ou être rachetés, ils n’ont d’autres choix que vendre plus et diminuer leurs coûts. Deux aspects inconciliables avec le respect de l’environnement et le respect des travailleurs. J’ai détaillé précisément ces mécanismes dans une série d’articles sous forme de dialogues sur le Blog du radis.

Il est important de noter ici que même un producteur « local » de fruits et légumes est soumis aux mêmes règles : la proximité d’une grande enseigne de distribution à côté de chez lui le place de facto en situation de concurrence. Personne ne peut se soustraire à ces lois, quelle que soit la forme juridique adoptée, coopératives comprises. Or, à ce jeu, ce sont toujours les économies d’échelle qui gagnent, autrement dit les gros acteurs économiques. Les « petits pas » font marcher ceux qui peuvent se le permettre, les « gilets jaunes » continueront à aller chez Aldi. Non par choix mais par nécessité.

Si on veut changer ce principe, il faut en changer les règles fondamentales, celles du capitalisme. Après Demain reconnaît que les seules initiatives qui durent dans le temps sont celles qui ont pu intégrer des élus locaux. Bien sûr, puisqu’il y a là l’amorce d’une modification structurelle. Mais comme les élus locaux sont bien peu de choses au regard des grandes enseignes et des grandes industries, il faudrait pouvoir convaincre les élus nationaux, les parlementaires européens, voire toucher l’échelle mondiale. Là où les décisions se prennent vraiment…c’est-à-dire là où les lobbies sont sur le terrain depuis le départ ! La récente campagne « l’affaire du siècle » exprime – enfin !- publiquement que les petits pas ne peuvent suffire, mais elle fait preuve de naïveté en ne mettant pas en cause le système dans ses structures.

Second point, Après Demain continue d’affirmer quant à lui que les fameux « petits pas » peuvent, de proche en proche, changer le monde, comme si, entre-temps, les capitalistes regardaient le nouveau monde advenir sans broncher. C’est évidemment complètement faux. Il ne sera pas nécessaire de lister de façon exhaustive, depuis la diffusion de Demain, les preuves de l’inaction environnementale – une inaction qui, dans un contexte de réchauffement, correspond à une régression puisqu’elle ne suppose pas le statu quo. Il ne sera pas non plus nécessaire de lister les régressions pures et simples. Pour autant, rappelons quand même quelques faits marquants.

D’abord la prolongation pour cinq ans de l’autorisation du glyphosate dans l’Union européenne, ensuite la signature du CETA (on sait qu’en favorisant le commerce, on augmente la pollution) et enfin l’autorisation donnée par Macron pour le forage par Total en Guyane avec des conséquences environnementales désastreuses. Le New York Times a listé pas moins de 78 lois fédérales contre le climat décidées par l’administration Trump. En France, la nouvelle loi de finance allège le barème pour les véhicules les plus polluants, alors que nous savons les marchés incapables d’anticiper sur le long terme en ce qui concerne le prix du baril (aucune chance qu’il explose pour cause de rareté). Les Britanniques autorisent à nouveau l’exploitation du gaz de schiste, cette année a une nouvelle fois battu un record dans la production et la consommation de pétrole et la consommation de pesticides a encore augmenté en 2017 en France. On sait par ailleurs que Lafarge, GDF-Suez et leurs petits copains financent les sénateurs climato-sceptiques outre-Atlantique, et grâce à la London School of Economics, il est possible d’avoir une vue sur tous les litiges concernant les lois touchant au changement climatique dans le monde… Tout ça ne concerne que les derniers mois ou années. Vive les petits pas pour changer le monde !

En réalité, il y a un abîme séparant l’augmentation réelle de la conscience du changement climatique chez les citoyens du monde, et l’absence de décisions réelles, influentes. Et pour cause ! Les décisions nécessaires, comme je le répète inlassablement, obligeraient à revoir l’ensemble du système de production capitaliste. Comme ceux qui font les lois sont aussi ceux qui en profitent, aucune chance que cela change.

Troisième point, et non des moindres. Après Demain essaie même de nous faire croire que les acteurs économiques capitalistes font partie de la solution et pas du problème ! Ils parlent de « changer les entreprises de l’intérieur » et donnent une véritable tribune à Emmanuel Faber, PDG de Danone. Dans un émouvant (sarcasme) extrait de discours, celui-ci avance sans sourciller que leur objectif est de « servir la souveraineté alimentaire des populations ». Heu, en fait, non. Le but de Danone est de faire du profit. Pas de répondre exactement à une demande. Sinon, on ne jetterait pas autant de bouffe, on ne nous droguerait pas au sucre, etc. Selon le film pourtant, même les grosses multinationales comme Danone peuvent devenir « responsables », au sens écologique et social du terme. Danone sera (au futur, quand même) labellisé Bcorp en 2020 et sa filiale US l’est déjà. Alors, preuve que j’exagère ?

Moi, c’est le genre d’info qui m’interpelle, et du coup je vais voir de plus près. B Corporation est un organisme privé de certification. Pour être certifié, il faut rencontrer une série de critères sociaux et environnementaux. D’accord, mais lesquels ? C’est là que ça se complique, parce que selon la taille de votre entreprise et votre secteur d’activité, les exigences seront différentes. Une espèce de certification à la carte, dont le processus est éminemment opaque et le résultat par conséquent impossible à juger. De plus, le label s’obtient sur base de ce que vous déclarez et personne a priori ne viendra vérifier. Enfin, on sait que la plupart des grandes multinationales ont d’innombrables filiales et travaillent avec des fournisseurs qui, eux, ne sont pas susceptibles d’être certifiés. Facile du coup de rejeter la responsabilité au cas où un scandale devait éclater. J’appelle ça de l’enfumage…

Quatrième point, le documentaire Après Demain joue la carte de la culpabilisation des individus. La parole est donnée à Anne Hidalgo, maire de Paris, et Nicolas Hulot, ancien ministre de la transition écologique, lequel affirme qu’il n’y a pas non plus « un million de gens qui descendent dans la rue pour demander de manger bio ». Alors qu’évidemment, quand il s’agit du foot, tout le monde est sur les Champs-Élysées ! Que dire ? D’abord que c’est faux. La marche pour le climat à Bruxelles le 2 décembre 2018 a réuni 75000 personnes. Le chiffre est à peine croyable pour la petite capitale belge. Résultat ? Deux jours plus tard, à la Cop24, le premier ministre belge Charles Michel se faisait remplacer par la ministre du développement durable Marie-Christine Marghem laquelle y rejetait deux directives pour le climat.

Les individus, eux, se mobilisent. C’est au niveau institutionnel, et donc structurel, que ça coince, comme expliqué plus haut. Mais il n’empêche que c’est une habitude : si le changement climatique n’est pas combattu à sa juste valeur, c’est la faute aux gens qui n’en font pas assez, comme l’expliquait sans rire Élise Lucet au JTerre de quelques joyeux Youtubeurs. On est dans la veine du discours volontariste voulant que le chômeur porte la responsabilité de ne pas avoir de travail, que le bonheur dépend de son développement personnel ou qu’il appartient à chacun de faire attention à ses données personnelles.

Ce n’est pas tout. Comme je l’expliquais déjà dans mon article sur le film Demain, l’immense hypocrisie de Cyril Dion est de faire croire que, parce que des alternatives existent, elles seraient accessibles à tous. Or, il est maintenant évident qu’acheter équitable, bio, respectueux des animaux et des personnes, c’est payer plus cher. Par exemple, Après Demain évoque une école Montessori. Magnifique, d’autant qu’on y paie en proportion de ses revenus…c’est-à-dire entre 150 et 400€/mois, soit entre 10 et 28 fois plus cher qu’une année de licence à la fac! Et de passer vite à autre chose comme si c’était normal, comme si le premier « gilet jaune » venu pouvait se le payer.

Le film évoque aussi des potagers sur des toits plats de bâtiments de la Poste. Le PDG, Philippe Wahl, y est tout sourire mais tout le monde « oublie » de nous dire que les postiers motivés sont bénévoles et que la responsabilité leur revient de tout mettre en place et de gérer. On n’appelle pas ça du travail gratuit ?

D’autant qu’il n’est pas étonnant que Cyril Dion et Laure Noualhat se focalisent tant sur la nourriture, le secteur où il est le plus facile de « penser local ». Alors on est obligé de faire des petits arrangements avec la vérité, mine de rien, pour les autres secteurs économiques. Par exemple en ce qui concerne l’énergie éolienne. Bien sûr, on passe sous silence le coût environnemental de leur fabrication et de leur acheminement, mais surtout on s’efforce de taire que jamais l’éolien ne pourra satisfaire nos besoins énergétiques actuels, comme le répète régulièrement Jean-Marc Jancovici. Sinon, il faudrait remettre en question le principe même de croissance, consubstantiel au capitalisme.

Grâce à Arrêts sur images, on découvre d’autres éléments bien nauséabonds. Ainsi, les mérites d’Enercoop, une coopérative de production d’électricité verte, sont vantés dans le docu…mais sans dire qu’elle est partenaire de Kaizen, une revue fondée par Cyril Dion himself. Le conflit d’intérêts ne s’arrête pas là puisque Pocheco, une entreprise dont la publicité est faite dans Demain mais aussi dans Après Demain, est un actionnaire important de la même revue ! L’histoire de cette dernière entreprise est d’ailleurs un cas d’école. En effet, depuis la diffusion du film Demain, Emmanuel Druon, le directeur prônant un « management alternatif », est rattrapé par des accusations lui reprochant d’être harcelant et tyrannique. Entre-temps, le marché du papier s’est écroulé, la boîte n’était plus rentable, elle a licencié en masse et a effectué un glissement de l’industrie vers la consultance, pour donner des conseils à L’Oréal et à…Danone ! Chassez la rentabilité financière par la porte, elle reviendra par la fenêtre.

Et puisqu’il faut bien remplacer par quelque chose les considérations matérielles concrètes qu’il est trop difficile de tordre à son avantage, Dion et Noualhat s’embarquent dans des considérations psychologisantes. Peu importe la vérité, tant qu’on raconte une belle histoire qui donne envie d’y croire (sic). What ? Au chapitre des belles histoires racontées par de beaux conteurs, on aura au moins cette fois échappé à Pierre Rabhi (qui avait lui aussi reçu Emmanuel Faber, PDG de Danone…). Pourtant, Cyril Dion, qui aime placer ses amis comme on vient de le voir, avait cofondé avec Rabhi le mouvement des Colibris. Faut croire qu’ils ont été tous deux légèrement échaudés par le dossier que Jean-Baptiste Malet a consacré au « paysan » dans l’édition d’août 2018 du Monde diplomatique.

Qu’importe, les premières « stars » venues feront l’affaire, comme l’écrivain à succès Harari, recommandé par Zuckerberg, Obama et Gates. On comprendra qu’il ne représente pas un gros risque pour le capitalisme. On retrouve une énième fois Rob Hopkins, grand prêtre du mouvement dit de la Transition, qui continue de faire semblant de croire à une « révolution tout en douceur » en dépit de l’évidence (argumentée) et Nicolas Hulot qui, au moment du tournage n’avait pas encore démissionné. Oui, ça la fout mal au moment de la diffusion, on perd un peu de son pouvoir de persuasion quand on a reconnu entre-temps sa plus parfaite impuissance, même avec le pouvoir qui était le sien. Last but not least, la parole est donnée à plusieurs reprises à Muhammad Yunus, le « banquier des pauvres » qui avait reçu le prix Nobel de la paix en 2006. Son credo ? Le business au service de la résolution des problèmes… Sauf que le microcrédit ne sort personne de la misère, qu’il est inaccessible aux plus pauvres, qu’il masque le rapport de causalité faisant que certains sont obligés d’y souscrire, etc. Bref, on est loin d’une idée révolutionnaire.

Le film Après Demain est une fable bourrée de conflits d’intérêts, d’inexactitudes, de faux enthousiasme et d’ignorance politico-économique. Cyril Dion et sa comparse faussement critique Laure Noualhat ont même le culot de terminer par un extrait du discours de Martin Luther King pour montrer la puissance des histoires, la force des rêves. Au même titre que Jean-Baptiste Malet a révélé que, dans la légende du colibri relayée abondamment par Rabhi, le petit oiseau finalement meurt d’épuisement, nous devrions peut-être rappeler à Cyril Dion que Luther King a été assassiné et que le racisme envers les afro-américains est toujours féroce. Permettez-moi d’avoir des rêves plus positifs…pour après Après Demain.


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Sur le même sujet, lire aussi :
Ma critique du film « Demain »,
Un dialogue sur les choix à poser entre autonomisme, réformisme et révolution.

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Analyses

Comprendre les fusions d’entreprises (partie 3)

Pour la partie 1, voir ici.
Pour la partie 2, voir ici.

  • Dans les propositions de loi actuelles, la réduction du temps de travail n’est proposée que dans le but d’augmenter encore la flexibilité des travailleurs, comme on le voit chez Auto 5. Il faut voir aussi si ça se traduit effectivement en nouvelles embauches. Pour l’instant, je reste sceptique.
  • Et pourquoi pas ?
  • Parce qu’on se rend compte que, jusqu’ici, même les « cadeaux » aux entreprises ne se traduisent pas en nouvelles embauches.
  • Quels cadeaux ?
  • Par exemple la baisse de ce qu’ils appellent les « charges sociales ».
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Huttes de fortune pour chômeurs à la rue

  • Il y a beaucoup d’infos en une fois. D’abord, pourquoi tu mets des guillemets autour de « charges sociales » ? Ensuite, tu ne vas quand même pas me dire que les entreprises ne paient pas trop de charges et trop d’impôts ? Mon frère est indépendant, il est saigné à blanc par l’État. Je te suis jusqu’ici, mais là, ça me gonfle. À vous entendre, à gauche, vous défendez toujours les employés, les ouvriers et jamais ceux qui prennent des risques.
  • Ok, ok. Une chose à la fois. Je réponds à ta première question : je mets « charges sociales » entre guillemets parce que ce ne sont en fait pas des « charges », c’est un salaire indirect.
  • Pardon ?
  • Ces cotisations te permettent, si tu as un souci un jour, d’être assuré. Et comme tout le monde n’a pas les mêmes soucis, ni en même temps, ni de façon absolue, eh bien ce salaire « solidaire » permet à chacun d’être protégé de la même façon, indépendamment de son cas particulier. D’ailleurs, ces patrons râlent moins quand c’est eux qui sont en burnout et qu’ils jouissent de la sécurité sociale.
  • D’accord, je comprends l’argument. Mais tu vas pas me dire que toutes ces charges ne sont pas exagérées quand même…
  • Ça dépend pour qui !
  • Comment ça ?
  • Eh bien, la Belgique par exemple est un des pays les plus taxés…pour les petits ! Les petits comme les ouvriers, les employés, mais aussi les petits indépendants, les petits patrons.
  • …mais pas pour les multinationales ou les très riches, c’est ça ?
  • Dans ce cas, la Belgique est plutôt un paradis fiscal.
  • Si je comprends bien, ça veut dire qu’en réalité, les patrons de PME ou de TPE partagent plus d’intérêt avec leurs employés et ouvriers qu’avec les gros patrons ?
  • C’est tout à fait ça. Les partis de droite s’efforcent bien de cacher cette collusion d’intérêts et de présenter toujours un programme dans lequel on pourrait croire que les « charges » vont diminuer pour tout le monde. Si les petits patrons se mettaient « avec » les ouvriers, employés, chômeurs, etc., ils constitueraient une force sociale énorme !
  • Puis, quand j’y pense, un indépendant qui bosse tout seul comme un dingue, peut-être que ça le rassure de savoir qu’il est « patron », mais il est en même temps son propre employé…et son ouvrier ! Bon, en même temps, le chantage aux délocalisations par les grosses boîtes qui ne veulent pas payer ces « charges sociales », il est en revanche bien réel, lui !
  • Ça, c’est sûr. Une des raisons pour lesquelles le rapport de forces entre les syndicats et le patronat est tellement en défaveur des « petits ». Cela dit, il n’y a pas que la délocalisation qui est possible, on peut aussi faire venir une main d’œuvre bon marché !
  • Comme la nouvelle directive sur le travail détaché ?
  • Par exemple, oui. L’immigration, aussi. On fait venir des gens quand on a besoin de main d’œuvre, comme dans les années ‘60, ou on profite des migrants qui sont là et qu’on sous-paie parce que, de toute façon, ils n’iront pas se plaindre. Je me souviens que le syndicat des patrons flamand, le Voka, s’était prononcé en faveur de l’immigration, précisément pour cette raison.
  • Donc, quand les patrons et autres politiques se prononcent contre l’immigration, c’est comme pour le chômage, de l’hypocrisie ?
  • Dans les deux cas, ils en profitent. Mais, attention, ils ne sont en faveur de cette immigration que dans la mesure où ils peuvent encore plus compresser les salaires.
  • C’est-à-dire ?
  • Eh bien, si ces immigrés ont un statut semblable aux Belges, ils devront être payés pareil. Et là, ça n’intéresse plus les patrons ! Il faut que ce soit une main d’œuvre illégale, corvéable à merci.
  • Je comprends bien tout ça, mais alors pourquoi Théo Francken renvoie les immigrés dans leur pays avec autant de violence si son intérêt est plutôt de les garder ?
  • Excellente question. Bon, avec toutes les guerres et les désastres environnementaux, on a un vrai « roulement » de l’immigration. Du coup, on en profite tandis qu’ils sont en situation d’illégalité, et on les remballe quand il faut se prononcer et éventuellement leur donner les mêmes droits qu’aux autres citoyens.
  • Je vois. C’est absolument horrible. Ça répond aussi à d’autres objectifs de les remballer ?
  • Ça donne l’impression aux citoyens qu’on les écoute, parce qu’on ne peut pas « accueillir toute la misère du monde ». Ça répond aussi aux préjugés racistes. Et, finalement, ça évite de se demander pourquoi tous ces gens se retrouvent chez nous…
  • Ok, ça fait beaucoup. La question des causes des migrations, je propose qu’on laisse ça pour plus tard.
  • C’est toi qui le dis !
  • Par contre, le coup de toute la misère du monde, il y a une part de vrai là-dedans, non ?
  • De toute façon, il faut vraiment relativiser « toute la misère du monde ». La misère du monde, elle se contente à 90% des cas de rester bien sagement chez elle. L’immigration est avant tout régionale, entre pays limitrophes. Pour le reste, difficile à dire. Je suppose que ça dépend des « marchés ». L’idée selon laquelle les étrangers prendraient notre boulot me fait rire…jaune, quand on voit la discrimination à tous les étages. Si ce sont des jobs dont les Belges ne veulent pas, l’argument tient-il toujours ? Si on sait qu’on aura du mal à payer les pensions plus tard et donc qu’on a besoin de plus de travailleurs, l’argument tient-il toujours ?
  • Et ça, c’est seulement si cette main d’œuvre devient légale…
  • Tout à fait. Ce qui est sûr, c’est que monter les « petites gens » les uns contre les autres, à coup d’instrumentalisation raciste, ça permet d’éviter que ces gens justement se mettent ensemble pour avoir des revendications.
  • Comme pour la collusion d’intérêts entre petits patrons, employés et ouvriers ?
  • Voilà. Marx et Engels avaient remarqué que le racisme anti-Irlandais par les Anglais était très pratique. Diviser pour régner. Tant qu’ils se battaient les uns contre les autres, les gros patrons, eux, étaient tranquilles.
  • Dis, à ce stade, il y a une chose dont je ne suis plus très sûr. Tu m’as dit au tout début de cette conversation que les entreprises fusionnaient pour « survivre ». Si elles ne grossissent pas, d’autres qui se trouvent sur le même marché qu’elles, par exemple le marché des magasins de chaussures, grossiraient à leur place et les avaleraient.
  • Oui.
  • C’est ce même mécanisme qui est à l’œuvre quand on parle immigration, charges sociales, flexibilité, etc. ?
  • Oui, exactement le même. En fait, quand on dit qu’une entreprise doit « grossir » pour survivre, ce n’est pas simplement grossir en taille. Ça veut juste dire qu’elle doit constamment augmenter ses profits, gagner de plus en plus. Racheter une autre entreprise est un des moyens, la porte d’entrée de notre discussion. Mais il faut bien comprendre que ce n’est qu’un moyen parmi d’autres. Chercher à diminuer les charges sociales en est un aussi, baisser les salaires idem, augmenter la flexibilité itou !
  • Sauf que toutes les entreprises font pareil, donc l’avantage concurrentiel gagné ne l’est que pour un court moment, et l’ensemble des conditions de tous se dégrade !
  • Tout à fait, c’est une sorte de fuite en avant qui ne peut mener qu’au désastre. Mais attention, ce désastre, c’est déjà maintenant. Pas besoin de penser que ce sera pour plus tard. Tout ça se fait progressivement, suffisamment progressivement pour qu’on râle un peu à chaque coup porté à nos conditions de vie, à notre éthique sans pour autant déclencher une révolution.
  • C’est l’histoire de la grenouille qui se laisse ébouillanter si on la plonge d’abord dans de l’eau froide qu’on réchauffe petit à petit…
  • Oui, j’utilise souvent cette image. J’avais même rédigé une des premières versions de l’article Wikipédia qui raconte cette anecdote ! Et en attendant, on nous suggère des tas de « pseudo-solutions » qui donnent l’impression que ça ira quand même…

Suite dans la partie 4.

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Désarroi, déjà roi. La charité, s’il vous plaît

En ces fêtes de fin d’année, se confronter à la pauvreté est doublement pénible : d’abord parce qu’elle nous renvoie à notre propre statut – souvent acquis injustement par l’héritage – de privilégié ; d’autre part parce que la pauvreté semble inéluctable : on serait, face à elle, impuissant. Acculés à donner une réponse, beaucoup d’entre nous pratiquons l’aumône, le don (apparemment) sans contrepartie. Notons que les trois grandes religions monothéistes en font un point central de leur doctrine. On l’appelle « charité » dans le christianisme, « tsedaka » dans le judaïsme et « zakat » en islam.

charity

Man giving alms to the poor

Outre les grandes religions, de nombreux « avatars » contemporains ont vu le jour à travers les appels aux dons des ONG, des restos du cœur et, maintenant en Belgique francophone, de l’action Viva for Life dont l’édition 2017 s’est finie il y a trois jours. Depuis quatre ans, la radio Vivacité et, avec elle, toute la RTBF, organise une « action de mobilisation » au profit des « 40000 bébés (…) qui vivent chez nous dans la pauvreté ». Il s’agit bien d’une classique « collecte d’argent », répondant donc au principe fondamental de l’aumône, mais dont la mise en scène est quelque peu…particulière : « Pendant 6 jours et 6 nuits, 3 animateurs se sont enfermés sans manger (pas de nourriture solide) dans un studio de verre sur une place publique en vue de récolter des dons ». La métaphore doit parler d’elle-même : il s’agit d’artificiellement se mettre « en situation de pauvreté » pour pousser à l’action de don.

Évidemment, de nombreuses critiques pleuvent chaque année contre un barnum médiatique qui semble à la fois éthiquement indécent (faire semblant d’être pauvre pour six jours laisse sans voix) mais aussi structurellement inutile (sinon, il ne faudrait pas réitérer l’initiative chaque année). Passons également les intérêts économiques en termes d’audience (et donc de vente d’espaces publicitaires aux annonceurs)… L’indécence a culminé cette année lorsque le gouvernement fédéral a fait un don de 100 000€ à l’association. Ainsi, l’État censé être garant de politiques qui devraient lutter structurellement contre la pauvreté se « contente » d’un « don » qui, en réalité, ne résout rien. Rares sont les moments où la délégation de ses missions par une autorité à la société civile aura été aussi visible.

Qu’en penser ? Il va de soi que les associations qui reçoivent en effet les dons des citoyens (et du gouvernement fédéral) sont bien contentes de ces nouveaux moyens leur permettant de faire avancer leur cause. Alors ? Bien ou pas bien ? On est ici face au paradoxe du prisonnier que j’ai déjà eu l’occasion de décrire plusieurs fois : l’intérêt particulier des acteurs individuels est en contradiction avec l’intérêt collectif. Individuellement, il est préférable de recevoir ces dons mais, collectivement, comme ces dons ne peuvent atteindre tout le monde en même temps et qu’ils ne résolvent rien des causes de la pauvreté, ces dons sont au mieux inutiles, au pire ils renforcent le système inégalitaire.

Apprendre à pêcher

Si l’on se situe du point de vue de celui qui « donne », on peut favoriser une dimension processuelle où il ne s’agit pas seulement de donner un produit mais de fournir l’apprentissage qui autonomise la personne qui reçoit (selon l’adage « apprends-lui à pêcher, il mangera tous les jours »). Si l’on se situe du point de vue de celui qui reçoit, il ne s’agirait pas seulement de recevoir « à court terme » mais, là aussi, de « capitaliser » en vue de l’autonomie.

Ce qui est intéressant ici, c’est que dans les deux cas, l’individu (donneur ou receveur) est posé comme en proie à un « mal » qui lui est indépendant, la pauvreté, et qui est, comme le dirait Losurdo (p.83), « absolutisée » : on vient en aide aux pauvres parce que la pauvreté leur est tombée dessus (pas de chance !). Sans autre cause qu’elle-même, la pauvreté n’a pas à être « dépassée ». Or, si l’on n’absolutise pas la pauvreté, si l’on reconnaît que la pauvreté est engendrée par différents phénomènes qu’il s’agit de comprendre et contre lesquels il faut lutter, l’inutilité, l’inanité de la lutte contre le seul symptôme apparaît très clairement.

Une opération unique annuelle (et monnayable), comme Viva for life, n’a aucune chance de résoudre le problème qui la justifie. Bien au contraire : comment s’assurer que la personne sans domicile fixe qui fait la quête aujourd’hui pourra bel et bien être là demain pour encore tendre la main ? En lui donnant une pièce. Laquelle sera toujours insuffisante pour un véritable avenir (lequel impliquerait de s’intéresser à ce qui lui arrivé, à ses problèmes de santé, à ses compétences, à la motivation qui lui reste, au logement qui est une condition sine qua non, etc.) mais, cette même pièce, ajoutée aux quelques autres reçues avant et après, lui permettra très exactement de demeurer dans les mêmes conditions, ni pires ni meilleures. Ainsi, la pyramide des privilégiés jusqu’aux plus exclus est renforcée dans ses fondations tout en offrant à ceux qui donnent un alibi à leur culpabilité.

Et donc quoi ?

Face à un tel constat, on ne peut que se sentir impuissant. D’autant que le sourire de celui qui reçoit fait tellement chaud au cœur qu’on éprouve beaucoup de peine à voir son acte comme plus nocif que positif. Une véritable réponse à la pauvreté ne peut pourtant s’envisager que dans le cadre d’actions structurelles visant à s’attaquer aux causes : qu’est-ce qui provoque un tel délitement social que des personnes se retrouvent à la rue ? Quelles sont les causes des guerres provoquant les migrations ? Pourquoi décide-t-on d’exclure du chômage ? Et d’exclure du CPAS ? Pourquoi les licenciements ? Pourquoi, pourquoi, pourquoi…

La tension qui oppose la charité d’un côté avec le refus d’un système qui provoque de telles inégalités dans son ensemble n’est qu’une version alternative (ou « locale ») de l’opposition entre posture réformiste et posture révolutionnaire que j’ai eu l’occasion de décrire ici à travers une critique du film « Demain » et ici à travers un dialogue fictif sur les alternatives au capitalisme. La charité ne remet pas en question ses propres privilèges. Elle est sans risque. Elle fait croire qu’il est possible d’augmenter la justice sociale indépendamment de sa propre position de privilégié. Elle évacue les articulations entre les phénomènes en les présentant comme distincts. Une illusion, bien sûr : notre PIB est en croissance parce que nous faisons la guerre là-bas et vendons des armes à Daesh ou à l’Arabie saoudite, parce que nous licencions à tout va, parce que nous sous-payons les ouvriers africains, parce que, parce que, parce que.

Refuser la charité, c’est mettre à l’épreuve sa propre responsabilité, son propre consentement à ce qui produit l’injustice. Et ce n’est que lorsque, à sa mesure, nous agissons contre ces structures, que l’on peut trouver du sens, pour une fois, à dépouiller le collectif de la pièce pour un « café chaud » que l’on donne à l’individu.

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Financer les oppositions démocratiques, c’est quoi le problème?

Une partie de la critique de l’impérialisme s’intéresse aux financements des mouvements d’opposition à travers le monde. Différents auteurs, comme Ahmed Bensaada[1], ont ainsi pu montrer combien les États-Unis (mais aussi l’Union européenne et, de façon plus générale, tous les partenaires « occidentaux ») ont financé, formé et aidé des groupes d’opposition lors des révolutions « de couleur », lors du Printemps arabe ou encore à Hong-Kong[2]. Du reste, ce n’est ni un secret, ni une surprise : une connaissance travaillant pour une agence de l’ONU me confiait récemment que dans les cercles de l’aide internationale « tout le monde sait ça » mais que, à l’évidence, il faut bien que quelqu’un puisse aider les oppositions démocratiques…

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Le chien et la marionnette

C’est une vraie question, faut-il « aider » les oppositions « démocratiques » et, si oui, comment ? Le problème : toutes les révolutions financées par les USA et leurs alliés ont, d’une part, mené à encore plus de souffrances et ont, d’autre part, continué de satisfaire les intérêts occidentaux à travers différentes formes de néocolonialisme. Ces deux éléments suffisent à considérer ces financements comme des outils d’ingérence, au service des intérêts voraces de pouvoirs hégémoniques et non pas au service de la démocratie.

Toutefois, lorsqu’on a dit ça, nous ne sommes guère avancés. En effet, quels financements, aides ou formations seraient légitimes dans une perspective défendant les valeurs d’égalité ? Cet article entend mener une réflexion sur la souveraineté des peuples mais aussi leur solidarité.

Que veut-on changer ?

La question du changement souhaité est difficile parce qu’elle est très dépendante des différents contextes. Je me souviens que l’avocate spécialisée en droits des étrangers, Selma Benkhelifa, me partageait l’absurdité de vouloir apporter la « liberté d’expression » ou la liberté « vestimentaire » à des femmes afghanes dont la première nécessité était de pouvoir nourrir leur famille décimée par la guerre[3]. Alors que Trump vient d’annoncer renforcer sa présence dans le pays presque quinze après l’invasion US, la question reste pleinement d’actualité. Autrement dit, il faut bien se garder de projeter sur « l’autre » nos propres besoins qui correspondent à nos propres contextes. Ainsi, des exigences de changements vers plus de démocratie ou de véritables velléités de changement de paradigme économique n’appelleront pas des moyens de lutte semblables.

De la même façon, le consensus au sein même de la population peut avoir des degrés différents. Rares sont les pays où une classe privilégiée ne profite pas d’un statu quo. Qui plus est, au sein d’une population susceptible d’exiger plus d’égalité, les demandes peuvent différer – selon l’âge (avoir vécu sous une dictature marionnette de la France peut rendre frileux quant à une nouvelle ingérence de ce pays), selon l’éducation, selon les conditions économiques, selon la conscience politique, etc. Ce qu’il faut en revanche garder à l’esprit, c’est que lorsqu’une majorité au sein d’un peuple se soulève contre son gouvernement, la force de frappe est immense. Avec ou sans financements étrangers.

Le contexte doit également considérer les gouvernements concernés par les demandes. Et nos « démocraties européennes » n’échappent pas à la règle. Même quand les contestations sur la loi travail en France ont été méprisées par les gouvernements successifs, je doute que la population aurait été prête à abandonner sa souveraineté et à voir l’Élysée bombardée par un pays tiers… Aujourd’hui que le Président Macron persiste et signe le détricotage du droit du travail, je continue de douter que les Français, même les plus critiques, souhaiteraient voir M. Poutine s’en mêler (pour choisir un exemple du « camp adverse »). Il y a là le principe de souveraineté des États.

Vous me direz, Macron n’est pas Poutine ! Il y a de dangereux « dictateurs » dont il semble évident que leur éviction ne peut qu’être au bénéfice de la démocratie. Le terrain est glissant parce que, selon les positions défendues par les parties en présence, le « dictateur » n’est pas toujours celui qu’on pense. Barack Obama a reçu un prix Nobel de la Paix par anticipation là où son action ultérieure a été aussi belliqueuse (voire plus encore) que les administrations précédentes. Le Président philippin Rodrigo Duterte semble en Occident faire consensus contre lui alors qu’une lecture alternative de son action est possible – selon, bien entendu, les valeurs que l’on souhaite défendre[4]. Le caractère « dictatorial » d’un chef d’État doit, avant tout autre, être évalué par son propre peuple qui seul est légitime. En ce sens, le principe de « responsabilité de protéger » ne devrait s’envisager que dans le cadre strict de la négociation et de la médiation. Dans tous les cas où elle est utilisée pour justifier ou aider à former une action violente, elle est un déni de la souveraineté des États.

Si ce sont des demandes d’évolutions, il appartient aux peuples concernés de mettre en place leurs actions sachant que n’importe quelle aide ou financements étrangers ne peut que faire pire. Pourtant, si l’on regarde l’Histoire récente, on remarque que ce sont les solutions négociées qui ont été systématiquement écartées au profit de « solutions » violentes, lesquelles impliquaient dès le départ des intérêts étrangers : Palestine, Syrie, Libye, etc. et maintenant peut-être la Corée du Nord. À chaque fois, les « leaders » contestés (par leur peuple et/ou par des pays tiers) étaient prêts au dialogue mais la force a été privilégiée.

S’il s’agit d’une volonté de changement de paradigme, les forces à fédérer doivent partager les mêmes intérêts de classe. Une classe dominante ne saurait appuyer la révolution d’une classe dominée sans en instrumentaliser sa fin. La question de savoir s’il est possible de réaliser une révolution anticapitaliste seul dans son coin constitue un autre débat qui a pu mettre en concurrence, au sein de la gauche, des sensibilités complètement opposées mais cet aspect, bien qu’essentiel, sort de la thématique propre à cet article.

Pas de financements étrangers, mais une question de valeurs

L’absence de financements étrangers devrait par conséquent être un principe général. Pourquoi ? Parce que n’importe quel financement fait de celui qui le reçoit un obligé. Cela a été mis en évidence par les anthropologues comme Mauss avec le principe de « don contre don » en ce qui concerne les relations sociales[5], mais c’est peut-être encore plus vrai dans une dimension macro en ce qui concerne les relations internationales. Il n’y a qu’à voir, concrètement, l’état des pays dans lesquels des révolutions ont été « financées » par l’étranger.

Tout processus révolutionnaire contient déjà suffisamment de difficultés pour n’avoir pas à « gérer » les intérêts des autres : constituer une base suffisante en nombre et légitime aux yeux de la majorité, convaincre que le risque de révolution est préférable au statu quo alors même que l’issue est nécessairement incertaine, fédérer avant différentes forces qui peuvent avoir en commun la finalité – comme le renversement du gouvernement – mais qui peuvent défendre des agendas et des positions idéologiques diamétralement opposées, tenir le coup après alors qu’éclateront au grand jour toutes les divergences, se mettre d’accord sur les moyens (il n’y a pas de processus révolutionnaire « pur », donc quelle compromission accepter ?), etc.

Partant de cela, aucun financement étranger ne serait acceptable ? Eh bien, il faut en appeler, à mon avis, aux valeurs défendues. Pour un libéral, défendant des valeurs de droite et soutenant le système capitaliste, nul doute que le financement par Soros de toutes ces oppositions « démocratiques » ne pose aucun problème. De la même façon, pour celui qui adopte une perspective anti-impérialiste, le financement et/ou les soutiens logistiques par des pays ou des organisations luttant contre les hégémonies pourraient être acceptables. Ainsi, s’il s’agit de défendre des populations opprimées, une association entre les différentes gauches latino-américaines semble légitime. Un panarabisme émancipateur, viscéralement anticolonial, ne poserait pas de problème éthique, etc.

Comme il n’existe pas de relations internationales dépourvues d’intérêts, il est évident qu’il y a des agendas politiques et économiques dans toutes ces associations – c’est inévitable. L’objectif étant d’arriver à un monde où aucun acteur ne peut seul prétendre à l’hégémonie.

La voie du milieu : le monde multipolaire

C’est la raison pour laquelle un monde multipolaire est souhaitable. Non parce que ce dernier garantirait un paradis sur terre et une paix éternelle, mais parce qu’aucun acteur ne pourrait asseoir seul une domination criminelle sur le reste du monde. Toute velléité de prise de pouvoir par un acteur constituerait de facto une alliance de ses opposants. Une telle situation peut mettre en scène des tensions nombreuses mais dont le degré reste relativement faible.

Dès lors, ce qui est en théorie souhaitable à un niveau international pourrait l’être à un niveau local. Ce qui m’avait frappé en étudiant les financements du Réseau Syrien des Droits de l’Homme était l’uniformité idéologique (et donc la cohérence politique) de ceux-ci, répliquant localement une « hégémonie » macro[6]. On peut imaginer qu’une organisation trouve des financements dont les intérêts s’opposent et jouer sur cette pluralité pour faire avancer son propre agenda. Mais cette proposition est évidemment empreinte de naïveté car quel pays, quelle organisation accepterait d’entrer dans un tel jeu ?

 

Source: Investig’Action

Notes:

[1] http://www.michelcollon.info/boutique/fr/livres/29-arabesque-.html

[2] http://www.ahmedbensaada.com/index.php?option=com_content&view=article&id=294:hong-kong-un-virus-sous-le-parapluie&catid=46:qprintemps-arabeq&Itemid=119

[3] http://www.investigaction.net/fr/Selma-Benkhelifa-Le-mariage-a-neuf/

[4] http://www.investigaction.net/fr/philippines-le-president-duterte-pour-les-nuls/

[5] Mauss, M. (1923). Essai sur le don forme et raison de l’échange dans les sociétés archaïques. L’Année sociologique (1896/1897-1924/1925)1, 30-186.

[6] http://www.investigaction.net/fr/qui-se-cache-derriere-le-reseau/

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Revues de presse

#6 Revue de presse (Joyeuses fêtes)

Une semaine qui va vous donner envie de faire la fête. Ou de vous soûler au point de tout oublier. C’est selon.

On commence avec la torture dès le retour au bled des Soudanais que notre gouvernement a expulsés. Au même moment, de nouvelles rafles au Parc Maximilien pour lesquelles on a appris que les flics avaient des quotas. Eh les Noirs, zêtes pas bankable, ici. Allez en Libye, là on vous paie cash pour moins cher que vos courses du mois chez Colruyt. De toute façon, si y’a du racisme, ce n’est que du racisme de classe : le même gouvernement qui nous divertit de ses précédentes conneries qu’avec de nouvelles bien fraîches a décidé d’inventer la pension à points. L’embrouille, c’est que le point n’a pas une valeur absolue, seulement une valeur relative : à votre pension, on multiplie la valeur du point à ce moment-là par le nombre de points accumulés. Et croyez-moi, ça risque pas d’être le même cours que le Bitcoin! Évidemment, on peut toujours garder le nez en l’air en disant « j’ai rien vu ». Avec un peu de chance, on apercevra un OVNI poursuivi par des avions de chasse US depuis 2004. C’est quoi le plus étonnant ? Que de probables petites femmes vertes (mon côté féministe) passent vite leur chemin en voyant la lie de l’univers que notre espèce représente ou que ce programme financé par le département de la Défense ait surtout permis à une clique de copains de se remplir les poches ? Je me le demande.

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Elles volent vers le foie gras

À part ça, l’info de la semaine, c’est pour moi la fin de la neutralité du web aux USA. J’ai eu l’occasion de dire tout le bien que j’en pensais récemment. D’autres divers d’hiver suivent : RT France (Russia Today) se décline maintenant en télévision. Très amusant de voir toute la presse mainstream dénoncer un « média de propagande ». À votre avis, ils sont conscients de faire pareil ? ; La Ligue des Droits de l’Homme et le CNAPD ont introduit un recours en suspension contre l’exportation d’armes vers l’Arabie Saoudite. On salue l’initiative. Don Quichotte aurait approuvé !

On prend une grande inspiration, et on y retourne !

Washington accuse la Corée du Nord d’être derrière l’attaque informatique Wannacry. Après, faudra plus dire que c’est un pays arriéré, hein… ; l’Islande a une super nouvelle Première ministre. Son premier acte fort : mettre enfin en place la fameuse constitution citoyenne dont on a beaucoup parlé (surtout Mélanie Laurent dans le film « Demain »). Heu. Non. En fait non, elle va rien mettre en place du tout. Humour ; la BNB (banque nationale) est super PO-SI-TI-VE quant au marché de l’emploi en Belgique et prévoit la création de 309.000 jobs de 2014 à 2020. On doit pas vivre dans le même monde… En même temps, la BNB ne dit pas de quel genre de travail il s’agit, ni le type de contrats, ni si les barèmes sont respectés, ni si ce travail touche toutes les classes sociales, ni si diminuent les discriminations (ce qui n’est pas le cas, ça on le sait), ni le niveau d’études concernés, ni si on a assisté à des licenciements précédant les engagements pour diminuer les coûts, etc. En fait, on ne sait rien. Mais on est quand même PO-SI-TIF parce que le chômage diminue (et les chiffres du CPAS explosent, mais chuuuut !) ; ABinbev va refourguer son catalogue d’ex-bières artisanales aux Eurocrates de la place du Luxembourg à Bruxelles dans un bar ad hoc. Ils ont bien cerné leur public-cible ; Et Ryanair est passé aux menaces face aux pilotes récalcitrants.

Du reste, l’économie n’a pas changé en quelques jours. Ses fonctionnements OPAques demeurent identiques, avec leur cortège de misère à la clé.

Fusions, acquisitions, OPA et autres joyeusetés

  • Euronav, dont on a déjà parlé ici et là rachète l’Américain Gener8. C’est normal, non ? Au moins y’a d’entreprises maritimes, au moins y’a de bateaux, non ? Ah. On me dit que non.
  • Lufthansa, le grand gagnant des mouvements de rachats dans les compagnies aériennes ces derniers mois, attend le feu vert de l’UE pour racheter les débris d’Air Berlin. Le suspense est intense, tout le monde craint l’intransigeance de l’UE sur la tendance concentrationnaire (oui, le jeu de mot est vaseux, j’assume) de notre économie. J’déconne. L’UE va laisser passer, hein, comme d’hab.
  • Le Belge Greenyard s’apprête à racheter le géant de l’ananas Dole. Je me sens fier d’être belge, là. Tellement.
  • Belfius voudrait fusionner avec Proximus. Pour « mieux s’armer face aux GAFA ». Zont le sens de la formule ! Ah, ils savent rire !
  • Land Invest va racheter 50% d’Ogeo fund. Sacré Dominique Janne (à la manœuvre). Lui qui m’avait permis – sans le savoir – de me faire les dents dans le journal « Pan » tellement il s’en désintéressait et ne le lisait pas (ce qui nous permettait d’y raconter ce qu’on voulait…)
  • Le géant du numérique Thales s’offre l’autre géant du numérique Gemalto pour une valorisation à 5 milliards d’€ du second. Des petits joueurs.
  • Walt Disney rachète 21st Century Fox. Rien que ça. Le tout pour 52 milliards d’€. Des gros joueurs cette fois. Juste pour remettre les choses en perspective : avec l’argent de 5 fusions comme celle-ci, on résout le problème de la faim dans le monde. Alors on nous refait le coup du « oui, mais les autorités de la concurrence doivent donner leur accord ». Allons donc. On rappelle à ces gens que ces mêmes autorités US n’ont vu aucun souci il y a quelques jours à peine à la megafusion Bayer-Monsanto ? Y’en a qui sont d’une naïveté…
  • Unibail-Rodamco annonce le rachat de Westfield dont le titre s’est du coup envoléééé pour une valorisation à 21 milliards d’€.
  • D’Ieteren a une crise d’indigestion après avoir trop mangé ces dernières semaines. Dégringolade en bourse.

Concurrence, dumping, guerre économique

  • Washington impose 300% de taxe sur les importations d’avions Bombardier. C’est une autre façon de favoriser les « circuits courts », that’s all. Faut pas voir le mal partout. Sinon, au passage, remarquons une nouvelle fois que le protectionnisme c’est toujours mieux chez soi que chez les autres…
  • L’UE accuse Ikea de percevoir des avantages fiscaux indus aux Pays-Bas. Du coup, je me dis : « Eh Manu, tu vois qu’il n’y a pas que les entreprises US qui se font prendre la main dans le sac par l’UE ? ». Ce à quoi je réponds : « Certes. Mais ce qu’il faut comprendre c’est que l’économie capitaliste tend naturellement vers les monopoles, ce qui ne veut pas dire qu’elle en a l’intention. Autrement dit, des corrections « à la marge » sont nécessaires pour lâcher un peu de pression et empêcher que l’ensemble du système s’effondre. » Et une des façons de faire est de taper sur les doigts voleurs de Ryanair, Ikea, et autres. (Au final, ça ne change rien à la dynamique générale, by the way.)
  • Pour rester dans le sujet, il paraît qu’Apple va verser ses 13 milliards d’amende à l’Irlande (qui n’en veut toujours pas). Ce sera donc sur un compte…bloqué. En attendant. Vous imaginez ? Le racket par les multinationales est tel, la concurrence entre les pays pour accueillir ces voleurs est telle qu’ils sont dans l’obligation de refuser de percevoir des sommes qui seraient pourtant bien utiles mettons par exemple, soyons fous, pour des dépenses sociales.
  • Toujours pour rester dans le sujet, c’est au tour du Luxembourg de faire appel contre la sanction de l’UE concernant Amazon (qui devrait pourtant rapporter quelques piécettes au Duché.
  • L’État français s’apprête à lancer une grande campagne de privatisations au printemps. Là, c’est juste un teasing.

Et une semaine décevante pour les licenciements collectifs avec « seulement » le géant israélien Teva, numéro un mondial du générique, qui va supprimer 14.000 emplois en deux ans. 25% de ses effectifs. Ça concerne des emplois aux USA, en Israël et en Europe. Enfin, en Belgique, on supprimela majorité des casernes de la protection civile. C’est pas grave, il ne pleuvra presque plus grâce au changement climatique. Ou pas.

Sinon, apparemment, les inégalités se seraient creusées « dans presque toutes les régions du monde », selon une recherche (de Lucas Chancel, avec Thomas Piketty) qui souligne combien c’est le cas aux USA mais aussi en Chine en Russie, deux pays dont les économies se sont libéralisées.

Bonnes fêtes. Les oies gavées sont mortes pour vous, profitez-en bien. À votre santé car, comme dirait Michaux, « respirer, c’est déjà être consentant ».

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