Analyses, Réactions

Julian Assange, oui mais non

[EDIT 28/02/2021] J’invite les lecteur.ices à lire l’article en entier, ainsi que l’ensemble de la section commentaires, laquelle comprend différentes opinions, dont celle de Viktor Dedaj que j’évoque dans l’article. Des opinions qui méritent autant de retenir l’attention que l’article lui-même. Il va de soi qu’aucune des positions n’est « facile à tenir » et je vois, dans les choix et les désaccords entre journalistes, militant.es, etc. le piège que produisent les systèmes de domination : lutter contre le patriarcat fait ici courir le risque d’aller à contresens de la lutte contre l’impérialisme (et à sa source le capitalisme)…et lutter contre l’impérialisme risque de nous faire minimiser des agressions gravissimes symptomatiques de la domination masculine. Le débat est ouvert.[/EDIT]

Julian Assange comparaît à partir d’aujourd’hui devant la justice britannique qui doit se prononcer sur la demande d’extradition vers les USA. Plusieurs fois, dans mes posts Facebook, j’ai pris la défense de Julian Assange. Le combat qu’il a porté m’a toujours paru empiriquement efficace et philosophiquement crucial pour le droit à l’information.

Pas la liberté de la presse, non, le droit à l’information. Parce que « la presse », ça ne veut rien dire. Entre Pujadas et un journaliste freelance qui péniblement couvre les inondations sur une télé locale, y’a un gap aussi grand qu’entre des Gilets jaunes et feu Karl Lagerfeld. Sur un échantillon de journalistes au hasard, vous obtiendrez des classes sociales opposées…qui objectivement n’ont pas d’intérêts communs. Alors, le corporatisme, très peu pour moi.

Julian Assange

Par ailleurs, « la presse » a très peu soutenu Assange, même si elle se réveillera sans doute aujourd’hui, à la faveur de l’actualité. En dépit de l’acharnement dont il a été la victime, hors de tout cadre légal, un acharnement qui ne pouvait que me révolter.

Il fallait défendre Assange.

Et, depuis hier, je ne le défends plus.

Bien sûr, j’avais entendu – comme beaucoup – les accusations à son encontre. Outre la divulgation de crimes d’État qui ne pouvait que recevoir ma sympathie…il aurait violé. Deux femmes, Sofia Wilén et Anna Ardin. Je dis leur nom, parce que ça fait longtemps qu’elles ne sont plus anonymes et puis ça aide à s’identifier. Elle ne sont pas un concept. Ce sont deux femmes, avec chacune une vie, un taf, des amis, des gens qui les aiment. Les faits se sont déroulés, en Suède, en 2010. J’avais, à ce sujet, lu des articles qui démentaient les accusations de viol et rappelaient qu’elles n’avaient pas porté plainte. Articles convaincants de la part de médias alternatifs qui avaient toute ma confiance. D’autant plus que j’avais rencontré personnellement, il y a quelques années, le journaliste le plus impliqué dans la défense d’Assange en francophonie, Viktor Dedaj, et que je partageais ses combats politiques.

Un peu d’épistémo (rapidement)

Petit intermède à ce sujet. Faites ce que vous voulez, personne, absolument personne, ne peut s’extraire d’une forme de dépendance épistémique (comme le rappelait Hardwig en 1985). Tout n’est pas vérifiable. C’est désespérant mais c’est comme ça. Alors on s’appuie sur les textes et les auteurs en qui on a confiance, comme l’on ferait confiance au label « équitable » sur le sachet de chocolat. De ce point de vue, croire son voisin parce qu’on le trouve sympathique relève du même mouvement que croire une revue scientifique. Il s’agit de déléguer à l’autre, qu’on imagine plus compétent, l’accès la connaissance. Les différences résident dans la rigueur, la méthode, la révision par les pairs, la réfutabilité, etc. Ce n’est pas rien, évidemment, et je ne nie pas ces différences. Un article scientifique n’est PAS un propos de comptoir. Mais que vous soyez au bar ou en train de lire Nature, vous déléguez à un tiers l’accès à la connaissance. That’s all.  

Si vous souhaitiez faire vous-même la critique des sources, vous pourriez bien être vite bloqués. Il arrive que les sources ne soient pas disponibles, et parfois il nous manque les compétences (on ne s’appelle pas tous Odile Fillod…). Parfois c’est le temps qui manque. Parfois ce sont des accès payants à des articles. Ou la source est secrète et invérifiable. Ou, ou, oui. Alors, on délègue. Et il faut bien comprendre que cette délégation est rationnelle. Nous sommes programmés pour croire parce qu’il n’y a, a priori, pas de raison d’être suspicieux.

Ok.

Sauf que parfois, c’est notre propre perspective qui nous empêche d’aller voir plus loin. Parfois, on ne va pas plus loin parce que ce que l’on sait nous suffit et nous arrange. Parce que ça « colle » avec les valeurs qu’on défend et qu’il n’y a rien de pire, de plus difficile, qu’être remis en question dans ses croyances. Ça gratte. Ça fait mal. On est programmé pour croire, pas pour décroire.

Et Julian Assange dans tout ça?

Quand j’ai été contacté par le Comité Free Assange Belgium pour co-organiser une conférence de soutien, je n’ai pas hésité à apporter mon aide, malgré la charge de travail supplémentaire dans un agenda déjà chargé. J’ai réservé le local, j’en ai fait la promotion dans mes réseaux, j’ai accueilli l’orateur (le même Viktor Dedaj évoqué plus haut), je me suis occupé de la logistique pendant la soirée, etc. Le public est arrivé, un public déjà convaincu, un public qui aurait autant de difficulté que moi à décroire. Ce n’est pas une critique : toute personne défendant des positions hétérodoxes, radicales ou militantes sait combien l’entre soi est important pour retrouver des forces dans la lutte. Il n’y a là rien de surprenant.

Je n’ai pourtant pas modéré le débat et je n’y ai pas pris la parole. J’aurais pu, mais je ne l’ai pas fait. Comme si une intuition m’invitait à prendre du recul.

Après avoir subtilement retardé le moment de s’y référer, Dedaj a fini par évoquer « l’affaire suédoise » – autrement dit les agressions sexuelles de Sofia et d’Anna. Je ne vais pas entrer dans les détails juridiques (vous pourrez les trouver sur le site de Dedaj). Après tout, comme le rappelle l’excellente page « D’où » sur Facebook dans son dernier post, seul « un viol sur six » serait déclaré. Ce qui se passe au tribunal n’est pas représentatif de la réalité. Dedaj s’est toutefois appuyé sur le fait qu’aucune plainte pour viol n’avait été déposée et cela semblait lui suffire (comme cela suffit au World Socialist Web Site également). D’ailleurs, on ne reprochait à Assange que des rapports non protégés et, selon Dedaj, d’avoir « pénétré une des deux femmes pendant son sommeil, comme si c’était possible (sic) », clin d’œil, clin d’œil.

Pardon ?

« Comme si c’était possible » ? 

Cette phrase m’a glacé. J’ai compris, à cet instant précis, que je n’avais sans doute pas fait mon taf jusqu’au bout. Que la dépendance épistémique a bon dos. Que j’avais été aussi parmi ceux qui, refusant le risque de décroire, évitent de mettre le nez là où ça craint pour leurs certitudes. Dès la fin de la conférence, j’ai demandé à Dedaj si les dépositions des plaignantes étaient accessibles. La réponse était « oui ». Depuis plusieurs années, j’aurais pu les lire. Et je ne l’ai pas fait.

Aujourd’hui, je les ai lues. Et je vous engage à les lire vous aussi, là encore, sur le site de Viktor Dedaj (qui semble donc penser qu’elles constituent des arguments en faveur d’Assange). On y trouve l’extrême banalité de la violence des hommes envers les femmes. On y trouve l’abus de pouvoir justifié par l’admiration qu’une personne peut nourrir face à une personnalité connue. On y trouve l’égoïsme d’un homme qui place son plaisir avant tout le reste : avant le risque de maladies, avant le risque de grossesse dont il n’aura pas à s’occuper et, surtout, avant le consentement qui semble être une variable dont on peut largement se passer. Extrait de la déposition de Sofia :

« Ils se sont assoupis et elle s’est réveillée et l’a senti la pénétrer. Elle a aussitôt demandé : ’Portes-tu quelque chose ?’, et il a répondu : ’Toi’. Elle lui a dit : ’Tu as intérêt à ne pas avoir le SIDA’, et il a répondu, ’Bien sûr que non’. Elle sentait qu’il était trop tard. Il était déjà en elle et elle l’a laissé continuer. Elle n’a pas eu la force de lui dire une fois de plus. Elle avait parlé de préservatifs toute la nuit. Elle n’a jamais eu de rapports sexuels non protégés auparavant. Il a dit qu’il voulait éjaculer en elle ; il n’a pas dit quand il l’a fait, mais il l’a fait. Cela a beaucoup coulé par la suite. »

Témoignage d’Anna :

« Puis ils se sont allongés sur le lit, Anna sur le dos et Assange sur elle. Anna a senti qu’Assange voulait tout de suite insérer son pénis dans son vagin, ce qu’elle ne voulait pas parce qu’il ne portait pas de préservatif. Elle a donc essayé de tordre ses hanches sur le côté et de serrer ses jambes pour empêcher la pénétration. Anna a essayé à plusieurs reprises d’attraper un préservatif, mais Assange l’en a empêchée en lui tenant les bras et en lui écartant les jambes tout en essayant de la pénétrer avec son pénis sans préservatif. Anna dit qu’elle a fini par être au bord des larmes parce qu’elle était maintenue fermement et qu’elle n’a pas pu attraper un préservatif, et qu’elle a senti que ’ça pouvait mal finir’. »

« Anna et Assange ont recommencé à avoir des relations sexuelles et Anna dit qu’elle pensait qu’elle ’voulait juste en finir’. »

« Peu de temps après, Assange a éjaculé en elle et s’est retiré. Quand Assange a retiré le préservatif de son pénis, Anna a vu qu’il ne contenait pas de sperme. Quand Anna a commencé à bouger son corps, elle a remarqué que quelque chose ’coulait’ de son vagin. Anna comprit assez vite que ce devait être le sperme d’Assange. Elle l’a signalé à Assange, mais il l’a nié et lui a répondu que ce n’était que sa propre humidité (sic). Anna est convaincue que lorsqu’il s’est retiré d’elle la première fois, Assange a délibérément cassé le préservatif à son extrémité et a continué à copuler jusqu’à l’éjaculation. »

Un autre point est la tendance, pour les victimes, à reformuler les faits de telle sorte qu’ils justifient les actes de leur agresseur. Typiquement, ce réflexe très légitime d’autoprotection empêche de porter plainte. Double peine. Extrait du témoignage de Sofia :

« Elle lui a fait des commentaires sarcastiques d’un ton léger. Elle pense qu’elle essayait de minimiser, dans son propre esprit, l’importance de ce qui s’était passé. Lui, par contre, ne semblait pas s’en soucier. »

« Lorsqu’elle a parlé à ses amis par la suite, elle a compris qu’elle avait été victime d’un crime. Elle s’est rendue à l’hôpital Danderyd, puis à l’hôpital Söder où elle a été examinée et où des échantillons avec un kit de viol ont également été prélevés. »

On retrouve la violence et sa justification dans le témoignage d’Anna également :

« ’Tout est allé si vite’. Il lui a arraché ses vêtements et, ce faisant, a tiré sur son collier et l’a cassé. Anna a essayé de se rhabiller, parce que tout allait si vite et qu’elle se sentait mal à l’aise ; mais Assange les a immédiatement enlevés de nouveau. Anna affirme qu’en fait, elle sentait qu’elle ne voulait plus aller plus loin, mais qu’il était trop tard pour dire à Assange d’arrêter, car elle avait « laissé faire jusque-là  ». Elle pensait qu’elle ’n’avait qu’elle-même à blâmer’. Elle a donc permis à Assange d’enlever tous ses vêtements. »

Vous me direz : peut-être ces témoignages sont-ils des faux ? Et je répondrai comme j’ai toujours répondu quand cette même observation était faite à propos des documents publiés par Wikileaks : si personne n’en conteste l’authenticité (de l’accusation à la défense), il n’y a pas de raison d’y voir un faux.

Faut-il distinguer le journaliste du violeur ? Faut-il distinguer le chanteur du meurtrier ? Le violeur pédophile du cinéaste ? Le violeur pédophile de l’écrivain ? Le pédophile du politique ? Le producteur du violeur ? Le politique du violeur ? Les journalistes des harceleurs ? Le violeur du basketteur ? Etc. Ça commence à faire beaucoup de distinctions, non ? Que l’on soit clair : Wikileaks a, pour moi, une importance capitale, actuelle et historique, pour le droit à l’information. Wikileaks qui continue à fonctionner sans Assange, grâce à une communauté de hackers, grâce à la communauté du free software et de l’open source. Tous ces gens ont rendu possible un gigantesque pas dans l’accès à la connaissance par le public de graves crimes commis par les États. Wikileaks nourrit l’espoir. Ce droit à l’information est en danger. Je plaide avec ardeur pour conserver Wikileaks.

Mais Assange DOIT être jugé. Pas pour trahison envers les USA dont il n’est pas un ressortissant, sur une base absurde d’extraterritorialité, mais pour viol sur le sol suédois. Plus aucun homme ne devrait se sentir autorisé à passer outre le consentement d’une femme. C’est en honorant Polanski, en trouvant des circonstances atténuantes à Matzneff ou DSK que la société continue de faire perdurer un tel système d’oppression.

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