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Ce que le film Après Demain ne vous a (toujours) pas dit

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Article aussi publié par Investig’action et par le site Le Grand soir.

Si le film Demain a été un tel succès et qu’il a touché tant la société civile que les décideurs politiques et le monde marchand, pourquoi les résultats sont-ils aussi minces ? Désolé, le film Après Demain ne vous apportera pas de réponse, même s’il est obligé de faire un constat d’échec du bout des lèvres. Pire : le nouveau documentaire de Cyril Dion, accompagné cette fois par la journaliste environnementale Laure Noualhat, est confus, trompeur et très intéressé. Ils y confirment l’indigence de leur analyse économique et politique, mais aussi l’incapacité à se défaire de leurs œillères. La caution « autocritique » qu’aurait dû apporter Noualhat fait un « flop » qu’on ne saurait attribuer qu’à l’ (auto)censure ou à l’ignorance. Essayons de comprendre.

Je ne vais pas faire traîner un scoop qui n’existe pas. Lorsque j’ai écrit ma première critique sur le film Demain – un article abondamment relayé et je vous en remercie ! – j’ai très précisément expliqué l’erreur originelle de Cyril Dion et Mélanie Laurent : le fait d’occulter l’acteur le plus important de la société capitaliste, c’est-à-dire le capitaliste lui-même ! Et je vous le donne en mille, qui est à nouveau absent de ce second opus ? Bingo, le capitaliste ! Comme si le changement climatique pouvait se résoudre sans rapport de force, sans luttes et qu’il n’y avait pas, à la base de l’inaction politique, des intérêts complètement opposés.

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Les « lobbies et multinationales » ne sont évoqués dans le film qu’une seule fois et ils sont considérés comme les causes des dérèglements et non comme les conséquences du mode de production spécifique qu’est le capitalisme. Le problème ? Nous pousser à croire qu’il suffirait de réguler ces derniers pour que tout aille mieux. D’autre part, la seule fois que le terme « capitalisme » est prononcé, c’est pour en blâmer la version « triomphante », un peu comme lorsque Edwy Plenel nous assure que le capitalisme n’est pas « spontanément » démocratique. Il suffirait de lui forcer la main, quoi… On est là dans le vocabulaire des « excès » du capitalisme qu’il faudrait juguler et dans le refus de considérer qu’un capitalisme « sans excès » n’est tout simplement pas possible.

L’article qui suit est structuré de la façon suivante : je montre que Dion et Noualhat nient la dimension systémique du capitalisme, qu’ils occultent les victoires des capitalistes, qu’ils font croire que les capitalistes font partie de la solution et non pas du problème et, enfin, qu’ils souscrivent à la dangereuse idéologie du volontarisme, mettant tout le poids de la responsabilité sur les individus. Enfin, je reviens sur trois points essentiels à la critique : la question de la rentabilité économique des « solutions » qu’ils proposent, leur faisabilité réelle ou fantasmée et, enfin, le danger d’une approche psychologisante.

Premier point donc, Cyril Dion et Laure Noualhat ignorent (ou feignent d’ignorer) qu’en régime de propriété privée, les acteurs économiques sont en concurrence. Pour survivre, c’est-à-dire ne pas tomber en faillite ou être rachetés, ils n’ont d’autres choix que vendre plus et diminuer leurs coûts. Deux aspects inconciliables avec le respect de l’environnement et le respect des travailleurs. J’ai détaillé précisément ces mécanismes dans une série d’articles sous forme de dialogues sur le Blog du radis.

Il est important de noter ici que même un producteur « local » de fruits et légumes est soumis aux mêmes règles : la proximité d’une grande enseigne de distribution à côté de chez lui le place de facto en situation de concurrence. Personne ne peut se soustraire à ces lois, quelle que soit la forme juridique adoptée, coopératives comprises. Or, à ce jeu, ce sont toujours les économies d’échelle qui gagnent, autrement dit les gros acteurs économiques. Les « petits pas » font marcher ceux qui peuvent se le permettre, les « gilets jaunes » continueront à aller chez Aldi. Non par choix mais par nécessité.

Si on veut changer ce principe, il faut en changer les règles fondamentales, celles du capitalisme. Après Demain reconnaît que les seules initiatives qui durent dans le temps sont celles qui ont pu intégrer des élus locaux. Bien sûr, puisqu’il y a là l’amorce d’une modification structurelle. Mais comme les élus locaux sont bien peu de choses au regard des grandes enseignes et des grandes industries, il faudrait pouvoir convaincre les élus nationaux, les parlementaires européens, voire toucher l’échelle mondiale. Là où les décisions se prennent vraiment…c’est-à-dire là où les lobbies sont sur le terrain depuis le départ ! La récente campagne « l’affaire du siècle » exprime – enfin !- publiquement que les petits pas ne peuvent suffire, mais elle fait preuve de naïveté en ne mettant pas en cause le système dans ses structures.

Second point, Après Demain continue d’affirmer quant à lui que les fameux « petits pas » peuvent, de proche en proche, changer le monde, comme si, entre-temps, les capitalistes regardaient le nouveau monde advenir sans broncher. C’est évidemment complètement faux. Il ne sera pas nécessaire de lister de façon exhaustive, depuis la diffusion de Demain, les preuves de l’inaction environnementale – une inaction qui, dans un contexte de réchauffement, correspond à une régression puisqu’elle ne suppose pas le statu quo. Il ne sera pas non plus nécessaire de lister les régressions pures et simples. Pour autant, rappelons quand même quelques faits marquants.

D’abord la prolongation pour cinq ans de l’autorisation du glyphosate dans l’Union européenne, ensuite la signature du CETA (on sait qu’en favorisant le commerce, on augmente la pollution) et enfin l’autorisation donnée par Macron pour le forage par Total en Guyane avec des conséquences environnementales désastreuses. Le New York Times a listé pas moins de 78 lois fédérales contre le climat décidées par l’administration Trump. En France, la nouvelle loi de finance allège le barème pour les véhicules les plus polluants, alors que nous savons les marchés incapables d’anticiper sur le long terme en ce qui concerne le prix du baril (aucune chance qu’il explose pour cause de rareté). Les Britanniques autorisent à nouveau l’exploitation du gaz de schiste, cette année a une nouvelle fois battu un record dans la production et la consommation de pétrole et la consommation de pesticides a encore augmenté en 2017 en France. On sait par ailleurs que Lafarge, GDF-Suez et leurs petits copains financent les sénateurs climato-sceptiques outre-Atlantique, et grâce à la London School of Economics, il est possible d’avoir une vue sur tous les litiges concernant les lois touchant au changement climatique dans le monde… Tout ça ne concerne que les derniers mois ou années. Vive les petits pas pour changer le monde !

En réalité, il y a un abîme séparant l’augmentation réelle de la conscience du changement climatique chez les citoyens du monde, et l’absence de décisions réelles, influentes. Et pour cause ! Les décisions nécessaires, comme je le répète inlassablement, obligeraient à revoir l’ensemble du système de production capitaliste. Comme ceux qui font les lois sont aussi ceux qui en profitent, aucune chance que cela change.

Troisième point, et non des moindres. Après Demain essaie même de nous faire croire que les acteurs économiques capitalistes font partie de la solution et pas du problème ! Ils parlent de « changer les entreprises de l’intérieur » et donnent une véritable tribune à Emmanuel Faber, PDG de Danone. Dans un émouvant (sarcasme) extrait de discours, celui-ci avance sans sourciller que leur objectif est de « servir la souveraineté alimentaire des populations ». Heu, en fait, non. Le but de Danone est de faire du profit. Pas de répondre exactement à une demande. Sinon, on ne jetterait pas autant de bouffe, on ne nous droguerait pas au sucre, etc. Selon le film pourtant, même les grosses multinationales comme Danone peuvent devenir « responsables », au sens écologique et social du terme. Danone sera (au futur, quand même) labellisé Bcorp en 2020 et sa filiale US l’est déjà. Alors, preuve que j’exagère ?

Moi, c’est le genre d’info qui m’interpelle, et du coup je vais voir de plus près. B Corporation est un organisme privé de certification. Pour être certifié, il faut rencontrer une série de critères sociaux et environnementaux. D’accord, mais lesquels ? C’est là que ça se complique, parce que selon la taille de votre entreprise et votre secteur d’activité, les exigences seront différentes. Une espèce de certification à la carte, dont le processus est éminemment opaque et le résultat par conséquent impossible à juger. De plus, le label s’obtient sur base de ce que vous déclarez et personne a priori ne viendra vérifier. Enfin, on sait que la plupart des grandes multinationales ont d’innombrables filiales et travaillent avec des fournisseurs qui, eux, ne sont pas susceptibles d’être certifiés. Facile du coup de rejeter la responsabilité au cas où un scandale devait éclater. J’appelle ça de l’enfumage…

Quatrième point, le documentaire Après Demain joue la carte de la culpabilisation des individus. La parole est donnée à Anne Hidalgo, maire de Paris, et Nicolas Hulot, ancien ministre de la transition écologique, lequel affirme qu’il n’y a pas non plus « un million de gens qui descendent dans la rue pour demander de manger bio ». Alors qu’évidemment, quand il s’agit du foot, tout le monde est sur les Champs-Élysées ! Que dire ? D’abord que c’est faux. La marche pour le climat à Bruxelles le 2 décembre 2018 a réuni 75000 personnes. Le chiffre est à peine croyable pour la petite capitale belge. Résultat ? Deux jours plus tard, à la Cop24, le premier ministre belge Charles Michel se faisait remplacer par la ministre du développement durable Marie-Christine Marghem laquelle y rejetait deux directives pour le climat.

Les individus, eux, se mobilisent. C’est au niveau institutionnel, et donc structurel, que ça coince, comme expliqué plus haut. Mais il n’empêche que c’est une habitude : si le changement climatique n’est pas combattu à sa juste valeur, c’est la faute aux gens qui n’en font pas assez, comme l’expliquait sans rire Élise Lucet au JTerre de quelques joyeux Youtubeurs. On est dans la veine du discours volontariste voulant que le chômeur porte la responsabilité de ne pas avoir de travail, que le bonheur dépend de son développement personnel ou qu’il appartient à chacun de faire attention à ses données personnelles.

Ce n’est pas tout. Comme je l’expliquais déjà dans mon article sur le film Demain, l’immense hypocrisie de Cyril Dion est de faire croire que, parce que des alternatives existent, elles seraient accessibles à tous. Or, il est maintenant évident qu’acheter équitable, bio, respectueux des animaux et des personnes, c’est payer plus cher. Par exemple, Après Demain évoque une école Montessori. Magnifique, d’autant qu’on y paie en proportion de ses revenus…c’est-à-dire entre 150 et 400€/mois, soit entre 10 et 28 fois plus cher qu’une année de licence à la fac! Et de passer vite à autre chose comme si c’était normal, comme si le premier « gilet jaune » venu pouvait se le payer.

Le film évoque aussi des potagers sur des toits plats de bâtiments de la Poste. Le PDG, Philippe Wahl, y est tout sourire mais tout le monde « oublie » de nous dire que les postiers motivés sont bénévoles et que la responsabilité leur revient de tout mettre en place et de gérer. On n’appelle pas ça du travail gratuit ?

D’autant qu’il n’est pas étonnant que Cyril Dion et Laure Noualhat se focalisent tant sur la nourriture, le secteur où il est le plus facile de « penser local ». Alors on est obligé de faire des petits arrangements avec la vérité, mine de rien, pour les autres secteurs économiques. Par exemple en ce qui concerne l’énergie éolienne. Bien sûr, on passe sous silence le coût environnemental de leur fabrication et de leur acheminement, mais surtout on s’efforce de taire que jamais l’éolien ne pourra satisfaire nos besoins énergétiques actuels, comme le répète régulièrement Jean-Marc Jancovici. Sinon, il faudrait remettre en question le principe même de croissance, consubstantiel au capitalisme.

Grâce à Arrêts sur images, on découvre d’autres éléments bien nauséabonds. Ainsi, les mérites d’Enercoop, une coopérative de production d’électricité verte, sont vantés dans le docu…mais sans dire qu’elle est partenaire de Kaizen, une revue fondée par Cyril Dion himself. Le conflit d’intérêts ne s’arrête pas là puisque Pocheco, une entreprise dont la publicité est faite dans Demain mais aussi dans Après Demain, est un actionnaire important de la même revue ! L’histoire de cette dernière entreprise est d’ailleurs un cas d’école. En effet, depuis la diffusion du film Demain, Emmanuel Druon, le directeur prônant un « management alternatif », est rattrapé par des accusations lui reprochant d’être harcelant et tyrannique. Entre-temps, le marché du papier s’est écroulé, la boîte n’était plus rentable, elle a licencié en masse et a effectué un glissement de l’industrie vers la consultance, pour donner des conseils à L’Oréal et à…Danone ! Chassez la rentabilité financière par la porte, elle reviendra par la fenêtre.

Et puisqu’il faut bien remplacer par quelque chose les considérations matérielles concrètes qu’il est trop difficile de tordre à son avantage, Dion et Noualhat s’embarquent dans des considérations psychologisantes. Peu importe la vérité, tant qu’on raconte une belle histoire qui donne envie d’y croire (sic). What ? Au chapitre des belles histoires racontées par de beaux conteurs, on aura au moins cette fois échappé à Pierre Rabhi (qui avait lui aussi reçu Emmanuel Faber, PDG de Danone…). Pourtant, Cyril Dion, qui aime placer ses amis comme on vient de le voir, avait cofondé avec Rabhi le mouvement des Colibris. Faut croire qu’ils ont été tous deux légèrement échaudés par le dossier que Jean-Baptiste Malet a consacré au « paysan » dans l’édition d’août 2018 du Monde diplomatique.

Qu’importe, les premières « stars » venues feront l’affaire, comme l’écrivain à succès Harari, recommandé par Zuckerberg, Obama et Gates. On comprendra qu’il ne représente pas un gros risque pour le capitalisme. On retrouve une énième fois Rob Hopkins, grand prêtre du mouvement dit de la Transition, qui continue de faire semblant de croire à une « révolution tout en douceur » en dépit de l’évidence (argumentée) et Nicolas Hulot qui, au moment du tournage n’avait pas encore démissionné. Oui, ça la fout mal au moment de la diffusion, on perd un peu de son pouvoir de persuasion quand on a reconnu entre-temps sa plus parfaite impuissance, même avec le pouvoir qui était le sien. Last but not least, la parole est donnée à plusieurs reprises à Muhammad Yunus, le « banquier des pauvres » qui avait reçu le prix Nobel de la paix en 2006. Son credo ? Le business au service de la résolution des problèmes… Sauf que le microcrédit ne sort personne de la misère, qu’il est inaccessible aux plus pauvres, qu’il masque le rapport de causalité faisant que certains sont obligés d’y souscrire, etc. Bref, on est loin d’une idée révolutionnaire.

Le film Après Demain est une fable bourrée de conflits d’intérêts, d’inexactitudes, de faux enthousiasme et d’ignorance politico-économique. Cyril Dion et sa comparse faussement critique Laure Noualhat ont même le culot de terminer par un extrait du discours de Martin Luther King pour montrer la puissance des histoires, la force des rêves. Au même titre que Jean-Baptiste Malet a révélé que, dans la légende du colibri relayée abondamment par Rabhi, le petit oiseau finalement meurt d’épuisement, nous devrions peut-être rappeler à Cyril Dion que Luther King a été assassiné et que le racisme envers les afro-américains est toujours féroce. Permettez-moi d’avoir des rêves plus positifs…pour après Après Demain.


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Sur le même sujet, lire aussi :
Ma critique du film « Demain »,
Un dialogue sur les choix à poser entre autonomisme, réformisme et révolution.

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Analyses, Réactions

Trois questions à Edwy Plenel

Ce lundi 17 décembre 2018, pour la première conférence de son cycle baptisé « Warm up », la section Presse-information de l’IHECS (Institut des hautes études des communications sociales) recevait Edwy Plenel, fondateur et président de Mediapart. L’occasion pour Le blog du radis de mieux cerner Mediapart.

Ancien directeur du journal le Monde, Edwy Plenel peut s’enorgueillir d’un bilan exceptionnel comme journaliste et comme chef d’entreprise. D’un point de vue journalistique d’abord, Mediapart est reconnu pour avoir révélé de grandes affaires : du scandale des caisses d’épargne à l’affaire Karachi, de Cahuzac à l’affaire libyenne. D’un point de vue commercial également, sa réussite est totale car dans un environnement hostile où Internet ne semblait viable que dans la gratuité, Mediapart a fait le choix payant…d’être payant. Et ainsi garantir, a priori, son indépendance.

EmmanuelPlenel

Votre serviteur pose ses questions à Edwy Plenel qui a bon dos!

Mediapart selon Plenel

Prenant directement ses distances avec son passé trotskyste, Plenel introduit sa prise de parole en rappelant qu’il ne décrit pas Mediapart comme un journal de gauche. Il ne s’agit pas tant de critiquer la dualité gauche-droite que d’en extraire le journaliste qui serait au-dessus/à côté de cette dualité. Il définit plutôt son journal comme prenant radicalement au sérieux l’idéal démocratique qu’il comprend comme étant un idéal d’égalité. Que la valeur « d’égalité » soit au cœur même d’une politique dite « de gauche » n’aura échappé à personne, mais ce ne sera ni la première ni la dernière contradiction de Plenel ce jour-là.

L’intérêt essentiel de sa conférence pour les étudiants aura été de remettre l’investigation au centre de la motivation journalistique tout en rappelant que le droit de savoir est un enjeu essentiel en démocratie. Ça ne mange pas de pain mais à une époque où on leur parle surtout de contrats précaires, de polyvalence non spécialisée, de formats courts, etc., je suppose qu’entendre ce discours est crucial pour eux.

Ce qui étonne plus est son corporatisme. Ainsi, ce n’est pas tant qu’il y aurait des journalistes défendant des idées (voire des intérêts) différentes et s’insérant, de ce fait, dans des groupes sociaux distincts qu’un groupe social distinct des autres qui serait celui des journalistes ! Vraiment ? Pourtant, les journalistes ne partagent pas tous les mêmes valeurs et le seul point commun d’être « journaliste », en soi, ne dit pas grand-chose. Sauf que, comme nous le verrons, Plenel (ab)use de ce tenu pour acquis afin de justifier une absence de positionnement clair. Mon propos est qu’entretenir cette confusion lui permet, justement, d’aller dans le sens du vent, voire de pratiquer l’enfumage intensif.

Positionnement politique et éthique de Mediapart

J’ai donc adressé à Edwy Plenel trois questions visant à lui donner la possibilité de clarifier son positionnement politique et éthique.

1) « Vous avez précisé en début de conférence que Mediapart n’était pas un journal de gauche, mais un journal qui défendait la démocratie et donc l’égalité. Or, le capitalisme produit nécessairement des inégalités. Êtes-vous donc un journal anticapitaliste ? »

La réponse de Plenel est un exemple type de la langue de bois. Il commence en disant : « bien sûr que le capitalisme n’est pas spontanément démocratique ». L’adverbe « spontanément » est très important car il suppose qu’en forçant un peu, le capitalisme pourrait bien le devenir. Tout en donnant l’impression d’une critique contre le capitalisme, il affirme ici en fait une position socio-démocrate classique.

Il poursuit en déclarant que le capitalisme n’est qu’une « forme donnée d’économie de marché qui lui précédait. » Il s’agit ici d’un argument par dissociation, comme le soulignait Perelman dans son Empire rhétorique : l’idée est de distinguer économie de marché (qui serait bonne) du capitalisme (qui en serait une version avariée). Il va de soi que je récuse personnellement une telle distinction : dès l’instant où des marchandises s’échangent librement dans un système de propriété privée, la concurrence apparaît inéluctablement et, avec elle, le cortège d’inégalités que nous connaissons. Plenel réaffirme donc, une nouvelle fois, sa pensée socio-démocrate réformiste.

D’ailleurs, cette position se précise lorsqu’il affirme qu’à Mediapart ils critiquent beaucoup le « libéralisme économique, le néolibéralisme, l’ultralibéralisme. […] c’est-à-dire un libéralisme qui a perdu sa moitié […] politique ». Il ajoute que « nous avons des pouvoirs ultra-capitalistes, ultra-autoritaires. » Comprenez bien que le problème, ce sont en fait les préfixes : ultra-, néo-. Sans cela, le capitalisme, ça n’est pas si mal… D’autre part, prôner le libéralisme politique, c’est vanter les mérites de l’individu sur le collectif. Ce qui est un choix tout à fait respectable, mais relève d’un positionnement fort qui, à mon sens, entre clairement en contradiction avec l’idéal d’égalité proclamé plus avant.

Il termine enfin sa réponse par une envolée lyrique contre Trump, Bolsonaro, la Chine, Poutine, etc. en mettant l’ensemble dans un même sac et en rappelant que l’ennemi de tous ces gens était le journaliste – sans distinction. Retour d’un corporatisme aveugle. Fait intéressant, ses derniers mots vont à l’égalité, une nouvelle fois, qui ne doit, je cite, « pas seulement [être] sociale » mais qui doit être une réponse « à toutes les discriminations, de genre, de sexe » dont l’égalité dans la « création ». L’idéal d’égalité via la focalisation sur les discriminations, c’est la gauche Hollande, celle qui permet de passer pour un progressiste sur les questions de société en menant une politique de droite sur le plan économique. D’ailleurs, quelle est cette égalité de créer ? Qu’est-ce donc ça ? Ne dit-on pas liberté de créer plutôt ? Voire même liberté d’entreprendre ?

2) Ma deuxième question à Plenel portait sur les rapports qu’entretient Mediapart avec le pouvoir judiciaire : « Est-il arrivé qu’un magistrat vous donne un filon pour que vous puissiez investiguer et que, grâce à votre enquête, il puisse se saisir de l’affaire ? Ce qui fait craindre un risque d’instrumentalisation du journal. »

Plenel comprend que la question est sensible. D’abord, la réponse fuse, directe, sans ambages : « Non. Ça ne s’est jamais passé. » Dont acte. J’ai des sources qui disent le contraire mais, comme tout ça est invérifiable, partons du principe qu’il ne ment pas. Toutefois, comme il sent que la réponse risque d’être trop courte, il s’embarque ensuite dans un plaidoyer à sa propre gloire, rappelant qu’à Mediapart, ils « follow the money » (sic) et qu’ils ont révélé de nombreux scandales financiers. Ce qui est très noble et tout à fait exact…mais n’a rien à voir avec la question posée. Il plaide ensuite pour un journalisme d’alerte, avec son propre agenda voir ce que les magistrats ne voient pas – tout en reconnaissant qu’il est très facile d’avoir de bonnes relations avec le pouvoir judiciaire pour avoir accès aux dossiers. Lequel, effectivement, se saisit des affaires ensuite, « mais sans avoir eu de filon avant ». Bon.

3) Ma troisième question portait justement sur le lanceur d’alerte, Julian Assange. « Assange est en train de crever à l’ambassade d’Équateur. À quel genre de compromission vous êtes-vous plié pour ne pas avoir à subir le même traitement ? » Il y a une pointe de provocation dans ma question, mais est-ce exagéré quand on sait la relative mansuétude dont il a fait preuve lors de son interview du Président Macron en compagnie de Jean-Jacques Bourdin ? Plenel était resté strictement dans les limites imposées par le genre : un zeste d’irrévérence pour ne pas passer pour un collabo (un petit mot à l’égard de la réception par Macron du Prince d’Arabie saoudite, le mot « répression » lâché quant à Notre-Dame des Landes) mais rien qui puisse remettre structurellement en cause le système économique défendu par Jupiter.

La réponse de Plenel à ma question est en deux temps. D’abord, il rappelle « [qu’] Assange, comme Snowden et Manning resteront trois héros malheureux de cette aire potentiellement démocratique et aujourd’hui régressive ». À propos d’Assange, il dit qu’« évidemment », on lui a fait « payer le prix fort ». Si c’est d’une telle évidence, pourquoi lui, Plenel, n’a-t-il payé le prix fort de rien ? Dans un deuxième temps, il se fend d’une saillie anti-Wikileaks qui aurait diffusé des « matériaux bruts non travaillés, dont on sait maintenant qu’ils auraient été en partie fournis par la Russie. » Faudra m’expliquer en quoi le fait que des matériaux soient diffusés par la Russie est un problème tant que ces informations sont vraies et vérifiées… À moins que l’on suppose que Wikileaks soit « à la solde » d’un pays qui est le seul à avoir accordé l’asile à Snowden ?

Si Plenel « touche du bois » quant « à mon souhait qu’il soit un jour mis en résidence, interné ou emprisonné » (sic – mais on dira que c’est une réponse provocante à une question provocante !), la question est en substance la suivante : est-il possible, sans censure ni autocensure, de tout dire, même à Mediapart ? Il me semble que si Mediapart peut « tout dire », c’est parce que ce que Mediapart veut dire n’est en réalité pas très dérangeant.

Fake news, objectivité, réalité, vérité

Au-delà du positionnement politique de Plenel dont on a compris qu’il était socio-démocrate, c’est-à-dire relevant d’un capitalisme réformiste, il est intéressant de se pencher sur sa façon de voir le journalisme.

Considérons d’abord ce que j’ai appelé au début de cet article son corporatisme. Pour Plenel, le journalisme est un métier, lequel suppose des compétences qui ne sont pas à la portée du premier venu. Ainsi, il ne croit pas au « journalisme citoyen » et dresse une barrière entre « amateurs » et « professionnels ». C’est le même principe qui sous-tend le site du Monde Les décodeurs et leur Decodex : comme le citoyen lambda n’est pas capable de se faire son propre jugement, des professionnels seront là pour lui dire ce qui est bon ou pas et ce qui est vrai ou faux. Le journaliste est là pour prêcher la bonne parole, pour lui apporter, comme dirait la campagne belge anti-fake news, une information « d’origine contrôlée ».

Je suis férocement opposé à une telle conception. La guerre en Libye, les armes de destruction massive en Irak, le charnier de Timisoara ou, encore hier, les images falsifiées de France 3 sur les « gilets jaunes », c’est ça, l’origine contrôlée? Et si, à la place de lire la presse « contrôlée pour vous », vous commenciez à contrôler vous-même la presse, quelle qu’elle soit? Exercer son esprit et ses compétences critiques, n’est-ce pas comme ça qu’on est garant de la démocratie?

C’est le propos que j’ai toujours défendu, notamment à travers cet article, une introduction à la critique des sources et une déconstruction d’un exemple parmi d’autres des « fake news » du quotidien, colportées par la presse mainstream autant que par les presses alternatives. Pour moi, l’information n’est PAS un pré carré! Nous dire ce qu’on doit penser, ce n’est pas émanciper, c’est soumettre! L’enjeu démocratique est moins dans un journalisme « univoquement professionnel » que dans la capacité de chaque citoyen à pouvoir lui-même déconstruire les messages éventuellement contradictoires qui lui sont adressés. D’ailleurs, l’information n’est pas le seul fait des journalistes : elle provient également du monde académique, du monde associatif, des intellectuels, du monde politique, etc.

Enfin, à travers sa conférence, Plenel a partagé sa vision sur la nature des faits. Il reprend à son compte le vocable des « fake news » et le rôle des journalistes pour lutter contre ces derniers. Qu’implique la notion de fake news ? Qu’il y a des faits et que, en tant que tels, il serait possible d’en dire une vérité. Or, si la nature des faits est indiscutable (« il se passe des choses », c’est la réalité), la seule évocation de ces faits est déjà de l’ordre du discours (donc de la mise en correspondance située entre ce qui est dit et ce qui est réel, c’est-à-dire la vérité). De ce point de vue, la distinction entre éditorial, articles d’investigation, brèves, etc. relève plus d’une stratégie de mise en visibilité plus ou moins grande de l’opinion de l’auteur qui s’appuie sur des cadres théoriques rigoureux ou, au contraire, sur des clichés éhontés.

Conclusions

Edwy Plenel et, avec lui, Mediapart, défend un journalisme corporatiste, ancré dans une tradition socio-réformiste du capitalisme. Il excelle dans l’investigation et la publicité de scandales qui sont toutefois toujours présentés comme des effets conjoncturels, des dysfonctions d’un système qui, par nature, pourrait ne pas être mauvais.

Mediapart est à la presse écrite ce que Cash investigation est au reportage télévisuel : sous couvert d’être les chiens de garde de la démocratie, ils laissent penser, en creux, qu’il n’y a pas de causes structurelles aux déviances qu’ils se font un point d’honneur à dénoncer. D’ailleurs, Élise Lucet ne disait-elle pas auprès de cette bande de joyeux Youtubeurs du JTerre qu’elle était convaincue que « les entreprises sont sensibles aux modes de pression » et que, sous pression, elles changeront ? Comme si ces mêmes entreprises avaient tout le loisir d’être éthiques et que leur ignominie était un choix.

 

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