Analyses, Réactions

Trois questions à Edwy Plenel

Ce lundi 17 décembre 2018, pour la première conférence de son cycle baptisé « Warm up », la section Presse-information de l’IHECS (Institut des hautes études des communications sociales) recevait Edwy Plenel, fondateur et président de Mediapart. L’occasion pour Le blog du radis de mieux cerner Mediapart.

Ancien directeur du journal le Monde, Edwy Plenel peut s’enorgueillir d’un bilan exceptionnel comme journaliste et comme chef d’entreprise. D’un point de vue journalistique d’abord, Mediapart est reconnu pour avoir révélé de grandes affaires : du scandale des caisses d’épargne à l’affaire Karachi, de Cahuzac à l’affaire libyenne. D’un point de vue commercial également, sa réussite est totale car dans un environnement hostile où Internet ne semblait viable que dans la gratuité, Mediapart a fait le choix payant…d’être payant. Et ainsi garantir, a priori, son indépendance.

EmmanuelPlenel

Votre serviteur pose ses questions à Edwy Plenel qui a bon dos!

Mediapart selon Plenel

Prenant directement ses distances avec son passé trotskyste, Plenel introduit sa prise de parole en rappelant qu’il ne décrit pas Mediapart comme un journal de gauche. Il ne s’agit pas tant de critiquer la dualité gauche-droite que d’en extraire le journaliste qui serait au-dessus/à côté de cette dualité. Il définit plutôt son journal comme prenant radicalement au sérieux l’idéal démocratique qu’il comprend comme étant un idéal d’égalité. Que la valeur « d’égalité » soit au cœur même d’une politique dite « de gauche » n’aura échappé à personne, mais ce ne sera ni la première ni la dernière contradiction de Plenel ce jour-là.

L’intérêt essentiel de sa conférence pour les étudiants aura été de remettre l’investigation au centre de la motivation journalistique tout en rappelant que le droit de savoir est un enjeu essentiel en démocratie. Ça ne mange pas de pain mais à une époque où on leur parle surtout de contrats précaires, de polyvalence non spécialisée, de formats courts, etc., je suppose qu’entendre ce discours est crucial pour eux.

Ce qui étonne plus est son corporatisme. Ainsi, ce n’est pas tant qu’il y aurait des journalistes défendant des idées (voire des intérêts) différentes et s’insérant, de ce fait, dans des groupes sociaux distincts qu’un groupe social distinct des autres qui serait celui des journalistes ! Vraiment ? Pourtant, les journalistes ne partagent pas tous les mêmes valeurs et le seul point commun d’être « journaliste », en soi, ne dit pas grand-chose. Sauf que, comme nous le verrons, Plenel (ab)use de ce tenu pour acquis afin de justifier une absence de positionnement clair. Mon propos est qu’entretenir cette confusion lui permet, justement, d’aller dans le sens du vent, voire de pratiquer l’enfumage intensif.

Positionnement politique et éthique de Mediapart

J’ai donc adressé à Edwy Plenel trois questions visant à lui donner la possibilité de clarifier son positionnement politique et éthique.

1) « Vous avez précisé en début de conférence que Mediapart n’était pas un journal de gauche, mais un journal qui défendait la démocratie et donc l’égalité. Or, le capitalisme produit nécessairement des inégalités. Êtes-vous donc un journal anticapitaliste ? »

La réponse de Plenel est un exemple type de la langue de bois. Il commence en disant : « bien sûr que le capitalisme n’est pas spontanément démocratique ». L’adverbe « spontanément » est très important car il suppose qu’en forçant un peu, le capitalisme pourrait bien le devenir. Tout en donnant l’impression d’une critique contre le capitalisme, il affirme ici en fait une position socio-démocrate classique.

Il poursuit en déclarant que le capitalisme n’est qu’une « forme donnée d’économie de marché qui lui précédait. » Il s’agit ici d’un argument par dissociation, comme le soulignait Perelman dans son Empire rhétorique : l’idée est de distinguer économie de marché (qui serait bonne) du capitalisme (qui en serait une version avariée). Il va de soi que je récuse personnellement une telle distinction : dès l’instant où des marchandises s’échangent librement dans un système de propriété privée, la concurrence apparaît inéluctablement et, avec elle, le cortège d’inégalités que nous connaissons. Plenel réaffirme donc, une nouvelle fois, sa pensée socio-démocrate réformiste.

D’ailleurs, cette position se précise lorsqu’il affirme qu’à Mediapart ils critiquent beaucoup le « libéralisme économique, le néolibéralisme, l’ultralibéralisme. […] c’est-à-dire un libéralisme qui a perdu sa moitié […] politique ». Il ajoute que « nous avons des pouvoirs ultra-capitalistes, ultra-autoritaires. » Comprenez bien que le problème, ce sont en fait les préfixes : ultra-, néo-. Sans cela, le capitalisme, ça n’est pas si mal… D’autre part, prôner le libéralisme politique, c’est vanter les mérites de l’individu sur le collectif. Ce qui est un choix tout à fait respectable, mais relève d’un positionnement fort qui, à mon sens, entre clairement en contradiction avec l’idéal d’égalité proclamé plus avant.

Il termine enfin sa réponse par une envolée lyrique contre Trump, Bolsonaro, la Chine, Poutine, etc. en mettant l’ensemble dans un même sac et en rappelant que l’ennemi de tous ces gens était le journaliste – sans distinction. Retour d’un corporatisme aveugle. Fait intéressant, ses derniers mots vont à l’égalité, une nouvelle fois, qui ne doit, je cite, « pas seulement [être] sociale » mais qui doit être une réponse « à toutes les discriminations, de genre, de sexe » dont l’égalité dans la « création ». L’idéal d’égalité via la focalisation sur les discriminations, c’est la gauche Hollande, celle qui permet de passer pour un progressiste sur les questions de société en menant une politique de droite sur le plan économique. D’ailleurs, quelle est cette égalité de créer ? Qu’est-ce donc ça ? Ne dit-on pas liberté de créer plutôt ? Voire même liberté d’entreprendre ?

2) Ma deuxième question à Plenel portait sur les rapports qu’entretient Mediapart avec le pouvoir judiciaire : « Est-il arrivé qu’un magistrat vous donne un filon pour que vous puissiez investiguer et que, grâce à votre enquête, il puisse se saisir de l’affaire ? Ce qui fait craindre un risque d’instrumentalisation du journal. »

Plenel comprend que la question est sensible. D’abord, la réponse fuse, directe, sans ambages : « Non. Ça ne s’est jamais passé. » Dont acte. J’ai des sources qui disent le contraire mais, comme tout ça est invérifiable, partons du principe qu’il ne ment pas. Toutefois, comme il sent que la réponse risque d’être trop courte, il s’embarque ensuite dans un plaidoyer à sa propre gloire, rappelant qu’à Mediapart, ils « follow the money » (sic) et qu’ils ont révélé de nombreux scandales financiers. Ce qui est très noble et tout à fait exact…mais n’a rien à voir avec la question posée. Il plaide ensuite pour un journalisme d’alerte, avec son propre agenda voir ce que les magistrats ne voient pas – tout en reconnaissant qu’il est très facile d’avoir de bonnes relations avec le pouvoir judiciaire pour avoir accès aux dossiers. Lequel, effectivement, se saisit des affaires ensuite, « mais sans avoir eu de filon avant ». Bon.

3) Ma troisième question portait justement sur le lanceur d’alerte, Julian Assange. « Assange est en train de crever à l’ambassade d’Équateur. À quel genre de compromission vous êtes-vous plié pour ne pas avoir à subir le même traitement ? » Il y a une pointe de provocation dans ma question, mais est-ce exagéré quand on sait la relative mansuétude dont il a fait preuve lors de son interview du Président Macron en compagnie de Jean-Jacques Bourdin ? Plenel était resté strictement dans les limites imposées par le genre : un zeste d’irrévérence pour ne pas passer pour un collabo (un petit mot à l’égard de la réception par Macron du Prince d’Arabie saoudite, le mot « répression » lâché quant à Notre-Dame des Landes) mais rien qui puisse remettre structurellement en cause le système économique défendu par Jupiter.

La réponse de Plenel à ma question est en deux temps. D’abord, il rappelle « [qu’] Assange, comme Snowden et Manning resteront trois héros malheureux de cette aire potentiellement démocratique et aujourd’hui régressive ». À propos d’Assange, il dit qu’« évidemment », on lui a fait « payer le prix fort ». Si c’est d’une telle évidence, pourquoi lui, Plenel, n’a-t-il payé le prix fort de rien ? Dans un deuxième temps, il se fend d’une saillie anti-Wikileaks qui aurait diffusé des « matériaux bruts non travaillés, dont on sait maintenant qu’ils auraient été en partie fournis par la Russie. » Faudra m’expliquer en quoi le fait que des matériaux soient diffusés par la Russie est un problème tant que ces informations sont vraies et vérifiées… À moins que l’on suppose que Wikileaks soit « à la solde » d’un pays qui est le seul à avoir accordé l’asile à Snowden ?

Si Plenel « touche du bois » quant « à mon souhait qu’il soit un jour mis en résidence, interné ou emprisonné » (sic – mais on dira que c’est une réponse provocante à une question provocante !), la question est en substance la suivante : est-il possible, sans censure ni autocensure, de tout dire, même à Mediapart ? Il me semble que si Mediapart peut « tout dire », c’est parce que ce que Mediapart veut dire n’est en réalité pas très dérangeant.

Fake news, objectivité, réalité, vérité

Au-delà du positionnement politique de Plenel dont on a compris qu’il était socio-démocrate, c’est-à-dire relevant d’un capitalisme réformiste, il est intéressant de se pencher sur sa façon de voir le journalisme.

Considérons d’abord ce que j’ai appelé au début de cet article son corporatisme. Pour Plenel, le journalisme est un métier, lequel suppose des compétences qui ne sont pas à la portée du premier venu. Ainsi, il ne croit pas au « journalisme citoyen » et dresse une barrière entre « amateurs » et « professionnels ». C’est le même principe qui sous-tend le site du Monde Les décodeurs et leur Decodex : comme le citoyen lambda n’est pas capable de se faire son propre jugement, des professionnels seront là pour lui dire ce qui est bon ou pas et ce qui est vrai ou faux. Le journaliste est là pour prêcher la bonne parole, pour lui apporter, comme dirait la campagne belge anti-fake news, une information « d’origine contrôlée ».

Je suis férocement opposé à une telle conception. La guerre en Libye, les armes de destruction massive en Irak, le charnier de Timisoara ou, encore hier, les images falsifiées de France 3 sur les « gilets jaunes », c’est ça, l’origine contrôlée? Et si, à la place de lire la presse « contrôlée pour vous », vous commenciez à contrôler vous-même la presse, quelle qu’elle soit? Exercer son esprit et ses compétences critiques, n’est-ce pas comme ça qu’on est garant de la démocratie?

C’est le propos que j’ai toujours défendu, notamment à travers cet article, une introduction à la critique des sources et une déconstruction d’un exemple parmi d’autres des « fake news » du quotidien, colportées par la presse mainstream autant que par les presses alternatives. Pour moi, l’information n’est PAS un pré carré! Nous dire ce qu’on doit penser, ce n’est pas émanciper, c’est soumettre! L’enjeu démocratique est moins dans un journalisme « univoquement professionnel » que dans la capacité de chaque citoyen à pouvoir lui-même déconstruire les messages éventuellement contradictoires qui lui sont adressés. D’ailleurs, l’information n’est pas le seul fait des journalistes : elle provient également du monde académique, du monde associatif, des intellectuels, du monde politique, etc.

Enfin, à travers sa conférence, Plenel a partagé sa vision sur la nature des faits. Il reprend à son compte le vocable des « fake news » et le rôle des journalistes pour lutter contre ces derniers. Qu’implique la notion de fake news ? Qu’il y a des faits et que, en tant que tels, il serait possible d’en dire une vérité. Or, si la nature des faits est indiscutable (« il se passe des choses », c’est la réalité), la seule évocation de ces faits est déjà de l’ordre du discours (donc de la mise en correspondance située entre ce qui est dit et ce qui est réel, c’est-à-dire la vérité). De ce point de vue, la distinction entre éditorial, articles d’investigation, brèves, etc. relève plus d’une stratégie de mise en visibilité plus ou moins grande de l’opinion de l’auteur qui s’appuie sur des cadres théoriques rigoureux ou, au contraire, sur des clichés éhontés.

Conclusions

Edwy Plenel et, avec lui, Mediapart, défend un journalisme corporatiste, ancré dans une tradition socio-réformiste du capitalisme. Il excelle dans l’investigation et la publicité de scandales qui sont toutefois toujours présentés comme des effets conjoncturels, des dysfonctions d’un système qui, par nature, pourrait ne pas être mauvais.

Mediapart est à la presse écrite ce que Cash investigation est au reportage télévisuel : sous couvert d’être les chiens de garde de la démocratie, ils laissent penser, en creux, qu’il n’y a pas de causes structurelles aux déviances qu’ils se font un point d’honneur à dénoncer. D’ailleurs, Élise Lucet ne disait-elle pas auprès de cette bande de joyeux Youtubeurs du JTerre qu’elle était convaincue que « les entreprises sont sensibles aux modes de pression » et que, sous pression, elles changeront ? Comme si ces mêmes entreprises avaient tout le loisir d’être éthiques et que leur ignominie était un choix.

 

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Analyses, Articles parus sur d'autres médias, Réactions

Le PTB, la citrouille qui fait peur ?

Article également paru dans la Libre Belgique du 14 novembre 2018.

Bouh ! Halloween est pourtant derrière nous, mais les thuriféraires de la doxa économique persistent à utiliser la gauche…pour faire peur. Le problème ? La carte blanche rédigée par Corentin de Salle et Mikaël Petitjean dans la Libre du 8 novembre 2018 repose sur un sophisme dit de « l’homme de paille ». Cet argument consiste à présenter erronément la position de son contradicteur pour le décrédibiliser ensuite sur la base-même des erreurs volontairement introduites. Subtil et dévastateur.

pumpkin

Une citrouille bien rouge qui fait peur!

Quel est ce fameux argument fallacieux ? Celui de faire croire que les mesures prônées par un parti de la gauche dite « radicale » sont possibles en demeurant dans le système capitaliste actuel. Or, précisément, la gauche « radicale » s’emploie à démontrer que, structurellement, le système capitaliste ne peut faire autrement que produire les inégalités qu’elle dénonce. Discuter de tel ou tel coût de l’une ou l’autre « mesure » est vain si l’on reste dans ledit système. Exemple : la semaine de quatre jours n’a effectivement aucun sens si les entreprises n’ont d’autre choix que d’être en compétition pour leur survie… Et, en effet, le cadre européen étant capitaliste, il est peu probable de sortir de ce système économique tout en restant dans les institutions européennes. C’est d’une telle évidence qu’il est surprenant de devoir le préciser.

En réalité, les mesures de la gauche « radicale » essentielles s’opposent à la nature du système capitaliste : la propriété privée et, par voie de conséquence, le système concurrentiel. Les exigences du Conseil National de la Résistance l’exprimaient bien : nationalisation des secteurs économiques répondant aux besoins premiers, fin des monopoles, planification, autonomie nationale – pour prendre les plus importantes qui ont aussi été historiquement celles les moins appliquées. Ainsi, ce que les deux auteurs présentent ironiquement comme une conséquence « fatale », tellement angoissante et dommageable que sa seule énonciation suffirait à la discréditer, est en réalité un prérequis indispensable à une politique de gauche : la collectivisation des grands moyens de production, la fin de la croissance économique pour elle-même, la redistribution des richesses produites, la fin du vol de la plus-value, etc.

On comprend alors que l’exercice de « politique-fiction » de M. de Salle et de M. Petitjean relève soit de la mauvaise foi, soit de l’ignorance. Ce n’est pas une excuse : si le capitalisme est un système économique dont la mécanique produit nécessairement des inégalités, sa longévité s’appuie sur des idéologues qui en font la publicité en dépit des innombrables preuves de son caractère criminel – qu’il s’agisse des victimes humaines ou de l’environnement.

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Analyses

Comprendre les fusions d’entreprise (partie 5)

Pour la partie 1, voir ici
Pour la partie 2, voir ici
Pour la partie 3, voir ici
Pour la partie 4, voir ici

  • Et les États là-dedans ? Je veux dire : on a quand même du pouvoir comme citoyen ! C’est un peu notre responsabilité si on élit des gens qui agissent contre nos intérêts.
  • Il suffirait d’élire des gens « biens » ? Des politiques qui « tiendraient leur parole » ?
  • Mais oui ! Ce n’est pas si bête quand même…
  • Ou alors, ils ne peuvent tout simplement pas tenir parole. Regarde, Nicolas Hulot a fini par démissionner…
GM

General Motors

  • Oui, enfin, un ministre de l’écologie qui avait neuf voitures, bonjour l’intégrité quand même !
  • N’empêche. Il aurait pu continuer à être ministre. Or, même lui, avec le peu d’exigence qu’il avait de lui-même a fini par avaler trop de couleuvres !
  • Comment peut-on l’expliquer ?
  • Comme pour les patrons de l’industrie ou de la finance : l’absence de choix.
  • Je ne comprends pas.
  • Pour des tas de raisons, politiques et hommes d’affaires partagent les mêmes intérêts. Certains passent d’un milieu à un autre indifféremment, comme Barroso ex-Président de la Commission européenne passé chez Goldman Sachs. On appelle ça les « revolving doors ». Soit parce que comme ils se fréquentent sans cesse, ils deviennent amis. Voire même ils ont fait leurs études ensemble, ils appartiennent au même milieu socio-économique et socio-culturel.
  • Ok, mais ça ne fait pas tout…
  • C’est déjà beaucoup. Ils se fréquentent lors de repas d’affaires, au dîner du Siècle, au Bilderberg, dans la franc-maçonnerie, dans les divers dîners où on retrouve des politiques, des hommes d’affaires, des journalistes, etc.
  • Tu verses dans le complot là, non ? Tu vas bientôt me parler des Juifs ?
  • Mais non, pas du tout. Dans tous les milieux, il y a ce genre de rassemblement. Compare ça à la pétanque du dimanche midi sur la place du village ! Sauf que là, la différence, c’est qu’ils ont beaucoup plus de pouvoir. Et ils s’arrangent donc collectivement pour le conserver.
  • Je ne sais pas. Cette explication presque psychologisante me dérange un peu. Il doit bien y avoir des raisons plus…rationnelles.
  • Assurer ses intérêts présents et futurs est très rationnel. C’est le principe même du lobbyisme. Cela dit, tu as raison. Il y a des mécanismes purement économiques.
  • Que veux-tu dire ?
  • La plupart croit vraiment dans le dogme du libéralisme économique voulant que l’entrepreneuriat privé crée de l’emploi et que, par ruissellement, l’ensemble de la société en profitera. Les yeux fixés sur le PIB, qui ne s’intéresse qu’à la création de richesses et non à sa distribution, ils pensent qu’une augmentation de la production profite nécessairement à tout le monde.
  • Et donc ils favorisent les cadeaux économiques, comme les diminutions de taxes aux grandes entreprises, en pensant que de ce fait ils font d’une pierre deux coups ?
  • Voilà, on peut dire ça. Mais évidemment, on a tendance à croire avant tout à ce qui nous arrange.
  • Sauf que les grandes entreprises, corsetées par l’obligation de profit, elles n’en profitent pas pour engager des gens mais pour gagner en compétitivité.
  • Et comprends bien que comme on l’a dit plusieurs fois, c’est très sensé ! L’entreprise en question gagne alors la guerre économique, mais pour un temps très limité seulement, puisque très vite, les autres pays se calquent sur ces nouvelles normes et c’est la collectivité qui paie le prix fort.
  • Dis, c’est quoi la différence entre la productivité et la compétitivité en fait ?
  • La productivité, c’est arriver à faire plus avec moins. Produire plus de voitures avec moins d’ouvriers par exemple.
  • Et la compétitivité ?
  • C’est arriver à être « plus productif » que les autres !
  • Comme c’est relatif, c’est un jeu qui ne s’arrête jamais du coup…
  • En effet.
  • Et donc, aucun politique ne peut sortir de ce jeu-là ?
  • Tant qu’on reste dans le jeu capitaliste, non. Du coup, les gens croient de moins en moins à la politique. De moins en moins dans un pays qui serait géré par les pouvoirs publics.
  • Tu veux dire que ça participe à la croyance que seul le privé est capable de bonne gestion et qu’il faudrait donc qu’un pays soit géré comme une entreprise ? C’est complètement paradoxal.
  • Tout à fait. Et c’est exactement sur ce mythe-là qu’un Emmanuel Macron a été élu. Peu importe au final que cette vision puisse contribuer au problème plutôt qu’à la solution…c’est de l’ordre de la pensée magique.
  • Je vois. Au moins l’État est capable de prendre les bonnes décisions, au plus on considère que diminuer son pouvoir est la solution. Alors que c’est le problème.
  • Et tout ça est très cohérent avec un monde individualiste où il faut « performer ». Les notions de « collectif » nous passent complètement au-dessus aujourd’hui. Je voyais la une du Monde récemment sur le climat. Individuellement, les gens ne s’en foutent pas mais, collectivement, personne ne se bouge. Même pas moi.
  • Je suppose que les gens se sentent impuissants. Les décisions difficiles doivent être prises en amont, par le pouvoir politique.
  • …dont on vient de dire qu’il n’en avait plus les moyens !
  • Pourtant, c’est comme ça que fonctionne la démocratie ! Tu ne voudrais quand même pas d’une dictature !
  • Les dictatures s’accommodent très bien d’une pensée capitaliste. À ton avis, par qui Hitler faisait-il construire ses voitures ?
  • Je ne sais pas…
  • General Motors. Et le contraire est vrai aussi : rien n’indique qu’une société où l’économie serait publique ne puisse être démocratique.
  • Oui, bon, historiquement, tu conviendras que ce n’est pas gagné.
  • De quoi parles-tu ? De Cuba qui subit un embargo scandaleux et terrifiant depuis 1962 par les USA ? De l’URSS qui s’est construite en temps de guerre ? De la Chine de Mao ? Tout ça est vraiment comparable ?
  • Tu ne vas pas défendre Staline ! Et Mao !
  • Ni Reagan, ni Obama, ni Trump, ni l’UE ! Qui sait ce que Lumumba aurait pu faire s’il n’avait été assassiné ? De qui parles-tu ? D’Allende, de Torrijos, d’Arbenz, de Chavez, de Mossadegh, de Zelaya…tous morts. De mort suspecte pour la plupart. Ou renversés par des Coups d’état. Des USA en général. C’est trop facile de jeter l’opprobre sur une théorie politique en pointant le doigt vers une mise en pratique qui, souvent, a été mise en difficulté par ceux-là mêmes qui la critiquent.
  • On appelle ça l’argument de l’homme de paille, non ?
  • Ça y ressemble bien, oui. Puis de toute façon, ces mêmes démocrates qui sont censés nous diriger avec tellement d’éthique s’embarrassent peu des dictatures quand ça les arrange. On parlait des liens entre GM et les Nazis, mais ça vaut encore pour nos dirigeants avec l’Arabie saoudite ou le Qatar.
  • Je n’arrive pas à comprendre l’intérêt qu’ils ont à défendre des pays pareils. On ne partage rien avec eux ! Leurs idées rétrogrades, la lapidation…
  • Mais ce n’est pas la question. La question, c’est le business. L’Arabie saoudite est le deuxième importateur d’armes au monde.
  • Ils en font quoi de ces armes ?
  • Ils font la guerre. Ils financent le terrorisme.
  • Attends, il ne faut pas exagérer non plus. On ne peut quand même pas affirmer qu’il n’y avait pas de guerres avant le capitalisme et que toutes les guerres d’aujourd’hui sont des guerres du capitalisme.
  • C’est une bonne remarque. Je serais curieux de savoir ce que d’autres en pensent. Effectivement, il y a toujours eu des guerres. Chaque système économique a produit ses propres inégalités, ses propres luttes intestines mais aussi ses propres croyances. Les esclaves se sont révoltés, les cerfs ont cherché à avoir plus de droits. La révolte des paysans qui ont tenté de prendre Londres en 1381 a été écrasée…
  • Où veux-tu en venir ?
  • Il faut bien comprendre qu’il y a une évolution dans les rapports de production. D’une certaine façon, si on défend des valeurs d’égalité bien sûr, le servage représente un « mieux » par rapport à l’esclavage. Et le capitalisme est aussi un « mieux » par rapport au servage.
  • Te voilà en train de défendre le capitalisme ?
  • Non, pas du tout. Je montre simplement qu’il ne faut pas être binaire. L’historicité est importante. Il est aussi ridicule d’idéaliser les rapports de production précédents que de penser qu’il n’est pas possible de faire mieux que le capitalisme.
  • Ceux qui disent que le capitalisme est indépassable se trompent à ton avis ?
  • Bien entendu. Dans sa forme impérialiste, celle qu’on vit aujourd’hui, il est même plutôt récent.
  • Impérialiste ? Que veux-tu dire ?
  • On en revient à ta question initiale sur les guerres. Quand des patrons n’arrivent plus à exploiter leur propre main d’œuvre, ils exploitent la main d’œuvre ailleurs. Et les sols avec les matières premières.
  • Oui, et puis quoi ? Les colonies par exemple ?
  • En effet. Mais souviens-toi du principe de compétitivité : tous les acteurs économiques, pour ne pas disparaître avalés par les autres, sont obligés de faire pareil et même de faire plus que les autres. Avec comme conséquence un partage de la planète entre les seules grandes puissances du moment.
  • On peut dire que la conférence de Berlin illustre bien ce que tu dis ?
  • Tout à fait. Et la suite, tu la connais. L’Allemagne, arrivée plus tard dans le jeu colonial, s’est sentie flouée. La Première guerre mondiale, que si peu de gens arrivent à expliquer, n’est jamais qu’une nécessité de renégocier les territoires partagés précédemment.
  • Attends, quoi ? Là, je ne te suis plus.
  • C’est pourtant simple : si vous êtes six, vous divisez le gâteau en six ! Mais imagine qu’un septième arrive et que personne ne veut lui donner un morceau de sa part ?
  • S’il veut être sûr de manger, il se battra pour…
  • Tu as compris le principe des guerres impérialistes.
  • Et tu sous-entends qu’on pourrait appliquer cette grille de lecture à tous les conflits mondiaux ?
  • Si on n’occulte pas toutes les autres raisons, comme l’Histoire des peuples concernés, leurs croyances, leur culture, les conditions météorologiques, etc., oui. La forme que prennent les conflits est contingente mais que le capitalisme soit un mécanisme fondamental des guerres est évident.
  • Olà, évident ? Il faudrait pouvoir le prouver !
  • Comment reconnaît-on une bonne théorie ?
  • Je ne sais pas.
  • À sa capacité d’explication, certes, mais aussi à sa capacité de prédiction, comme le dirait le sociologue Karl E. Weick. Autrement dit, si on est en mesure de prédire les guerres et leurs conséquences grâce à cette théorie, on a de bonne chance de croire que cette théorie est performante.
  • Et c’est le cas ?
  • Oui, ça l’est. Par exemple, seuls les théoriciens qui défendaient ce genre de théories ont pu, dès le départ, prédire que la guerre en Libye serait un fiasco. Ce sont les mêmes qui dénonçaient les mensonges des armes de destruction massive en Irak bien avant que les médias mainstream reconnaissent qu’ils s’étaient fait berner.
  • Mais on dit aussi que cette théorie, pour faire simple disons la perspective marxiste-léniniste, est une mauvaise théorie parce qu’elle serait infalsifiable. Autrement dit, on arriverait toujours à tout expliquer avec cette théorie, une chose et son contraire !
  • Je ne pense pas que ce soit vrai. Je dis la chose suivante : si un gouvernement élu est capable de changer les règles du jeu capitaliste avec des réformes sans subir d’attaques de quelque nature par les autres pays capitalistes et sans le recours à la lutte sociale, je serai d’avis que cette théorie ne tient pas.
  • Donc cette théorie est falsifiable ?
  • Pour moi, oui. Puisqu’on est en mesure d’énoncer une situation fictive qui la rendrait caduque.
  • Ça me paraît un peu compliqué, je crois que je devrais revenir là-dessus plus tard. Mais je pense comprendre dans les grandes lignes.

Suite dans la partie 6

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Réactions

Raphaël, le chanteur

Résumons. Le chanteur Raphaël avait subi un « bad buzz » il y a quelques années, à cause d’une chanson, « Le patriote », dans laquelle il écrivait entre autres – avec courage ou naïveté – ceci : 
« Les étrangers, ça va dans des camps
On va quand même pas sauver le monde
Et mes Santiago dans tes dents
C’est toujours mieux que d’te répondre »
C’est aussi une chanson où, dans le désordre, il fustige les « chanteurs avec quotas » (parmi lesquels ironiquement il se compte), se propose de « siffler la Marseillaise avec les beurs », et critique ouvertement « le bon peuple et son président ». 
Sauf que, diversement appréciée (tu m’étonnes, n’avait-il pas vu ce qui était arrivé à ridan?), cette chanson a fait revenir notre cher Raphaël à des considérations beaucoup plus sages. À un point carrément croquignolesque lorsqu’il affirme ce samedi à « On n’est pas couché » (vers 7’20) avoir voté pour la première fois pour la présidentielle. Son candidat? Macron au premier tour. Macron au second tour. Le plus amusant étant qu’il croit bon de préciser spontanément l’avoir fait « par conviction ». 
Il vote Macron « par conviction ». Le même Macron qui se moquait ouvertement, il y a quelques semaines, des migrants comoriens. On estime à 50.000 le nombre de morts ayant tenté cette traversée depuis 1995, soit seize fois les victimes du 11 septembre! Un chiffre faisant dire au gouverneur d’Anjouan qu’ils ont la réputation d’avoir « le plus grand cimetière marin du monde ». 
Un retournement de veste plutôt hallucinant. Le pire, c’est que les raisons de ce retournement étaient déjà inscrites dans sa fameuse chanson « Le Patriote » dans laquelle il explique que « s’il n’avait pas sa carte de lâche », il leur foutrait son « pied dans les dents », mais que « si tu rentres pas dans la file, tu finis bien vite aux arrêts ». Bon ben apparemment, il a toujours sa carte de lâche et ce qui est sûr aussi, c’est qu’il est bien vite rentré dans la file. Sans complexe. Tu sais quoi, Raphaël? Si la France, parfois « ça t’déprime », comme tu dis, moi c’est des vendus comme toi qui me dépriment…
Sources :
Pour rappel, la chanson : https://www.youtube.com/watch?v=p-xLOxudtrM
Le grand moment où Raphaël explique avoir voté Macron : https://www.youtube.com/watch?v=5QRUMlPkJyY&
Les chiffres sur les Comores : http://www.slateafrique.com/623667/comores-mayotte-migrants

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