Message aux lecteurs

Pourquoi lire le radis en 2021 ?

Des articles et analyses approfondies, des podcasts disponibles sur toutes les plateformes, des grands dossiers : l’année 2020 a été particulièrement productive pour mon blog. Je vous partage ci-dessous les articles dont je suis le plus fier et/ou qui ont le plus attiré l’attention.

Un immense MERCI à vous tou.te.s qui avez pris le temps de me lire et/ou d’écouter les podcasts. Les articles sont souvent longs, compliqués…et déprimants. Et pourtant vous avez été nombreux.ses en 2020, MERCI POUR VOTRE SOUTIEN. Ça motive énormément.

SCOOP : je vais acheter un micro Blue Yeti pour avoir des podcasts de meilleure qualité. Si vous avez envie de contribuer, mon Tipeee est le lieu où laisser un pourboire 😉

Vivement 2021 et, en attendant, petit tour d’horizon de ce que j’ai eu le plaisir de publier.

Les articles les plus lus en 2020

  1. NewB : l’escroquerie en sarouel-cravate ? Une enquête approfondie sur les fausses promesses de la banque qui promet de « changer la banque »
  2. NewB, l’ambulance et le cheval de Troie Publié en fin d’année 2019, j’étais le premier à prédire le fiasco qui se confirmerait quelques mois plus tard
  3. L’absurdité des tests de QI, en 7 arguments Publié en 2018 et régulièrement mis à jour, cet article continue de provoquer un grand engouement alors que je n’ai jamais eu autant de proches se disant « HP » 😉
  4. Il est évident que la Chine Premier volet de mon grand dossier sur les droits de l’homme en Chine, l’épisode revient en particulier sur le concept « d’évidence » lorsqu’on pense à des pays qu’il est attendu de détester
  5. François Bégaudeau, punchliner marxiste (et sexiste) Article écrit en deux temps : un premier temps d’admiration de la plume précise et acerbe de l’auteur français, le second en réalisant combien ce dernier était plus prompt à dire plutôt qu’à faire

Les grands dossiers

J’y explore en profondeur, sur plusieurs articles, à l’aide d’outils épistémologiques et de fact-checking, une thématique en particulier.

Amnesty International et les droits de l’homme en Chine À travers une enquête que j’ai menée sur plusieurs mois, je démontre avec rigueur et précision le spectre des mensonges de l’ONG internationale vis-vis de la Chine

Comprendre le capitalisme Construit sous la forme d’un long dialogue, j’y explique très concrètement les bases du système capitaliste : marché libre, propriété lucrative privée, concurrence et trusts, dégâts sociaux et environnementaux, etc.

Des solutions, vraiment ?

Ces dernières années, je me suis régulièrement retrouvé à m’enthousiasmer pour des idées présentées comme des solutions aux problèmes économiques, sociaux et environnementaux…pour ensuite déchanter. Dans les articles suivants, je déconstruis plusieurs de ces pseudos-solutions.

Dossier NewB Peut-on changer le système bancaire de l’intérieur et pas à pas ? Ce dossier démontre que « non », malheureusement, on ne changera pas la banque sans changer les structures du capitalisme

Dossier « Demain » Le film « Demain », à la suite du mouvement de Pierre Rabhi, avait lancé une immense vague d’espoir quant aux actions concrètes que l’on pourrait prendre face aux défis environnementaux. Dans un premier article, j’avais prédit l’absence de résultats. Dans le deuxième article, je montre malheureusement par l’analyse de faits concrets la fiabilité de mes prédictions passées.

Nouveaux mouvements sociaux : faire le tri Extinction Rebellion constitue-t-il vraiment un changement de paradigme dans le militantisme ? Certainement pas en étant financé par les plus gros pollueurs de la planète

Bitcoin, monnaie capitaliste Certain.es ont vu dans le Bitcoin une monnaie pouvant s’affranchir des banques centrales et, par conséquent, de la domination des États. Je montre dans cet article que loin d’être révolutionnaire, cette monnaie spéculative fait ce que le capitalisme a toujours fait : du pognon sur le dos du travail humain.

Les robots ne prendront (malheureusement) pas notre travail Faut-il craindre ou souhaiter la robotisation ? La question est sans doute mal posée en système capitaliste où la délégation aux robots de nos tâches ne peut s’accompagner d’une réduction collective du temps de travail.

Financer les oppositions démocratiques Peut-on réellement rendre le monde plus démocratique en finançant les ONG internationales et les groupes d’opposition ?

Comprendre la théorie

Le fact-checking n’est rien si l’on ne prend pas conscience des valeurs que l’on défend et des théories qui soutiennent ces dernières. Ce n’est que comme ça que l’on peut comprendre comment, à partir d’un diagnostic similaire, nous pouvons parfois arriver à des interprétations des faits si différentes #réunionsdefamille

Réforme ou révolution, refaire le monde autour d’un verre À travers un dialogue, j’y défends une position politique résolument révolutionnaire

Éthique, bio, équitable, RSE…sont-ils vraiment mieux que rien ? Dans cet article, je montre théoriquement la fausse bonne idée du colibri s’épuisant à « faire sa part » sans s’intéresser ni aux raisons de l’incendie, ni aux plus grands pyromanes

Désarroi déjà roi, la charité s’il vous plaît Peut-on répondre durablement à la pauvreté en pratiquant la charité ? J’explique dans cet article en quoi le croire est confortable mais demeure une erreur fondamentale

Qu’est-ce que l’égalité ? La valeur d’égalité est aux sources de tout positionnement marqué à gauche. Loin d’être évidente, cette valeur embrasse une série de contradictions que j’analyse dans cet article

Changement climatique, pourquoi on ne se bouge pas À travers la métaphore du dilemme du prisonnier, je montre comment l’intérêt individuel s’oppose à l’intérêt collectif dans la lutte contre le changement climatique

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Analyses, Réactions

Zététique sur Youtube, douter de tout sauf de soi-même

Podcast audio

[EDIT] 14 avril 2019 – voir aussi, plus bas, l'[EDIT] du 22/10/2019. Suite à la publication de l’article qui suit et une invitation aux Youtubers mis en cause à s’exprimer sur ma page Facebook, seul un Monde Riant a répondu par ces mots :

« Si j’avais pas 15 minutes à perdre, je devrais m’arrêter ici :
« La méthode scientifique deviendrait alors la mesure de toute connaissance », vu que cette phrase est déjà erronée et qu’il me semble que si certains d’entre nous la prétendent, on doit pas être beaucoup (et en vrai, j’ai jamais vu personne prétendre ça).
J’me suis arrêté pour de vrai à « arrogance autosatisfaite » à 3.23. »

Passons sur le fait que le travail de ce Youtuber consiste précisément à « perdre 15 minutes » sur des sujets avec lesquels il n’est pas d’accord et qu’il tente de déconstruire. Il devrait s’en donner à cœur joie ici aussi mais, apparemment, il est moins disposé à s’attaquer aux questions de fond qu’il évacue directement en me reprochant de souligner [son] « arrogance autosatisfaite ». Ce qu’il ne dit pas, c’est que je ne suis pas le premier à dénoncer leur posture arrogante, et certains l’expriment particulièrement bien, comme dans cette vidéo de Charles Robin : « Vous avez dit esprit critique? » Et dans cette vidéo, l’auteur lui aussi formule le reproche d’une méthode scientifique qui devrait être l’ultime outil pour atteindre la connaissance…

Enfin, dans sa dernière vidéo, Mr. Sam – que j’ai également mis en cause dans l’article qui suit mais qui n’a pas réagi – annonce justement (un heureux hasard?) qu’il arrête un de ses formats courts en vidéo, pourtant très populaire. Parmi les raisons invoquées : le niveau de qualité qui, avec le peu de temps à sa disposition, est pour lui insuffisant. Il souligne explicitement les trop nombreuses erreurs mais aussi le mépris qu’il emploie parfois dans le ton! Bien qu’étonné par une telle annonce, je dois dire que c’est extrêmement courageux de sa part et il faut saluer l’humilité, preuve s’il en faut d’intelligence, d’une telle décision et de telles précisions. Si d’aventure Mr. Sam devait lire ces lignes, qu’il n’hésite pas à me contacter par mail pour parler ensemble d’épistémologie. [EDIT BIS – 22/10/2019] Entre-temps, Mr. Sam a repris ses « Petits points d’interrogation« , en assumant le fait que ce serait des « vlogs » dont la qualité ne serait par conséquent pas forcément au rendez-vous parce qu’il prendrait moins de soin à vérifier ses sources… Le tout après avoir commis une critique (dont il reconnait lui-même la médiocrité) du débat entre Étienne Klein et Stéphane Foucart! Quand un apôtre de la « pensée critique » nous demande d’excuser la piètre qualité de ses vidéos qui doivent servir à « flatter l’algorithme de Youtube », que faut-il penser sinon que l’hôpital se fout de la charité? Moi qui avais cru reconnaître de l’humilité et de l’intelligence…


La zététique, c’est l’art du doute. On l’utilisait pour étudier rationnellement les phénomènes paranormaux. Avec le temps, son champ s’est étendu. La méthode scientifique deviendrait alors la mesure de toute connaissance.

Qu’est-ce que la méthode scientifique ? Un ensemble d’outils qui devraient normalement permettre de s’assurer que différents phénomènes sont bien reliés par de la causalité. Par exemple, si vous soupçonnez votre maison d’être hantée par le fantôme d’un arrière grand-oncle, la méthode scientifique doit vous permettre de le démontrer. Si vous pensez que le glyphosate est dangereux pour la santé, la méthode scientifique doit vous permettre de le démontrer… Vous avez compris le principe.

(Auto-)dérision 🙂

Sur Youtube, une large communauté de vidéastes se réclament de la zététique. Et c’est très bien. Très bien parce que cela donne lieu à une grande quantité de vidéos d’excellente facture, lesquelles discréditent le pire de la désinformation (du style « Révélation des pyramides »). Le problème, c’est que, comme nous allons le voir, les plus ardents défenseurs du doute systématique paradoxalement oublient d’appliquer à eux-mêmes les grands principes qu’ils imposent fort logiquement aux autres. L’art du doute se transforme alors en dogme et c’est l’ensemble de la pensée critique qui trinque. Voyons ça de plus près.

Douter de ses doutes ?

Commençons par une expérience de pensée. Un grand principe de la zététique est celui de la crédence : il s’agit de se demander quel degré de certitude on a vis-à-vis de ce qu’on dit/pense. Par exemple, lorsque je dis : « le glyphosate est mauvais pour la santé dans les proportions actuellement présentes dans les aliments », à quel point j’y crois ? 100% a priori ? Je n’aurais aucun doute là-dessus ? Un peu moins, disons 90% après avoir regardé le sujet d’Envoyé Spécial? Et plus que 40% après la campagne des zététiciens de Youtube ?

Bon, maintenant, faisons le même travail avec la méthode scientifique. À quel point un zététicien pense-t-il que la méthode scientifique seule peut permettre d’atteindre la connaissance ? S’il y croit à 100%, on a un problème : être certain que l’art du doute est la mesure de toute chose, c’est contradictoire. Mais d’autre part, douter – même de façon infime – de l’art du doute, c’est accepter, au moins infimement, qu’il y aurait d’autres façons de connaître. Autrement dit, que la zététique n’est pas la mesure de toute chose, ce contre quoi ils s’efforcent de lutter. On est là face à un avatar du paradoxe du menteur.

Jusqu’ici, dans leur immense majorité (et c’est bien là le propos de cet article…), les zététiciens de Youtube ont choisi la contradiction[1] : être certain de leur art du doute. Les vidéos de « Mr. Sam » sont éclairantes de ce point de vue, de même que la plupart des vidéos de « La Tronche En Biais » ou d’un « monde riant » affichent le même genre d’arrogance autosatisfaite. Pourtant, il apparaît clairement qu’un nombre incalculable de connaissances s’accumulent en-dehors du cadre strict de la méthode scientifique. Doutez-vous d’exister ? Si pas, comment démontrer votre existence scientifiquement ? Quel serait le « groupe contrôle » ? L’existence est une question philosophique, imperméable aux considérations méthodologiques. Malheureusement. Et il en va de même des questions morales, des émotions, etc.

Toute connaissance n’est pas scientifique

Il y a même d’autres espaces parfaitement rétifs à l’investigation scientifique « poppérienne ». Par exemple, je me suis beaucoup intéressé au rêve. Eh bien, qu’on le veuille ou non, le contenu du rêve est inaccessible à la méthode scientifique. Pire : il est impossible de prouver que nous rêvons ! On peut prouver l’activité cérébrale certes, mais pas le vécu phénoménologique. Allez dire ça à votre enfant qui s’éveille d’un cauchemar… Et il en va de même pour différentes expériences de transcendance, de la prise d’hallucinogènes avec ses « ego loss » jusqu’aux rencontres divines par des prophètes : qu’on y croie ou non n’y change rien. Ce n’est pas que l’expérience soit irréfutable (au sens de Popper), c’est qu’elle est singulière, unique et, à ce titre, non généralisable. Donc, non scientifique. Est-ce à dire qu’on n’y apprend rien ?

À ce moment, vous vous direz peut-être : « Certes, mais est-ce vraiment important ? » La réponse est : « oui », parce que les conséquences d’une position dogmatique sur la méthode scientifique peut mener à renforcer des préjugés là où on aurait souhaité le contraire, c’est-à-dire à agir contre son propre objectif et à finalement faire des erreurs. Il ne s’agit pas seulement d’un enjeu épistémologique : se tromper sur la causalité qui lie des phénomènes entre eux mène potentiellement à défendre l’indéfendable.

Passons en revue les outils principaux de la zététique et essayons de les appliquer à un « cas », par exemple celui des « théories du complot ». Je prends un tel exemple sensible à dessein : en effet, il fait tant consensus que la simple affirmation « c’est une théorie du complot ! » suffit généralement à discréditer un propos. Ainsi, le « complot pharmaceutique » est souvent moqué par les zététiciens qui critiquent les positions anti-glyphosates pour des questions sanitaires…

Les limites de la méthode zététique

Le premier outil de la zététique est la recherche systématique de l’erreur dans sa propre hypothèse. Imaginons, comme dit plus haut, une attaque terroriste, dans une démocratie européenne, faisant 17 morts. Tout porte à croire que l’extrême-gauche est responsable de l’attentat mais, moi, je défends une « théorie du complot ». Je dis au contraire que l’extrême-droite en est responsable et, en plus, que c’est la CIA et le MI6 qui étaient derrière. On a là tous les meilleurs aliments pour une bonne théorie du complot, non ?

Une fois ces éléments posés : comment puis-je tester mon hypothèse ? Sur quelle base m’assurer que ma position minoritaire n’est pas fausse ? Eh bien, je suis incapable de le faire : puisqu’un complot a vocation à être secret, tous les éléments que je trouverai et qui rendront responsables l’extrême-gauche ne peuvent que confirmer à la fois la théorie dominante (si on prend les « preuves » pour véritables) mais aussi ma théorie (si on prend les « preuves » comme des artefacts de l’opération sous faux-drapeau !) On n’est pas très avancé. À l’inverse, les tenants de l’hypothèse dominante peuvent chercher des preuves allant dans mon sens et leur hypothèse est d’autant renforcée qu’ils n’en trouvent pas. Ma théorie du complot sort perdante de l’usage du premier outil.  

Dans un deuxième temps, la zététique incite à formuler des hypothèses cohérentes et puis à les tester. Bon, honnêtement, je trouve mon hypothèse très cohérente – comme tous les tenants d’une théorie du complot : l’attentat vise à discréditer la Russie soviétique et le communisme en général tout en œuvrant à l’installation d’un pouvoir fasciste dans ce pays démocratique. Cohérent, non ? Toutefois, comment pourrais-je tester mon hypothèse ? Et comment mon contradicteur, soutenant l’hypothèse opposée, pourrait-il tester la sienne ? Nous ne le pouvons pas. En réalité, bien rares sont les cas où il est possible de mettre en place des protocoles d’expérimentations solides qui permettent de tester et retester ses hypothèses. C’est la raison pour laquelle les zététiciens aiment tant parler des questions de santé (en déconstruisant notamment les pseudo-médecines alternatives comme l’homéopathie) ou les soi-disant « dons » hors du commun de médiums qui ne toucheront (sans doute) jamais le pactole promis par James Randi. Dans ces deux cas, il est en effet possible de mettre en place ces fameux protocoles.

Le point suivant revient à considérer qu’une « affirmation extraordinaire nécessite des preuves extraordinaires ». Autrement dit, la charge de la preuve incombe au demandeur. Observez bien ce point, il est crucial. Ça veut dire que la zététique favorise, par nature, le sens commun, donc la pensée dominante. Dans la plupart des cas, ce n’est évidemment pas un souci mais, lorsqu’il s’agit de questions sensibles, comme la géopolitique, c’est beaucoup moins clair. Or, dans notre exemple, cet outil de la zététique joue absolument contre moi : non seulement c’est mon hypothèse du complot qui est décrite comme extraordinaire mais, en plus, je ne peux y apporter aucune preuve puisque précisément la nature du complot est de les cacher ! Cependant, il existe de nombreux pays dans lesquels le sens commun, la pensée dominante, inciterait à croire au complot comme hypothèse la plus probable. Cela veut dire que la propension à discréditer le complot dépend avant tout du contexte culturel, de croyances, de l’éducation, de l’expérience historique, du système politique dans lequel on se trouve, etc. Tout n’est pas ici démontrable, l’hypothèse défendue ne répond qu’à un principe dit « de parcimonie ».

L’idée de parcimonie renvoie à l’outil suivant de la zététique : le rasoir d’Ockham. Entre plusieurs hypothèses, il faudrait privilégier la moins coûteuse, c’est-à-dire celle qui fait le moins appel au mystère. Voici une anecdote en montrant les limites. En allant chercher mon fils à l’école il y a quelques jours (véridique), pour la dixième fois, je ne retrouve pas ses chaussures ! Comme d’habitude, l’ensemble de ses affaires sont éparpillées dans l’école, les chaussettes sont orphelines, la veste sous le toboggan, le pull dans le sable, etc. Et les chaussures ? Le rasoir d’Ockham m’invite à privilégier l’hypothèse selon laquelle il les a égarées comme le reste. Il s’ensuit qu’il se prend naturellement mes foudres et voilà mon petit bonhomme de quatre ans qui, en pleurs, pendant une heure (toujours aussi véridique), se met à chercher des chaussures…qu’il ne trouvera pas ! Pourquoi ? Parce qu’un autre minuscule, trouvant les chaussures à son goût, s’est dit qu’il les mettrait bien pour rentrer chez lui tandis que son papa, peu au fait des affaires de son fils, n’y a pas prêté attention. L’hypothèse « parcimonieuse » était la mauvaise : putain d’Ockham !

Et qu’en est-il du rasoir d’Ockham dans notre histoire de complot ? Eh bien, par définition, l’hypothèse du complot est nécessairement la plus coûteuse ! Elle implique des gens qui se coordonnent, qui servent des desseins éventuellement flous, qui arrivent à garder le secret tout en agissant de façon immorale, etc. En termes de parcimonie, aucun doute à avoir, les théories du complot ne tiennent pas le coup. Nada. Pschuiit. Au revoir. Oui, sauf que. Comme le rappelait Frédéric Lordon dans le Monde diplomatique, l’erreur en matière de complot serait autant d’en voir partout que d’en voir nulle part ! L’Histoire est émaillée de complots avérés et il n’est pas inconcevable de penser que celui que je mentionne depuis le début en fasse partie ! Mais là, étant donné les points qui précèdent, aucune raison d’aller chercher de ce côté-là. Conclusion : le complot est discrédité et on peut en rire comme les zététiciens de Youtube ne se privent pas de le faire.

Le hic, le souci…c’est que cette histoire de complot est depuis lors effectivement avérée. Nous sommes en 1969 quand les attaques terroristes de l’opération Gladio surviennent en Italie. Il s’agit de faire porter le chapeau à la gauche, tout en renforçant la droite dure, avec l’aimable soutien de la CIA et du MI6. Les outils de la zététique ne nous auront pas aidés. On aurait hurlé avec les loups et on se serait trompé. Sur une question aussi fondamentale que celle-là, ça fait tache.

La théorie : le chaînon manquant de la zététique

Alors, que manque-t-il aux outils de la zététique pour ne pas tomber dans ce genre de pièges ? Il leur manque la prise de conscience de ce qu’il n’existe pas d’hypothèse non soutenue par un cadre théorique ! Et c’est précisément ce point qui est toujours absent des débats zététiques dont j’ai pris connaissance. Le cadre théorique, c’est la paire de lunettes à travers laquelle on s’offre d’observer le réel. Pour compliquer le truc, il existe des sciences dans lesquelles les cadres théoriques se succèdent et d’autres où les cadres théoriques s’accumulent. Par exemple, la physique newtonienne a été littéralement remplacée à la suite des travaux d’Einstein. Alors que dans les sciences sociales, il est tout à fait possible d’observer un même phénomène avec les théories de Foucault, celles de Marx, celles de Bourdieu, de Latour, etc.

Le choix du cadre théorique nous informe alors de la position politique, voire morale, du chercheur (ou du zététicien). Il nous informe éventuellement des valeurs qu’il défend : quand je choisis les théories marxistes pour décrire le monde du travail, c’est parce que je soutiens des valeurs d’égalité ! Mais attention, de façon contre-intuitive, il faut bien comprendre que tandis qu’elles font voir des choses différentes, de bonnes théories demeurent valables quand bien même on serait en désaccord avec elles ! Autrement dit, ce qu’elles font voir est vrai (dans le sens où cela correspond aux faits), mais nécessairement partiel (dans le sens où une bonne théorie ne peut être capable de tout montrer). Ce qui n’empêche pas qu’une bonne théorie dans l’absolu puisse être incompatible avec un certain objet de recherche…

Ainsi, face à une théorie du complot, j’ai tendance à ne pas user d’outils comme le rasoir d’Ockham ou la responsabilité de la charge de la preuve parce que je sais que par nature ces outils faussent l’acuité de ma réflexion. J’essaie également d’appuyer ma réflexion sur plusieurs socles théoriques. Par exemple, que penser de la théorie du complot concernant le 11 septembre 2001 avec une théorie anti-impérialiste ? Eh bien, ce qui apparaît, c’est qu’on n’a pas besoin du complot pour faire sens des événements. Le complot est a priori rejeté. Je peux faire le même travail avec des théories vis-à-vis desquelles je suis plutôt hostile, comme celle du « clash des civilisations ». Et, pareil, l’opération sous faux drapeau n’y est pas cohérente, etc.

Cette façon de procéder n’implique malheureusement pas de ne plus faire d’erreur. Cependant, elle permet d’une part d’en limiter le nombre, d’autre part, d’en limiter l’amplitude parce qu’elle oblige à faire preuve de réserve et de modestie. Elle oblige à expliciter la position d’où on parle, ce qui nous pousse à croire ce que l’on croit. Elle oblige à embrasser l’adversité, même quand c’est désagréable, parce que ce faisant, on en apprend autant sur les autres que sur soi-même. Elle n’est pas synonyme de relativisme – comme dit plus haut, tout ne se vaut pas, mais elle est un garde-fou essentiel contre toute forme de dogmatisme parce que l’on sait, inévitablement, que tous les cadres théoriques, quels qu’ils soient, de la physique fondamentale à la psychologie sociale en passant par l’économie, sont amenés à évoluer, à gagner en nuances et en complexité.


[1] Il va de soi que c’est injuste pour les zététiciens qui ne verseraient pas dans ces travers. Quand on généralise, on simplifie, toujours. Je n’ai, par exemple, jamais pris en défaut « Hygiène mentale » sur ces points-là…


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Analyses

Qu’est-ce que l’égalité? Comment y parvenir?

Podcast audio :

Souvent associée à la gauche politique, la valeur « d’égalité » est une notion cruciale quand il s’agit de défendre des idéaux de justice sociale. L’intérêt de l’article qui suit est de faire le point, de manière synthétique, sur les grands enjeux qui animent le débat autour de l’égalité. Sans fausse naïveté, c’est-à-dire sans croire qu’il serait possible de construire dès demain une société égalitaire, mais sans un relativisme excessif qui nous ferait considérer que « puisqu’il n’y a rien à faire, ne faisons rien ». Un tel discours, dans un monde où ceux qui exploitent le mieux sortent gagnants, revient en effet à laisser les inégalités se creuser.

Si elle implique de mettre en question l’égalité en tant que notion philosophique, mon ambition est, en suivant sur ce point Hegel, d’ancrer ma réflexion dans le concret de la politique, sans me contenter d’un débat sur des catégories purement abstraites. Nous naviguons ici dans des eaux troubles où un signifiant, le mot « égalité » (et son antonyme « inégalité »), renvoient à des signifiés très différents mais qu’on serait tenté de considérer de façon similaire parce qu’un même mot les désigne. Des « régimes » d’égalité peuvent alors donner l’illusion de s’opposer alors que si l’opposition existe bien, elle ne s’opère pas sur le concept d’égalité en tant que tel.

startupnation

Vive le monde libre des entrepreneurs tous égaux!

Le libéralisme économique, par exemple, garantit à tous d’être égaux dans la liberté d’entreprendre. Toutefois, dans un système capitaliste, d’une telle « égalité » résulte un régime de concurrence où les « meilleurs » gagnent et, avec eux, sont restaurées les inégalités. Paradoxal ? En fait, non. Dans ce cas, l’idée « d’égalité » est, dès le départ, biaisée, puisque chaque « entrepreneur en herbe » part avec des ressources différentes (capital de départ, originalité du concept défendu, capacités de construire son réseau, etc.). Ainsi, la liberté d’entreprendre s’oppose fondamentalement au principe d’égalité lequel doit, pour sa part, tenir compte des différences entre les personnes.

Égalité et différences

En effet, la recherche d’égalité ne nie pas les différences qui existent, évidemment, entre les personnes, les groupes, les cultures, etc. Hegel nous dit à ce propos[1] que la recherche d’égalité n’a de sens qu’entre des choses qui ne sont pas identiques. Par exemple, c’est bien parce qu’il y a des personnes aux talents divers que l’égalité doit permettre de compenser, de résoudre, une forme d’injustice naturelle, « ontologique ». A contrario, là où l’inégalité doit être « résolue », c’est qu’on considère qu’elle lie des êtres, des situations dont la similarité, à tout le moins le caractère comparable, apparaissent essentiels. Par exemple, c’est au nom de la « commune humanité » que l’esclavage, processus au plus haut point inégalitaire, devait être aboli.

Autrement dit, la recherche d’égalité doit être défendue parce que, précisément, on reconnait à la fois les différences entre les êtres, à la fois leur appartenance à une même communauté. Ce n’est pas anodin. Dans le débat qui oppose par exemple les spécistes aux antispécistes, là se situe leur pierre d’achoppement : les premiers reconnaissent les différences entre animaux et humains mais récusent l’idée selon laquelle faire partie de la catégorie des vivants serait suffisant pour accorder aux uns et aux autres les mêmes droits ; « Il y a des différences et on n’est pas les mêmes ». Les seconds, les antispécistes, reconnaîtront les différences et acteront d’une même appartenance.

L’égalité reconnaît donc les différences. Elle les chérit. Dire, comme on l’entend parfois, que l’idéal d’égalité fait comme si on était tous les mêmes est donc ridicule et parfaitement inexact.

Dans son « Discours sur l’origine et les fondements de l’inégalité parmi les hommes », Rousseau introduit une autre distinction très pertinente. Pour lui, les différences « naturelles ou physiques » (différences d’âge, de santé, de force, etc.) appartiennent à une catégorie qu’on ne saurait mélanger à celle des inégalités qui naissent de l’action des humains et persistent grâce à leur consentement. On ne peut dès lors considérer de la même façon les difficultés vécues par un handicapé de naissance de celles d’un ouvrier dans une chaîne de production, exploité par un patron et, plus largement, par le système capitaliste dont on a montré de nombreuses fois son caractère intrinsèquement inégalitaire.

Là apparaît le débat autour des moyens d’actions pour lutter contre l’inégalité : par exemple, si l’on considère que l’homme est en soi un être égoïste, orgueilleux, nous nous trouverons bien en peine de faire quoi que ce soit pour éliminer les inégalités conséquentes de cet égoïsme. Au contraire, si on considère l’égoïsme, l’individualisme, la compétition, comme naissant avant tout d’un système économique particulier, l’inaction au niveau structurel poserait un problème moral pour qui défend des valeurs d’égalité.

Égalité absolue et égalité relative

On a bien compris qu’il s’agissait de dépasser la définition classique de l’égalité voulant que cette dernière puisse seulement lier deux choses ne présentant aucune différence quantitative et qualitative[2]. Toutefois, les problèmes ne font que commencer. Parce qu’une fois qu’on a reconnu à l’égalité la capacité de tenir compte (voire tirer profit) des différences, on se heurte malgré tout à une série de paradoxes, de contradictions, voire de concurrences entre « égalités ». Distinguons ici l’égalité absolue (stricte) de l’égalité relative.

Analysons la question de l’égalité absolue en prenant l’exemple du salaire. L’égalité suppose ici, comme le fait la définition classique de l’égalité, que chacun reçoive strictement la même chose. Seulement voilà, quel sens cela aurait-il si l’on tient compte de ce que les besoins d’une famille monoparentale sont différents de ceux où il y a deux revenus ? Si l’on considère que certains sont plus efficaces au travail là où d’autres sont des collègues « plus agréables » ? Et si l’un, parce qu’il est très sportif, doit manger plus qu’un autre, casanier ? Si la situation de handicap, ou une maladie dégénérative, obligent à des soins constants et coûteux alors qu’un autre jouit d’une parfaite santé ? Tous ces gens, avec leurs différences, devraient-ils recevoir strictement la même chose, en vertu du seul principe théorique que l’égalité absolue est garantie ?

Même – voire surtout – en étant guidé par un idéal de justice sociale, on se rend compte de l’absurdité d’une telle égalité absolue. Alors, on serait tenté de lui substituer une égalité relative ; une égalité « sur mesure », en fonction des besoins qui caractérisent chaque personne. En théorie, l’idée est bonne mais, bien entendu, la mise en pratique est impossible. Car sur quelle base une telle égalité pourrait-elle se mettre en place ? Quels critères prendre en compte ? Où s’arrêter ? Comment s’assurer de la bonne foi des personnes concernées ? N’est-ce pas la porte ouverte à un pouvoir central, totalitaire, qui déciderait pour les autres de ce que doit être leur bonheur ? N’est-ce pas non plus un incitant à la corruption la plus vile où, sous la table, il s’agirait de « maximiser » ses chances d’obtenir plus ?

Égalité en droit et égalité des chances

Nos sociétés, dites « démocratiques », ont apporté deux réponses à cette aporie. La première est l’égalité des droits. La seconde est l’égalité des chances.

Le droit dit que, indépendamment de votre origine, de votre classe, de votre situation matérielle, professionnelle ou familiale. il existe des textes – une constitution et des lois – qui garantissent à tous d’être traités de façon…égale. Personne ne peut être « au-dessus » des lois. L’égalité en droit est donc un pléonasme. Le concept n’apporte rien de plus que celui de « droit » tout court.

Ce n’est pas tout. S’il est vrai, en théorie, que chaque citoyen doit être traité de façon égale devant la loi, la réalité est parfois différente. On voit, par exemple, comment les grands fraudeurs fiscaux évitent constamment la prison ferme là où un jeune sans-papier affamé avait pris trois mois ferme pour le vol d’un fromage ! Et même lorsque l’égalité devant la loi est respectée, c’est souvent le contenu de la loi qui est inique. Faut-il rappeler qu’il a fallu attendre 1948 pour que les femmes puissent voter en Belgique ? Jusque-là, hommes et femmes étaient effectivement égaux devant la loi (en effet, tous les hommes votaient, aucune femme ne votait…), mais c’est la loi elle-même qui consacrait l’injustice.

Enfin, l’égalité devant la loi est hypocrite. Paraissant se suffire à elle-même, elle nie en fait les grands systèmes d’exploitation et de création d’inégalités. Quelle est encore la valeur de l’expression « naître libres et égaux en dignité et en droits » de la déclaration universelle des droits de l’homme si, dès la naissance, chaque être humain est en fait pris dans un système de production économique qui détermine largement sa place sur l’échelle des inégalités et cristallise la reproduction sociale ?

Autrement dit, la nécessité d’une égalité devant la loi est certes une évidence, mais elle est tout à fait insuffisante. Il faut lui adjoindre une égalité prévue dans la loi ; c’est-à-dire des textes qui structurellement interdisent, s’opposent aux grands mécanismes de constitution des inégalités. L’égalité en droit, dans le contexte du capitalisme mondialisé, n’a de sens que si le droit lui-même est révolutionnaire.

L’égalité des chances, proche du concept d’équité, envisage que des formes d’inégalités puissent se faire au profit des victimes des inégalités. La « discrimination positive » en est un exemple parlant : s’il faut donner plus d’argent à une école fréquentée par des élèves en difficultés (socio-économiques, primo-arrivants), il s’agit de viser plus « d’égalité sociale », laquelle passe par des « inégalités dans l’octroi des subsides » (certaines écoles reçoivent plus d’argent, d’autres moins). Autre exemple : vous venez d’une ZEP (zone d’éducation prioritaire) française ? Pas de problème ! Votre accès à Sciences Po pourra éventuellement se faire hors concours grâce aux conventions éducation prioritaire. Côté pile, on se réjouit qu’une institution si élitiste fasse de la mixité sociale un de ses objectifs. Côté face, on s’interroge : cet accès privilégié est-il en mesure d’apporter un changement aux inégalités dont il est la conséquence ? Autrement dit : y aurait-il moins d’inégalités, sur le moyen et sur le long terme, grâce à ce dispositif « inégalitaire » ? Si la réponse est « non », alors il faut en conclure que la discrimination positive, plutôt que s’attaquer aux inégalités, les institutionnalise. Qu’elle ne les combat pas mais qu’elle les gère. Ce qui est très différent.

En réalité, il y a dans la discrimination positive le même ressort que dans le principe de charité. À un niveau sociétal, il s’agit de libérer un peu de pression, d’éviter une explosion sociale en donnant juste ce qu’il faut pour déminer, par anticipation, tout risque insurrectionnel. Ainsi, comme je le mentionnais dans un article portant sur la charité :

« Comment s’assurer que la personne sans domicile fixe qui fait la quête aujourd’hui pourra bel et bien être là demain pour encore tendre la main ? En lui donnant une pièce. Laquelle sera toujours insuffisante pour un véritable avenir [mais qui], ajoutée aux quelques autres reçues avant et après, lui permettra très exactement de demeurer dans les mêmes conditions, ni pires ni meilleures. » 

La conclusion est sensiblement similaire à celle concernant l’égalité en droit : l’égalité des chances n’est qu’une tentative de réponse à des inégalités conjoncturelles, des inégalités dont la résolution est possible par la voie de réformes. À ce titre, les particularismes de la réponse ne reflètent que ceux de la question posée : on ne cherche à résoudre que ce que l’on reconnaît déjà comme étant une inégalité ! Elle est toutefois incapable de remettre en cause les mécanismes structurels de domination.

Les arguments en faveur des inégalités

Est-ce donc à dire que l’égalité est impossible ? Si tel est le cas, chantons les louanges des inégalités ? Eh bien, aussi étonnant que cela puisse paraître, il y a des arguments allant en ce sens.

ruissellement

La théorie du ruissellement!

La théorie du « ruissellement » est une théorie selon laquelle les revenus des plus riches, en étant réinjectés dans l’économie, vont nécessairement augmenter la richesse de tout le monde. Elle défend donc rationnellement la présence d’inégalités. De nombreuses critiques ont montré l’inanité de cette théorie. Parmi les critiques adressées au concept de ruissellement, Jean Ziegler soulignait dans « Les Nouveaux Maîtres du monde » que ce qui caractérise les revenus des plus riches, c’est précisément qu’ils ne sont pas réinjectés dans l’économie réelle. D’ailleurs, il n’est pas difficile de comprendre que, passé un certain niveau de revenus, il est impossible de consommer tout ce que l’on gagne.

Un second argument, récurrent, avance que les inégalités seraient un facteur de motivation. Pour illustrer ce point, l’histoire suivante que j’ai encore vu partagée sur Facebook récemment :

« Un professeur d’économie […] s’est retrouvé un jour à devoir arrêter ses cours à une classe entière, celle-ci ayant affirmé et insisté pour dire que le socialisme était le système idéal et que personne n’étant plus ni pauvre ni riche, tout le monde serait heureux ! Extraordinaire, non ! Le professeur annonça : « OK! Nous allons, si vous le voulez bien, tenter une petite expérience en classe… Dorénavant, je prendrai la moyenne de toutes vos notes, vous aurez alors tous la même note, ainsi personne ne sera mal noté, ni n’aura de très bonnes notes. […] »

Vous avez compris le principe : après un ou deux tests, les plus assidus sont dégoûtés par leur note « égale mais injuste », ne travaillent plus, et l’ensemble de la classe finit par échouer.

Derrière l’évidence se cache ici un simplisme qui rend caduque la métaphore : cette belle histoire nie la complexité de la motivation au travail. On n’étudie pas seulement pour des points, mais pour apprendre, pour comprendre le monde, pour trouver un emploi plus tard, pour être fier de soi, pour faire plaisir à ses proches, etc. Il en est de même pour n’importe quel job : combien de personnes ne racontent-elles pas qu’elles ont quitté un emploi bien rémunéré au profit d’un autre « qui avait du sens » ? Réduire l’homme et sa motivation à des points ou un salaire est parfaitement stupide.

Par ailleurs, de nombreuses pédagogies envisagent un enseignement sans notes. Lorsque j’ai soutenu ma thèse de doctorat, je savais que le résultat ne serait pas « quantifié ». En revanche, un dossier très complet, reprenant l’avis circonstancié des différents membres de mon comité de thèse, rendait compte de mon travail. Aurais-je abandonné en milieu de parcours parce que mon travail ne trouverait pas de traduction sous la forme de points ? Qui pour croire ça ? De plus, les incitants matériels, comme les bonus financiers, peuvent être étonnamment contreproductifs. La fameuse expérience de la bougie montrait combien il n’y a pas de relation de causalité évidente entre performance et avantages financiers.

redbait

Gare au totalitarisme rouge!

Un troisième argument en faveur des inégalités est construit « en creux ». Il s’agit de montrer que la recherche d’égalité mène nécessairement au totalitarisme. À force d’exemples, usant et abusant de reductio ad Stalinum, votre interlocuteur vous fait le reproche de ce que votre « bon cœur » fait le jeu des pires dictateurs que la planète a pu connaître. Malheureusement, cet argument ne dit en fait rien du concept d’égalité lui-même. Il y a eu tout autant de « dictateurs » du bord politique opposé et dont le programme semblait consacrer les…inégalités. Que l’on songe seulement à Hitler, Mussolini, Franco, Pinochet, etc. qui, tous, ont fait affaire avec les entreprises capitalistes.

Toutefois, il y a dans ce troisième argument l’évocation de mécanismes sous-jacents qu’il serait trop facile de balayer d’un revers de mains. Par exemple, on sait que l’auto-organisation (c’est-à-dire une forme d’égalité dans les processus organisationnels) mène à une bureaucratisation, laquelle annihile…l’auto-organisation. Par exemple, co-construire des règles ensemble, de façon égalitaire, mène ensuite à se soumettre à ces règles, éventuellement de façon inflexible, et à ceux qui les représentent. Ce genre de phénomènes se retrouvent à différentes échelles : c’est une partie de l’histoire de la bureaucratisation soviétique, mais aussi celle de la vie quotidienne dans des squats ou encore, comme j’ai pu le montrer dans ma thèse, celle de la dimension organisationnelle de Wikipédia. Notons cependant que la bureaucratisation n’est pas l’apanage des organisations socialistes ou anarchistes…

Le quatrième argument que je souhaite évoquer voudrait que la solidarité volontaire soit plus efficace que l’égalité imposée par le haut. C’est l’argument préféré du libertarianisme qui prend pour exemple le charity business et l’ensemble des fondations privées récoltant des fonds au profit des miséreux. Les arguments avancés plus haut concernant le principe de charité s’appliquent ici également : si la solidarité volontaire fonctionnait vraiment, on n’en aurait tout simplement plus besoin !

Enfin, un dernier argument en faveur des inégalités rend compte de ce que le problème est moins l’existence d’inégalités que celle de la pauvreté. Imaginons par exemple une société très inégalitaire mais dans laquelle les personnes aux revenus les plus bas peuvent malgré tout disposer d’un niveau de confort semblable aux plus privilégiés de notre société capitaliste actuelle. Dans une telle société, les inégalités sont-elles encore un problème ? Ce cas de figure inciterait à penser que les inégalités ne posent pas de problème moral en elles-mêmes mais seulement si elles impliquent que les plus pauvres ne soient pas en mesure de subvenir à leurs besoins et d’accéder au confort.

Outre qu’une telle configuration est purement hypothétique et ne se retrouve pas dans la réalité, il y a plusieurs éléments à opposer à un tel argument. D’abord, la pauvreté se définit toujours de façon relative. Dans une société nomade de chasseurs-cueilleurs, il n’y a pas de propriété, il n’y a pas de domicile fixe, il y a fort peu de possessions. Est-ce à dire que les chasseurs-cueilleurs étaient pauvres ? Catégoriser de la sorte ces sociétés, c’est pécher par anachronisme. On est pauvre relativement au contexte qui est le nôtre. Posséder un smartphone, dans la société actuelle, s’apparente plus à un besoin qu’à un désir, ce qui n’était évidemment pas le cas il y a encore quelques années.

surtravail

Qu’est-ce que le surtravail?

Toutefois, le problème le plus important de l’argument de l’inégalité « acceptable » (pourvu qu’il y ait absence de pauvreté qui, elle, ne le serait pas), réside dans le fait de masquer la causalité qui explique la polarité de l’échelle des inégalités. Autrement dit, c’est parce que les riches sont riches que les autres sont pauvres, ce qui est le sens de la phrase de Vautrin dans le Père Goriot de Balzac : « Le secret des grandes fortunes sans cause apparente est un crime oublié, parce qu’il a été proprement fait. » Ainsi, comme l’a très bien montré Marx, la richesse des classes propriétaires des moyens de production, par exemple les actionnaires des grandes entreprises, s’explique au moins[3] par le surtravail, c’est-à-dire « le travail que fournit l’ouvrier au-delà du temps nécessaire pour produire sa force de travail et non payé par le patron »[4].

Il en résulte que si l’on accepte moralement des inégalités sous prétexte qu’elles ne provoquent pas de pauvreté, il faut en même temps accepter moralement que ces inégalités soient malgré tout construites sur le vol !

Quelques tentatives de réponses

Les réflexions qui précèdent font craindre qu’il y ait quelque chose d’insoluble dans notre rapport à l’égalité. Un égalitarisme aveugle est forcément impossible et totalitaire, là où les inégalités demeurent pourtant à combattre. Toutefois, un peu comme dans les paradoxes de Zénon, ce n’est pas parce que l’horizon est inatteignable qu’on ne s’approche pas de sa cible en s’y rendant !

La réponse la plus sage se situe dans un entre-deux : des inégalités, oui, mais à quel point ? Quel degré d’inégalité serait moralement acceptable ? Il va de soi qu’il n’y a pas de réponse univoque, que cela dépend des sensibilités et des valeurs défendues par chacun. Par exemple, n’importe quelle famille résout au quotidien ces « contradictions de l’égalité » : à partir du salaire (ou des revenus) de la famille, une redistribution s’opère en fonction des besoins de chacun. Des sentiments d’injustice peuvent éventuellement émerger, des conflits profonds traversent certainement quelques familles mais, en tout cas, personne ne pense que vivre en famille soit impossible ou se fasse forcément selon des principes dictatoriaux parce qu’il y aurait à mettre en place une redistribution équitable ! Rien n’indique ainsi que ce qui est possible pour une famille ne le soit pas à l’échelle de la société…

Rien ? En fait, si. Il y a bien une différence majeure entre une famille et la société capitaliste. Cette différence est induite par le système capitaliste lui-même : l’exigence de faire des profits ; c’est-à-dire la causalité qui lie la richesse des uns aux ressources réduites – voire à la pauvreté – des autres. À un niveau structurel donc, il s’agit de combattre les causes profondes des inégalités. À un niveau conjoncturel, il s’agit de réguler les inégalités inévitables.

Structurellement, le point essentiel revient à se débarrasser de la propriété lucrative. La proposition de « salaire à vie » de Bernard Friot est, à ce titre, très intéressante. Friot suggère d’étendre à l’ensemble des secteurs économiques répondant aux besoins fondamentaux le principe de cotisations. Ainsi, le travail serait découplé du salaire, garantissant à tous un « salaire à vie », indépendant de son occupation. Les entreprises ne paieraient pas leur salaire directement aux travailleurs mais à une caisse publique qui se chargerait de redistribuer à tous les citoyens un salaire – comme une pension, comme les allocations familiales, comme les remboursements des soins de santé. Évidemment, ceci ne s’envisage que si lesdites entreprises n’ont pas pour mission de « dégager de la plus-value ». Le principe même de « salaire à vie » est incompatible avec le capitalisme.

Dans un tel système, le salaire n’est pourtant pas le même pour tout le monde. Friot suggère différents barèmes, de 1500€ à 6000€ nets, en fonction des qualifications du travailleur. Des concours pourraient permettre de passer d’un barème à l’autre. Rien n’empêche, sur cette base, d’apporter des amendements, de préciser, de complexifier, etc. Voilà en tout cas une fourchette « d’inégalités acceptables », vis-à-vis de laquelle il est possible de se situer.

Différents outils statistiques peuvent aider à « penser » les inégalités conjoncturelles, à décider collectivement des objectifs, puis à inscrire dans la loi les moyens d’y parvenir. Évoquons ici rapidement la courbe de Lorenz qui représente graphiquement les inégalités de revenus dans une société, son interprétation à travers le coefficient de Gini, l’indice d’Atkinson qui répond à l’incapacité du coefficient de Gini à distinguer les inégalités dans les hauts et les bas revenus, etc. Ces différents indices permettent d’objectiver – au moins partiellement – une situation inégalitaire et de décider ensuite des politiques pour la réduire. Une évaluation récurrente sera alors en mesure de vérifier l’effet des politiques mises en place.

Les inégalités ne sont pas une fatalité et l’égalité n’est pas le vœu pieu d’utopistes attardés. Il est possible de lutter structurellement contre les inégalités systémiques du capitalisme, et de penser des « inégalités justes » à un niveau conjoncturel.


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Sur le même sujet, lire aussi :
La question de la charité
Ma série d’articles sur les mécanismes du capitalisme


Notes

[1] Voir cet excellent article de Denis Collin : http://denis-collin.viabloga.com/news/hegel-liberte-et-egalite

[2] http://atilf.atilf.fr/dendien/scripts/tlfiv5/advanced.exe?8;s=2256127800;

[3] Parce qu’il s’agit parfois d’esclavage pur et simple et/ou qu’il y a des moyens complémentaires de s’enrichir comme l’évasion fiscale.

[4] https://fr.wiktionary.org/wiki/surtravail

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Analyses, Réactions

Trois questions à Edwy Plenel

Ce lundi 17 décembre 2018, pour la première conférence de son cycle baptisé « Warm up », la section Presse-information de l’IHECS (Institut des hautes études des communications sociales) recevait Edwy Plenel, fondateur et président de Mediapart. L’occasion pour Le blog du radis de mieux cerner Mediapart.

Ancien directeur du journal le Monde, Edwy Plenel peut s’enorgueillir d’un bilan exceptionnel comme journaliste et comme chef d’entreprise. D’un point de vue journalistique d’abord, Mediapart est reconnu pour avoir révélé de grandes affaires : du scandale des caisses d’épargne à l’affaire Karachi, de Cahuzac à l’affaire libyenne. D’un point de vue commercial également, sa réussite est totale car dans un environnement hostile où Internet ne semblait viable que dans la gratuité, Mediapart a fait le choix payant…d’être payant. Et ainsi garantir, a priori, son indépendance.

EmmanuelPlenel

Votre serviteur pose ses questions à Edwy Plenel qui a bon dos!

Mediapart selon Plenel

Prenant directement ses distances avec son passé trotskyste, Plenel introduit sa prise de parole en rappelant qu’il ne décrit pas Mediapart comme un journal de gauche. Il ne s’agit pas tant de critiquer la dualité gauche-droite que d’en extraire le journaliste qui serait au-dessus/à côté de cette dualité. Il définit plutôt son journal comme prenant radicalement au sérieux l’idéal démocratique qu’il comprend comme étant un idéal d’égalité. Que la valeur « d’égalité » soit au cœur même d’une politique dite « de gauche » n’aura échappé à personne, mais ce ne sera ni la première ni la dernière contradiction de Plenel ce jour-là.

L’intérêt essentiel de sa conférence pour les étudiants aura été de remettre l’investigation au centre de la motivation journalistique tout en rappelant que le droit de savoir est un enjeu essentiel en démocratie. Ça ne mange pas de pain mais à une époque où on leur parle surtout de contrats précaires, de polyvalence non spécialisée, de formats courts, etc., je suppose qu’entendre ce discours est crucial pour eux.

Ce qui étonne plus est son corporatisme. Ainsi, ce n’est pas tant qu’il y aurait des journalistes défendant des idées (voire des intérêts) différentes et s’insérant, de ce fait, dans des groupes sociaux distincts qu’un groupe social distinct des autres qui serait celui des journalistes ! Vraiment ? Pourtant, les journalistes ne partagent pas tous les mêmes valeurs et le seul point commun d’être « journaliste », en soi, ne dit pas grand-chose. Sauf que, comme nous le verrons, Plenel (ab)use de ce tenu pour acquis afin de justifier une absence de positionnement clair. Mon propos est qu’entretenir cette confusion lui permet, justement, d’aller dans le sens du vent, voire de pratiquer l’enfumage intensif.

Positionnement politique et éthique de Mediapart

J’ai donc adressé à Edwy Plenel trois questions visant à lui donner la possibilité de clarifier son positionnement politique et éthique.

1) « Vous avez précisé en début de conférence que Mediapart n’était pas un journal de gauche, mais un journal qui défendait la démocratie et donc l’égalité. Or, le capitalisme produit nécessairement des inégalités. Êtes-vous donc un journal anticapitaliste ? »

La réponse de Plenel est un exemple type de la langue de bois. Il commence en disant : « bien sûr que le capitalisme n’est pas spontanément démocratique ». L’adverbe « spontanément » est très important car il suppose qu’en forçant un peu, le capitalisme pourrait bien le devenir. Tout en donnant l’impression d’une critique contre le capitalisme, il affirme ici en fait une position socio-démocrate classique.

Il poursuit en déclarant que le capitalisme n’est qu’une « forme donnée d’économie de marché qui lui précédait. » Il s’agit ici d’un argument par dissociation, comme le soulignait Perelman dans son Empire rhétorique : l’idée est de distinguer économie de marché (qui serait bonne) du capitalisme (qui en serait une version avariée). Il va de soi que je récuse personnellement une telle distinction : dès l’instant où des marchandises s’échangent librement dans un système de propriété privée, la concurrence apparaît inéluctablement et, avec elle, le cortège d’inégalités que nous connaissons. Plenel réaffirme donc, une nouvelle fois, sa pensée socio-démocrate réformiste.

D’ailleurs, cette position se précise lorsqu’il affirme qu’à Mediapart ils critiquent beaucoup le « libéralisme économique, le néolibéralisme, l’ultralibéralisme. […] c’est-à-dire un libéralisme qui a perdu sa moitié […] politique ». Il ajoute que « nous avons des pouvoirs ultra-capitalistes, ultra-autoritaires. » Comprenez bien que le problème, ce sont en fait les préfixes : ultra-, néo-. Sans cela, le capitalisme, ça n’est pas si mal… D’autre part, prôner le libéralisme politique, c’est vanter les mérites de l’individu sur le collectif. Ce qui est un choix tout à fait respectable, mais relève d’un positionnement fort qui, à mon sens, entre clairement en contradiction avec l’idéal d’égalité proclamé plus avant.

Il termine enfin sa réponse par une envolée lyrique contre Trump, Bolsonaro, la Chine, Poutine, etc. en mettant l’ensemble dans un même sac et en rappelant que l’ennemi de tous ces gens était le journaliste – sans distinction. Retour d’un corporatisme aveugle. Fait intéressant, ses derniers mots vont à l’égalité, une nouvelle fois, qui ne doit, je cite, « pas seulement [être] sociale » mais qui doit être une réponse « à toutes les discriminations, de genre, de sexe » dont l’égalité dans la « création ». L’idéal d’égalité via la focalisation sur les discriminations, c’est la gauche Hollande, celle qui permet de passer pour un progressiste sur les questions de société en menant une politique de droite sur le plan économique. D’ailleurs, quelle est cette égalité de créer ? Qu’est-ce donc ça ? Ne dit-on pas liberté de créer plutôt ? Voire même liberté d’entreprendre ?

2) Ma deuxième question à Plenel portait sur les rapports qu’entretient Mediapart avec le pouvoir judiciaire : « Est-il arrivé qu’un magistrat vous donne un filon pour que vous puissiez investiguer et que, grâce à votre enquête, il puisse se saisir de l’affaire ? Ce qui fait craindre un risque d’instrumentalisation du journal. »

Plenel comprend que la question est sensible. D’abord, la réponse fuse, directe, sans ambages : « Non. Ça ne s’est jamais passé. » Dont acte. J’ai des sources qui disent le contraire mais, comme tout ça est invérifiable, partons du principe qu’il ne ment pas. Toutefois, comme il sent que la réponse risque d’être trop courte, il s’embarque ensuite dans un plaidoyer à sa propre gloire, rappelant qu’à Mediapart, ils « follow the money » (sic) et qu’ils ont révélé de nombreux scandales financiers. Ce qui est très noble et tout à fait exact…mais n’a rien à voir avec la question posée. Il plaide ensuite pour un journalisme d’alerte, avec son propre agenda voir ce que les magistrats ne voient pas – tout en reconnaissant qu’il est très facile d’avoir de bonnes relations avec le pouvoir judiciaire pour avoir accès aux dossiers. Lequel, effectivement, se saisit des affaires ensuite, « mais sans avoir eu de filon avant ». Bon.

3) Ma troisième question portait justement sur le lanceur d’alerte, Julian Assange. « Assange est en train de crever à l’ambassade d’Équateur. À quel genre de compromission vous êtes-vous plié pour ne pas avoir à subir le même traitement ? » Il y a une pointe de provocation dans ma question, mais est-ce exagéré quand on sait la relative mansuétude dont il a fait preuve lors de son interview du Président Macron en compagnie de Jean-Jacques Bourdin ? Plenel était resté strictement dans les limites imposées par le genre : un zeste d’irrévérence pour ne pas passer pour un collabo (un petit mot à l’égard de la réception par Macron du Prince d’Arabie saoudite, le mot « répression » lâché quant à Notre-Dame des Landes) mais rien qui puisse remettre structurellement en cause le système économique défendu par Jupiter.

La réponse de Plenel à ma question est en deux temps. D’abord, il rappelle « [qu’] Assange, comme Snowden et Manning resteront trois héros malheureux de cette aire potentiellement démocratique et aujourd’hui régressive ». À propos d’Assange, il dit qu’« évidemment », on lui a fait « payer le prix fort ». Si c’est d’une telle évidence, pourquoi lui, Plenel, n’a-t-il payé le prix fort de rien ? Dans un deuxième temps, il se fend d’une saillie anti-Wikileaks qui aurait diffusé des « matériaux bruts non travaillés, dont on sait maintenant qu’ils auraient été en partie fournis par la Russie. » Faudra m’expliquer en quoi le fait que des matériaux soient diffusés par la Russie est un problème tant que ces informations sont vraies et vérifiées… À moins que l’on suppose que Wikileaks soit « à la solde » d’un pays qui est le seul à avoir accordé l’asile à Snowden ?

Si Plenel « touche du bois » quant « à mon souhait qu’il soit un jour mis en résidence, interné ou emprisonné » (sic – mais on dira que c’est une réponse provocante à une question provocante !), la question est en substance la suivante : est-il possible, sans censure ni autocensure, de tout dire, même à Mediapart ? Il me semble que si Mediapart peut « tout dire », c’est parce que ce que Mediapart veut dire n’est en réalité pas très dérangeant.

Fake news, objectivité, réalité, vérité

Au-delà du positionnement politique de Plenel dont on a compris qu’il était socio-démocrate, c’est-à-dire relevant d’un capitalisme réformiste, il est intéressant de se pencher sur sa façon de voir le journalisme.

Considérons d’abord ce que j’ai appelé au début de cet article son corporatisme. Pour Plenel, le journalisme est un métier, lequel suppose des compétences qui ne sont pas à la portée du premier venu. Ainsi, il ne croit pas au « journalisme citoyen » et dresse une barrière entre « amateurs » et « professionnels ». C’est le même principe qui sous-tend le site du Monde Les décodeurs et leur Decodex : comme le citoyen lambda n’est pas capable de se faire son propre jugement, des professionnels seront là pour lui dire ce qui est bon ou pas et ce qui est vrai ou faux. Le journaliste est là pour prêcher la bonne parole, pour lui apporter, comme dirait la campagne belge anti-fake news, une information « d’origine contrôlée ».

Je suis férocement opposé à une telle conception. La guerre en Libye, les armes de destruction massive en Irak, le charnier de Timisoara ou, encore hier, les images falsifiées de France 3 sur les « gilets jaunes », c’est ça, l’origine contrôlée? Et si, à la place de lire la presse « contrôlée pour vous », vous commenciez à contrôler vous-même la presse, quelle qu’elle soit? Exercer son esprit et ses compétences critiques, n’est-ce pas comme ça qu’on est garant de la démocratie?

C’est le propos que j’ai toujours défendu, notamment à travers cet article, une introduction à la critique des sources et une déconstruction d’un exemple parmi d’autres des « fake news » du quotidien, colportées par la presse mainstream autant que par les presses alternatives. Pour moi, l’information n’est PAS un pré carré! Nous dire ce qu’on doit penser, ce n’est pas émanciper, c’est soumettre! L’enjeu démocratique est moins dans un journalisme « univoquement professionnel » que dans la capacité de chaque citoyen à pouvoir lui-même déconstruire les messages éventuellement contradictoires qui lui sont adressés. D’ailleurs, l’information n’est pas le seul fait des journalistes : elle provient également du monde académique, du monde associatif, des intellectuels, du monde politique, etc.

Enfin, à travers sa conférence, Plenel a partagé sa vision sur la nature des faits. Il reprend à son compte le vocable des « fake news » et le rôle des journalistes pour lutter contre ces derniers. Qu’implique la notion de fake news ? Qu’il y a des faits et que, en tant que tels, il serait possible d’en dire une vérité. Or, si la nature des faits est indiscutable (« il se passe des choses », c’est la réalité), la seule évocation de ces faits est déjà de l’ordre du discours (donc de la mise en correspondance située entre ce qui est dit et ce qui est réel, c’est-à-dire la vérité). De ce point de vue, la distinction entre éditorial, articles d’investigation, brèves, etc. relève plus d’une stratégie de mise en visibilité plus ou moins grande de l’opinion de l’auteur qui s’appuie sur des cadres théoriques rigoureux ou, au contraire, sur des clichés éhontés.

Conclusions

Edwy Plenel et, avec lui, Mediapart, défend un journalisme corporatiste, ancré dans une tradition socio-réformiste du capitalisme. Il excelle dans l’investigation et la publicité de scandales qui sont toutefois toujours présentés comme des effets conjoncturels, des dysfonctions d’un système qui, par nature, pourrait ne pas être mauvais.

Mediapart est à la presse écrite ce que Cash investigation est au reportage télévisuel : sous couvert d’être les chiens de garde de la démocratie, ils laissent penser, en creux, qu’il n’y a pas de causes structurelles aux déviances qu’ils se font un point d’honneur à dénoncer. D’ailleurs, Élise Lucet ne disait-elle pas auprès de cette bande de joyeux Youtubeurs du JTerre qu’elle était convaincue que « les entreprises sont sensibles aux modes de pression » et que, sous pression, elles changeront ? Comme si ces mêmes entreprises avaient tout le loisir d’être éthiques et que leur ignominie était un choix.

 

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Analyses, Articles parus sur d'autres médias, Réactions

Le PTB, la citrouille qui fait peur ?

Article également paru dans la Libre Belgique du 14 novembre 2018.

Bouh ! Halloween est pourtant derrière nous, mais les thuriféraires de la doxa économique persistent à utiliser la gauche…pour faire peur. Le problème ? La carte blanche rédigée par Corentin de Salle et Mikaël Petitjean dans la Libre du 8 novembre 2018 repose sur un sophisme dit de « l’homme de paille ». Cet argument consiste à présenter erronément la position de son contradicteur pour le décrédibiliser ensuite sur la base-même des erreurs volontairement introduites. Subtil et dévastateur.

pumpkin

Une citrouille bien rouge qui fait peur!

Quel est ce fameux argument fallacieux ? Celui de faire croire que les mesures prônées par un parti de la gauche dite « radicale » sont possibles en demeurant dans le système capitaliste actuel. Or, précisément, la gauche « radicale » s’emploie à démontrer que, structurellement, le système capitaliste ne peut faire autrement que produire les inégalités qu’elle dénonce. Discuter de tel ou tel coût de l’une ou l’autre « mesure » est vain si l’on reste dans ledit système. Exemple : la semaine de quatre jours n’a effectivement aucun sens si les entreprises n’ont d’autre choix que d’être en compétition pour leur survie… Et, en effet, le cadre européen étant capitaliste, il est peu probable de sortir de ce système économique tout en restant dans les institutions européennes. C’est d’une telle évidence qu’il est surprenant de devoir le préciser.

En réalité, les mesures de la gauche « radicale » essentielles s’opposent à la nature du système capitaliste : la propriété privée et, par voie de conséquence, le système concurrentiel. Les exigences du Conseil National de la Résistance l’exprimaient bien : nationalisation des secteurs économiques répondant aux besoins premiers, fin des monopoles, planification, autonomie nationale – pour prendre les plus importantes qui ont aussi été historiquement celles les moins appliquées. Ainsi, ce que les deux auteurs présentent ironiquement comme une conséquence « fatale », tellement angoissante et dommageable que sa seule énonciation suffirait à la discréditer, est en réalité un prérequis indispensable à une politique de gauche : la collectivisation des grands moyens de production, la fin de la croissance économique pour elle-même, la redistribution des richesses produites, la fin du vol de la plus-value, etc.

On comprend alors que l’exercice de « politique-fiction » de M. de Salle et de M. Petitjean relève soit de la mauvaise foi, soit de l’ignorance. Ce n’est pas une excuse : si le capitalisme est un système économique dont la mécanique produit nécessairement des inégalités, sa longévité s’appuie sur des idéologues qui en font la publicité en dépit des innombrables preuves de son caractère criminel – qu’il s’agisse des victimes humaines ou de l’environnement.

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