Analyses, Réactions

Éthique, bio, équitable, RSE, social et solidaire…sont-ils vraiment « mieux que rien » ?

Il y a quelques jours, j’ai publié ici même un article de blog critiquant de façon argumentée le projet de banque belge éthique « NewB ». En Belgique francophone, le billet a fait grand bruit, d’autant plus que, jusqu’ici, NewB bénéficiait d’une forme d’unanimisme optimiste d’autant plus étrange à mes yeux qu’il était supporté par une campagne publicitaire de très grande ampleur peu en phase avec le concept « d’alternative économique ».

J’ai reçu quelques encouragements mais aussi de très nombreuses critiques. Les critiques n’ont pas porté sur les faits (les informations étaient vérifiées et sourcées), ni tellement sur la logique soutenant l’argumentaire (personne ne l’a déconstruite). En fait, l’essentiel de la critique se situait dans un registre moral. Par ce billet, je commettais un grand crime : « tuer l’espoir ». Pour justifier le reproche, une expression est revenue de nombreuses fois : « NewB n’est pas parfaite, mais c’est toujours mieux que rien ». Je me propose aujourd’hui d’explorer l‘argument du « mieux que rien » et de construire un appareillage théorique soutenant mon désaccord avec ce dernier.

L’image provient de cet article, sur le même sujet, et qui mérite d’être lu 🙂

Un préalable est nécessaire au déroulement de l’analyse qui suit : il faut admettre que c’est bien le capitalisme, en tant que mode de production économique mettant des acteurs privés en concurrence, qui nécessairement produit une prédation sociale et environnementale. La discussion ci-dessous consiste à penser la fin du capitalisme et les moyens à notre disposition pour y arriver et non pas à se demander si un capitalisme « sain » serait possible. En cela, la perspective est radicale. J’invite les lecteurs non convaincus par cette prémisse à prendre connaissance de ma série de dialogues sur les « fusions d’entreprises », laquelle a précisément pour objectif d’expliquer la mécanique du capitalisme de façon vulgarisée et dialectique.

Typologie des actions possibles « pour changer le monde »

Une fois acceptée une telle prémisse, je propose d’envisager deux grandes approches qui s’opposent face au caractère prédateur du capitalisme. Ces deux approches me semblent non seulement mutuellement exclusives mais elles me paraissent aussi exhaustives en ce que n’importe quelle démarche présentée comme une « solution » entrerait dans l’une ou l’autre de ces catégories.

La première est une approche que j’appelle « itérative », laquelle consiste à régler les problèmes visés en répétant un même processus. Par exemple, c’est à force d’acheter du bio et de le faire de plus en plus que l’ensemble de l’industrie agroalimentaire évoluerait vers une alimentation respectueuse de l’environnement et de la santé ; c’est à force de monter des organisations éthiques que le monde du travail le deviendrait ; c’est à force de prendre son vélo que par voie de contagion les gens abandonneraient la voiture au profit de la mobilité douce, etc. Dans cette approche, l’individu est non seulement acteur de changement (ses actions répétées modifient le réel), mais il porte également une responsabilité morale. En miroir, si son action permet de modifier le réel et qu’il n’agit pas, l’absence d’action est immorale.

Dans cette approche, que signifie « mieux que rien » ? Tout simplement que l’action d’individus concertés permet d’améliorer, ne fût-ce qu’un tout petit peu, l’ici et maintenant. La question de savoir si cette action concertée est en mesure, finalement, de renverser le mode de production économique capitaliste, est une question secondaire. Par exemple, le projet de banque NewB dont je pense qu’il s’inscrit dans une telle approche, est soutenu à la fois par des pro- et des anticapitalistes tandis que tous s’accordent sur le fait que le critiquer est immoral puisque c’est « mieux que rien ». Pourtant, être capable de décider si oui ou non un projet comme celui-là est en effet capable de changer le système est fondamental dès l’instant où l’on a accepté la prémisse explicitée ci-dessus (3ème paragraphe). La question devient alors : peut-on, de proche en proche, opérer un glissement d’un changement conjoncturel vers un changement structurel ? Autrement dit, par quels processus le « quantitatif » permet-il d’évoluer vers du « qualitatif » ?

La seconde approche est pour moi « téléologique ». Elle consiste à se focaliser sur la finalité et à envisager les actions à accomplir en vertu de cette finalité. Tous les « appels à la révolution » tombent forcément dans cette catégorie. En termes pratiques, elle est cependant assez pauvre parce que, comme elles sont soumises à la contingence, les actions à entreprendre ont peu de chance d’aboutir à ce qui est réellement souhaité. Il en résulte qu’une approche téléologique est ressentie comme naïve, voire contre-productive – comme si elle ne pouvait se réaliser que dans le discours et pas dans les actes. En effet, si on est incapable de dire « que faire » et que, de surcroît, tout ce qui « pourrait être fait », peut se retourner contre vous (comme le caractère sanglant d’une révolution), le discrédit d’une telle approche semble non seulement légitime mais surtout inévitable. C’est, en substance, le genre de critiques auxquelles j’ai été confronté suite à mon article sur NewB.

Faisons quand même le travail. Que signifie, dans cette approche, « mieux que rien » ? Il me semble que, en ce qui concerne l’approche téléologique, « mieux que rien » signifie tout ce qui pourrait accélérer l’avènement, faciliter, œuvrer à la réalisation de la fin visée, quitte à accepter que l’ici et maintenant ne bénéficiera pas (le bénéfice eût-il été minime) d’une action qu’on aurait pu entreprendre. Une perspective que n’aurait pas récusée un certain Machiavel pour qui la fin justifiait les moyens. Et, dit comme cela, on prend conscience que ce n’est pas si naïf. Ce qui est difficile à admettre est moins le type d’actions à accomplir que le poids moral qu’elles supposent. Par exemple, suis-je prêt à militer contre un « chouette » projet comme la banque NewB parce qu’il me semble être partenaire du capitalisme plutôt que précipiter sa fin ? La question subsidiaire, sous forme de défi moral, devient alors : peut-on « penser le renversement » en prenant soin de l’ici et maintenant ? N’est-ce pas contradictoire ? Ne devrions-nous pas conclure que toute action qui ne modifie pas structurellement le système de facto le renforce ?

Au vu de ce qui est dit plus haut, on comprend qu’une approche itérative semble naturellement à visée conjoncturelle, tandis qu’une approche téléologique semble naturellement à visée structurelle. Pourtant, nombreux sont ceux persuadés que le bio, le commerce équitable, la responsabilité sociétale des entreprises ou les banques éthiques sont en mesure de « changer le monde », donc d’agir « structurellement ». Et, d’autre part, toute approche téléologique doit nécessairement commencer quelque part, donc être inscrite dans la « conjoncture » ! En effet, comme le pensent les anthropologues, nous sommes toujours déjà immergés dans l’action et nous passons notre temps à construire du sens a posteriori, pour la justifier plus que pour l’anticiper.

Émerge ici en filigrane l’ossature d’une typologie en quatre temps : quels sont les projets, quelles sont les « solutions » 1) relevant d’une approche itérative à effets conjoncturels ; 2) relevant d’une approche itérative à effets structurels ; 3) relevant d’une approche téléologique à effets conjoncturels ; 4) relevant d’une approche téléologique à effets structurels ?

Les petits pas ne changeront pas le monde (1)

Qu’est-ce qu’une approche itérative à effets conjoncturels ? Hé bien ce sont toutes les initiatives que j’évoquais déjà dans mon article sur le film Demain. C’est aussi le cas du projet de banque NewB. Ces projets-là ne peuvent tout simplement pas être autre chose qu’un pansement parce qu’ils ont besoin du capitalisme, ils s’en nourrissent. La banque NewB a besoin du capital privé de Monceau et de l’argent public pour se lancer (et n’est pas assurée d’être solvable pour autant), le commerce équitable a besoin des revenus de privilégiés de ceux qui l’achètent, etc.

La dépendance d’avec le capitalisme est totale, si bien que le capitalisme a droit de vie et de mort sur des marchés qui ne seront jamais amenés à s’étendre. Le « commerce équitable » ne sera jamais qu’un rayon de grand magasin, correspondant au marché de niche qu’il vise. D’ailleurs, autant d’années après le film Demain, alors que des comités de quartier ont été créés et que les colibris s’épuisent dans tous les sens, alors que les fameuses « solutions » ont été mises en place, qu’est-ce qui a changé ? Mon article sur le film Après Demain en dresse le portrait affligeant. On a beau tourner le bidule dans tous les sens, jamais de telles actions ne seront à même de changer le mode de production économique. On ne peut tuer ce qui nous fait vivre.

Les petits pas, oui, mais hors système (2) 

L’ici et maintenant importe pourtant plus que jamais. C’est dans le concret de l’action de terrain qu’on comprend, dans sa chair, la politique. Est-il vraiment impossible d’avoir une pratique, une démarche de proche en proche certes mais qui toucherait les structures ? Qui ne serait pas le pansement d’un mode de production économique mortifère ? Je crois que c’est ce pari qu’ont cherché à réaliser les tenants du communisme libertaire et ce que perpétuent aujourd’hui les zadistes de tout poil et les squatteurs. Quelle est donc la différence fondamentale entre ces projets-là et ceux de la première catégorie ? Leur action est indépendante, elle est autonome vis-à-vis du mode de production. Bien sûr, les squats « appartiennent » au capital, les ZAD sont « réquisitionnées » de la même façon…mais leur démarche n’en dépend pas, elle pourrait s’établir semblablement dans un autre contexte, sans s’appuyer sur les acquis du capitalisme et sans bénéficier de ses capitaux.

Lors de ces expériences, les acteurs sociaux font sens du collectif, redécouvrent des valeurs liées à la collectivisation et opposées à la propriété lucrative privée, source du capitalisme. On peut les envisager de proche en proche, de façon itérative, des ZAD gagnant du terrain, s’étendant hors de leurs propres murs, prenant la taille d’une commune, d’une île, pourquoi pas d’un pays. On pourrait rêver comme le fait Alain Damasio dans « Les furtifs ». À partir du terrain, des textes se construisent, des chartes s’établissent, une constitution est co-créée, des lois la précisent. La perméabilité des frontières est discutée, de même que la redistribution de la production ou la négociation des échanges avec « l’extérieur capitaliste ». Il y a quelque chose de proprement enthousiasmant à envisager une telle itération à effets structurels !

Bien entendu, les défis sont à la hauteur du changement de paradigme : est-il possible de refuser les économies d’échelle dont a pu profiter le capitalisme et qui ont mené à une augmentation du confort ? Est-il si vrai que la sociocratie est plus respectueuse des gens qu’une hiérarchie lisible et renouvelable ? Que deviennent l’individu et ses aspirations singulières légitimes ? Fonctionne-t-on sans police et sans prison ? La démocratie s’envisage-t-elle nécessairement dans le cadre d’élections ? La représentation politique est-elle indépassable ? L’« extérieur capitaliste » n’a-t-il pas forcément intérêt à briser dans l’œuf de telles initiatives, comme le montrent la brutalité policière à Notre-Dame des Landes ou, historiquement, la répression sanglante de la Commune de Paris ? À quel point est-il possible de renverser nos propres cadres de pensée, comme l’illustre avec une admirable esthétique de l’absurde la « cosmologie du futur » d’Alessandro Pignocchi ?

Frapper fort, de l’intérieur (3)

La troisième catégorie envisage quant à elle une approche téléologique à effets conjoncturels. La grande différence avec la seconde catégorie, c’est qu’on envisage l’action à l’intérieur du système. La différence avec la première catégorie est que l’action ici ne bénéficie pas du système mais, au contraire, s’y oppose. D’autre part, il ne s’agit pas de reconstruire ex nihilo comme le feraient les zadistes, mais d’amener à des modifications radicales sans remettre en question les apports du système critiqué.

On explique comme ça l’existence de « partis révolutionnaires » (ce qui pourrait sonner comme un oxymore), d’une gauche radicale jouant le jeu des élections et de la représentation et qui, dans le débat public, amène de grandes thématiques que j’ai déjà relevées dans des articles précédents et issues du programme du Conseil national de la résistance : nationalisation des grands moyens de production, planification économique, production nationale, etc. La pratique de la grève peut à la fois relever de la première catégorie (améliorer la conjoncture sans toucher au système) mais aussi de cette approche puisqu’en touchant la conjoncture, on vise des changements structurels. Les propositions de salaire à vie de Bernard Friot entrent également dans cette catégorie, de même par exemple que les propositions de Pierre Rimbert du Monde diplomatique pour un financement de la presse d’intérêt général.

Il y a un immense problème à cette approche, souvent passé sous silence par ses apologues. De telles solutions ne peuvent être mises en place que par les détenteurs du pouvoir qui naturellement sont aussi les plus grands privilégiés de notre système inégalitaire. Leur demander de sabrer dans leurs propres privilèges a quelque chose d’éminemment contradictoire puisque leur accession au pouvoir témoigne déjà de ce qu’ils en acceptent le caractère prédateur.

Dans un monde où la conscience politique et la compréhension des causes de l’inégalité sont faibles, les exigences d’une approche téléologique à effets conjoncturels ont peu de chance d’être plébiscitées et ne présentent pas un grand risque pour les politiques en place. Une présence dans les médias garantit de satisfaire aux apparats de la pluralité ; il suffit ensuite de tourner en dérision ceux qui l’expriment aux moments adéquats. C’est chose plus ardue dans des pays où les classes dominées sont aussi très politisées, comme au Venezuela. Le miracle est alors possible et il arrive qu’un Hugo Chavez devienne président. Bien entendu, la répression est à la hauteur de l’événement et toutes les armes impérialistes seront utilisées pour éviter la contagion par l’exemple : coups d’État, ingérences, propagande, opérations sous faux drapeau, corruption, etc. Ne croyons pas trop vite que ce ne serait possible qu’ailleurs : les violences policières en France et en Belgique suffisent à montrer que lorsque le pouvoir en place est aux abois, il n’hésitera pas à user de toute l’amplitude des moyens à sa disposition. On comprend dès lors pourquoi j’insiste tellement sur le fait qu’augmenter la conscience politique, en particulier celle des masses dominées, est le plus grand enjeu lorsqu’il s’agit de penser au renversement de notre mode de production capitaliste.

Il n’en demeure pas moins que l’opposition frontale entre les classes exploitées et les classes qui exploitent peut difficilement éviter la violence. Il n’y a pas de changement profond sans risque et sans effort, tout simplement parce que quelque changement profond dont il s’agisse implique nécessairement que certains qui avaient plus auront moins. Si certains individus isolés peuvent exceptionnellement en accepter l’augure (après tout Karl Marx était un petit bourgeois, comme Ernesto Guevara), on ne saurait en attendre tel de l’ensemble d’une classe.

L’importance de la théorie et du rêve (4)

À moins de croire au mythe du Grand Soir (improbable dans l’absolu, impossible avec un faible niveau de conscience politique) et de ne pas avoir peur de couper des têtes au nom d’un avenir très incertain, je vois mal comment viser la finalité qu’est le renversement du capitalisme en ne touchant qu’aux structures… Mais en fait, comme cette catégorie n’implique pas l’ici et maintenant, elle devrait précisément être le lieu des conjectures, de la conceptualisation, de la théorisation politique, de la création artistique. Penser le monde de demain sans devoir s’attacher à penser ce qui y mène, c’est s’autoriser l’utopie, informer le présent en rêvant l’avenir.

Il y a sans doute lieu d’envisager deux temps distincts : celui de la transition d’un côté et celui du résultat visé d’autre part. On a sans doute tort de vouloir tout faire à la fois. Tandis que l’on sait que des alliances dans la révolte deviennent des concurrences une fois Goliath à terre. Tandis que l’on sait que les compétences pour accéder au pouvoir ne sont pas les mêmes que celles utiles au gouvernement. Toutefois, au cœur même de l’action, la théorie politique et les romans d’anticipation aident à réfléchir, délivrent aspirations et craintes, donnent sens et direction.

L’exercice consistant à élaborer un monde (partiellement) in abstracto pousse à exploser les cadres, à adopter ce que les ethnographes appellent une « posture d’étonnement », à balayer nos tenus pour acquis. Dans un univers de fiction, il nous est loisible d’ériger un monde sans droit de propriété ; ou une réalité dans laquelle êtres vivants, minéraux et intelligences artificielles détiendraient des droits égaux ; ou encore ce monde où certaines provinces seraient organisées sous le signe de l’égalité, d’autres sous celui de la liberté, d’autres encore basées sur l’honneur. À charge de chacun de mettre à l’épreuve ses ambitions folles et étranges car, dans la fiction, on produit des dictatures pour mieux s’en défaire et s’en protéger, on travaille la démocratie radicale par essais et erreurs, on invente, on corrige, on amende, on détruit. Par l’imagination et la connaissance, on construit sur les théories de ceux qui nous précèdent l’architecture des mondes suivants, que peut-être nous ne connaitrons jamais. Mais, par de subtils effets de percolation, les théories auront joué leur rôle dans l’émergence des sociétés futures.

Morale du « mieux que rien »

Les quatre approches théorisées supra méritent d’être comparées moralement. En philosophie morale, on se demande ce que l’on perd et ce que l’on gagne à opérer un certain choix : c’est ce qu’on appelle les « coûts d’opportunité ». Je voudrais les mesurer dans une perspective conséquentialiste et utilitariste. Il s’agit ici de s’intéresser aux conséquences des actes posés et de ne pas considérer une action comme bonne ou mauvaise dans l’absolu (au contraire du déontologisme kantien par exemple). L’utilitarisme (au sens philosophique et non pas au sens commun) consiste à considérer comme morale la recherche du bonheur pour le plus grand nombre. Autrement dit, l’approche la plus morale sera celle dont le coût d’opportunité est le plus faible lorsqu’on vise le bonheur du plus grand nombre à partir des conséquences de nos actions.

(1) Quelles sont les conséquences de la première catégorie ? Des petits pas positifs pour ceux qui les vivent, mais des pertes énormes par ailleurs. L’exploitation systémique des masses laborieuses continue, de même que les guerres impérialistes, la prédation environnementale à grande échelle, etc. La déculpabilisation de quelques-uns se fait au prix d’un massacre renforcé par ailleurs. Voilà pourquoi, d’un point de vue moral, je récuse avec force l’idée selon laquelle les « solutions » tombant sous le coup de cette première catégorie relèveraient du « mieux que rien ». Pour moi, ce n’est pas « mieux que rien » mais « pire que tout ». On ne se contente pas de laisser aller le monde, mais on se donne la bonne conscience illusoire que l’on fait quelque chose pour l’enrayer. On me rétorquera que certaines actions de proche en proche ont pu améliorer la vie des travailleurs (c’est, finalement, l’histoire des luttes sociales). C’est vrai. Mais elles ne l’ont fait qu’au prix fort : celui d’entériner un mode économique oppresseur, de laisser tomber les revendications les plus fortes du CNR, etc.

(2) Les « petits pas » hors-système ont le mérite de ne pas renforcer le monde qu’ils dénoncent, d’offrir une fenêtre vers un ailleurs possible. Bien entendu, dans un premier temps, ils ne touchent qu’une ridicule minorité de personnes – ce qui est gênant d’un strict point de vue utilitariste. En termes de « coûts d’opportunité », cette catégorie est cependant attractive : pas de responsabilité directe dans la prédation du système capitaliste, pas de responsabilité non plus dans des bains de sang révolutionnaires. Pour ceux qui font le choix de ce genre de vie et considérant que celui-ci ne peut être imposé, on imagine fort bien ce que retrouver de nouvelles formes de solidarité doit avoir d’enthousiasmant. Outre qu’il ne faut pas craindre les violences policières, faut-il également ne pas voir le progrès technologique, l’espérance de vie, le confort matériel et encore mille aspects résultant directement des économies d’échelle comme des valeurs en soi…

(3) De ce point de vue, la troisième catégorie est championne. À moins d’avoir fait partie des privilégiés, on y perd peu de ses acquis matériels, seule la richesse est redistribuée plus équitablement, les infrastructures sont conservées – elles n’ont fait que changer de propriétaire. Est-ce pourtant réaliste ? Un vrai conséquentialiste ne peut voir favorablement cette catégorie car il se fatiguerait à attendre et attendre encore les conséquences toujours reportées de ses marches revendicatives, de ses articles appelant au salaire à vie ou à un journalisme mutualisé. Car, bien sûr, les privilégiés n’ont aucun intérêt à se départir de leurs privilèges.

Le système aura peu à craindre tant l’action est inefficace. Et, comme dans la première catégorie, le système continuera d’y broyer nature et culture (si tant est qu’il y a un sens à distinguer les deux). Certes, si l’on n’est pas pressé (et donc pas directement victime…), on peut se contenter des menues actions dont on espère qu’un jour hypothétique elles trouveront à s’incarner dans une nouvelle réalité socio-économique. Alors, « mieux que rien » cette catégorie ? Pour les moins exploités d’entre nous, sans doute. Pour les autres, d’Haïti au Bangladesh en passant par les mines de coltan du Congo ou aux exclus du chômage d’ici, je suis moins sûr. Sinon, épuisé d’attendre, on pourrait bien se réveiller avec d’iconoclastes velléités révolutionnaires appelant à un Grand Soir !

(4) Pour cette dernière catégorie, on se retrouve dans une situation assez paradoxale. Dans sa version Grand Soir, le conséquentialiste a de quoi faire… La version idéale, dans une société où le peuple est politiquement mature et où les élites comprennent qu’il vaut mieux courber l’échine si elles veulent « garder la tête sur les épaules », offre un tableau où les conséquences sont grandement favorables à l’utilitariste : le bonheur des 99% est enfin la priorité ! Les coûts d’opportunité sont nuls – à moins bien sûr de s’appeler Bernard Arnault. Dans une version plus réaliste, avec un peuple politiquement immature et/ou divisé et des élites qui s’accrochent à leur pouvoir, c’est le bain de sang assuré avec des conséquences au moins aussi dramatiques. Pour tout le monde. Quant à savoir si c’est moral de jouer ainsi à quitte ou double…

Dans la dimension où elle n’embrasse qu’un travail conceptuel et prospectif, la quatrième catégorie passe du feu d’artifice…au sismomètre parfaitement plat : les coûts d’opportunité sont désespérément identiques à ceux du système auquel nous n’aurions pas touché, sauf à y inclure un avenir lointain et incertain. Pas de conséquences directes (ni même potentiellement indirectes), pas de « bonheur augmenté » (n’étant pour les quelques rares que la fiction détend). « Mieux que rien » sans doute, mais si faiblement qu’on est en droit de douter que ça en vaille réellement la peine.

Conclusions

Il y a bien une alternative qui n’a pas été évoquée et qui appartiendrait à la troisième catégorie : puisque le système économique est traversé d’insolubles contradictions internes qui mènent à des crises récurrentes et qui devraient, en toute logique, précipiter son effondrement, il serait encore possible d’œuvrer positivement à sa fin en en exagérant les traits. Un peu comme le font les libertariens (qui n’en ont cependant pas l’intention !) À qui se fera donc le pire des capitalistes au nom même de la lutte anticapitaliste… Si, pour un conséquentialiste utilitariste, la démarche n’est pas plus absurde (mais pas plus efficace) que pour les autres possibilités évoquées, on comprendra aisément qu’un adepte de l’éthique déontologique en frissonnerait d’horreur. Oui, il est de ces actions intrinsèquement mauvaises.

Quel bilan faut-il maintenant tirer de ce qui a été (longuement) développé ci-dessus ? D’abord, ô suprême étonnement !, qu’il n’y a pas de solution idéale. Chacune comporte ses avantages et ses inconvénients.

La première offre de faire l’expérience presque directe du « positif » de son action mais, lorsqu’on l’observe de plus près, elle porte la responsabilité des exploités d’aujourd’hui et de ceux de demain en permettant, par son action à la marge nourrie par le système, de conforter ce dernier dans le temps et dans l’espace (les guerres de l’impérialisme ou la malnutrition, par exemple, touchent moins les lecteurs du Radis que les magasins bio). Dans la mesure où son caractère proprement néfaste est relativement invisible (autre part et/ou autre temps), je ne suis pas étonné qu’elle semble moralement la meilleure. Mais c’est, à mon avis, une grave erreur due à la difficulté de se décentrer. Voilà pourquoi, pour NewB comme pour le film Demain, je m’inscris en faux.

S’il est important pour vous de vous impliquer dans une démarche concrète mais qui n’établit pas de liens incestueux avec le système dénoncé, il me semble que l’approche anarchiste (ou communiste libertaire) est encore la plus sensée. De plus, elle n’est pas mutuellement exclusive avec les autres catégories, de sorte que vous pourriez très bien participer à l’augmentation d’une conscience politique générale en allant manifester, en distribuant des tracts ou en réalisant des films documentaires tout en rejoignant votre communauté autonome le soir venu… Certes, l’effet de contagion est impossible à prévoir et cela requiert de votre part de laisser tomber une série de privilèges notamment liés au confort, tandis que la prédation perdure devant vos yeux spectateurs – sans doute jusqu’à la fin. Au moins aurez-vous été fidèle à vos valeurs.

Une honnêteté intellectuelle que l’on peut accorder aux tenants de la troisième et de la quatrième catégorie également, soit qu’ils militent au sein du système, sans résignation, car ils pensent encore que l’élite fera un jour le choix de se départir de ses privilèges, soit qu’ils espèrent que la population sera un jour mature pour un basculement intentionnel. Le cas de la Grèce ces dernières années ne rend pas très optimiste quant à ces deux conditions. Enfin, reste la littérature…

Il me semble qu’un choix moral est avant tout un choix conscient. Et si vous êtes arrivé au bout de cet article, peut-être aurez-vous une idée de la catégorie dans laquelle il faudrait ranger le Blog du Radis et ainsi pourrez juger de son utilité sociétale !

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NewB, l’ambulance et le cheval de Troie

[EDIT décembre 2020 : Retrouvez mon article « Newb, un an après », une analyse très complète des fausses promesses de la banque en devenir.]

[EDIT du 30/11/2019] Attention, un paragraphe très important a été ajouté ici plus-bas. J’y déconstruis le principe « un homme une voix » qui ne peut s’appliquer au cas de NewB comme on pourrait le croire. Un argument supplémentaire de poids en défaveur de ce projet décidément bien moins éthique qu’il n’y semble de prime abord.

« Je rêve d’une banque… », aurait dit Gad Elmaleh. Y’en a qui rêvent, y’en a d’autres qui la font, répondront les Belges de NewB. À grand renfort de campagne radiophonique, d’affichage Publifer dans les gares et de matraquage publicitaire sur Facebook, la coopérative d’économie sociale ambitionne de lever 30 millions d’€ d’ici au 27 novembre 2019. Tout ça pour créer ce qu’on appelle tous (ou presque) de nos vœux, j’ai nommé une «  banque éthique et durable au service d’une société respectueuse de la planète et des droits humains » (c’est eux qui le disent).

Pourtant, il reste des esprits chagrins qui osent encore la critique, même là ! Et, devinez quoi ? J’en fais partie. Du coup, on m’accuse de tirer sur l’ambulance, m’voyez. Alors, j’me fends d’un petit article sur le Radis, histoire de montrer qu’au jeu des métaphores, je trouve celle du cheval de Troie bien plus adaptée. Allons-y.

Opération séduction : check

Il faut dire que le projet a tout pour attirer le chaland conscient-de-tout-ce-qui-tourne-pas-rond, qui a envie de « faire quelque chose », de ne pas « juste » critiquer. Au chapitre de ce qui séduit, on retrouve toute l’étendue du champ lexical de l’économie sociale : la « transparence », l’« éthique », la « durabilité », le « respect », les « droits humains », la « planète », la logique de « projets », le « local », etc. Un vrai catalogue.

Oui, so what ? Pourquoi serait-ce critiquable ? N’est-ce pas formidable une banque où la tension salariale ne varie que de 1 à 5, où le retour sur investissement est limité à seulement 6%, où le droit de vote n’est pas proportionnel au capital investi, où la transparence est totale sur l’organisationnel et sur la nature des investissements qui seront « exclusivement éthiques ».

Autant d’éléments a priori opposés à la mécanique capitaliste où les propriétaires-actionnaires explosent leurs propres rémunérations au détriment des travailleurs, où les plus gros sont les vrais décideurs, où les sociétés écrans superposées assurent une parfaite opacité, où la pression organisationnelle nourrit chaque jour un peu plus l’aliénation et les burnouts et où, bien entendu, les investissements les plus profitables sont aussi les plus destructeurs pour l’environnement et les personnes. NewB serait donc, à ce titre, révolutionnaire, non ?

Théorie de l’entrisme

Est-il possible de s’opposer à un système de l’intérieur ? La question de l’entrisme est un classique des sciences politiques et implique deux mouvements opposés de « contagion » qu’on peut illustrer par des métaphores.

La première consiste à dire qu’on fait entrer le « ver dans la pomme », donc la banque éthique dans le système capitaliste pour tuer ce dernier de l’intérieur. Dans cette perspective, NewB serait une « solution » et mériterait un soutien indiscutable. Tout le monde verrait « que ça marche », les capitalistes prendraient peur et, pour ne pas perdre de parts de marché, commenceraient à imiter l’ESS (l’économie sociale et solidaire). Un gigantesque cercle vertueux se met en place, les banques deviendraient propres et, sans risque et sans effort, le système capitaliste serait réformé pour le meilleur.

Ok, on garde l’idée pour Walt Disney et on se penche sur la métaphore inverse. Je propose l’image de la « grenadine » qui ne pourra colorer l’eau dans laquelle on la dilue si on ne plonge qu’une goutte dans ce qui s’apparente à une citerne…

Alors, NewB, ver ou grenadine ? Il y a des éléments très concrets qu’il est possible d’analyser pour choisir entre ces deux métaphores.

Question de rentabilité

Un des arguments avancés par les soutiens de NewB est que la banque n’aura pas à dégager de « profits » mais pourra se contenter d’être « solvable ». Un premier problème, c’est que jusqu’ici les pertes s’accumulent, comme le rappelle un article de l’Echo, depuis la constitution de la société en 2011, avec 10.732.632 €  de pertes selon les comptes arrêtés au 30 juin 2019. Pour les profits, on repassera…mais pour la solvabilité aussi ! On me traitera d’esprit chagrin, on me dira que c’est normal « dans un premier temps ». N’empêche que les investisseurs ont plutôt intérêt à être conscients que tout ça devra être renfloué et que même leur marge « limitée à 6% » risque bien d’être un gouffre où ils perdent tout avant de songer à quelque retour. Il n’y qu’à voir les avertissements que NewB a été contrainte de bien exposer en même temps que son appel.

Pourquoi autant de difficultés pour obtenir l’agrément bancaire ? Et pourquoi autant de difficultés à être rentable ? Pour une simple raison : si être « éthique et durable » était économiquement viable en système capitaliste, ça fait longtemps que les plus gros capitalistes seraient devenus des parangons de vertus sociale et environnementale ! Z’imaginez la pub que ce serait si une organisation privée pouvait faire la démonstration d’une telle impeccabilité sans le risque d’une Élise Lucet à ses basques pour démonter le pot-aux-roses ? Autrement dit, l’éthique, le durable, tout le catalogue vu plus haut, entrent nécessairement en tension avec les objectifs économiques.

Il faut bien comprendre que la rentabilité et même la forme juridique de coopérative n’exclut pas les organisations des impératifs du mode économique capitaliste. Pour reprendre la métaphore exprimée plus haut, les valeurs de l’économie sociale sont diluées par la logique économique, une goutte de grenadine dans un bassin d’orage. Comme me le disait un acteur important de l’ESS : « C’est vrai qu’il faut parfois rogner sur ses valeurs ».

Capitalisme : ennemi ou partenaire ?

L’entrisme suppose plusieurs étapes : reconnaître l’ennemi, en apparence jouer son jeu et finalement le détruire quand il a la garde baissée. C’est la métaphore du ver dans la pomme.

Toutefois, à force de faire le jeu du capitalisme, le capitalisme devient ton partenaire. C’est ainsi que NewB a désigné Belfius personne morale agissant comme tiers-dépositaire responsable du cantonnement des fonds dans le cadre de l’offre. C’est ainsi que NewB collabore avec Rabobank Nederland pour le traitement bancaire des transactions réalisées avec sa carte de crédit prépayée, mais aussi avec Mastercard qui bénéficiait en 2017 d’une note de crédit de 80000€ en défaveur de NewB (là, c’est carrément l’ESS qui finance le capitalisme le plus abject !) C’est ainsi que NewB est entrée dans le capital de Monceau assurances dans une pure logique de fusion d’entreprises que je ne cesse de dénoncer (NewB distribue des produits d’assurances de Monceau)…

On découvre de surcroît dans le prospectus lié à l’offre que NewB « a contacté des organismes parapublics, des universités, des fondations, des sociétés commerciales actives ou non dans la finance au sens large et d’autre types d’entités pour leur expliquer le projet et leur proposer d’investir dans le capital de NewB » (p.48). La finance au sens large ? Késako ? Donc, si NewB promet de n’investir qu’éthiquement, elle sera moins regardante quant à l’origine des capitaux de ses propres coopérateurs ! Toute cette éthique, on en a plein les mains, je ne sais plus qu’en faire !

Parce que, voyez-vous, c’est là que se trouve un autre élément primordial. Qui, dans le système capitaliste, est à même d’investir dans un projet comme celui-là ? Depuis mon article sur le film « Demain », j’explique que c’est bien le capitalisme qui finance ce genre « d’alternatives », comme je dénonçais récemment que le capitalisme finance les pseudos mouvements sociaux radicaux comme Extinction Rebellion. On me rétorquera qu’il y a des ONG parmi les investisseurs, l’État, des gens comme vous et moi avec des idéaux. Certes. Et alors ? Les ONG fonctionnent comme des multinationales (je vous conseille l’excellent sketch de Jeremy Ferrari sur Action contre la faim) ; l’État en système capitaliste n’est que le bras exécutif du capitalisme (de façon très claire quand on voit le principe des revolving doors, mais aussi en termes de classe sociale, de cumuls de mandats d’administrateurs, quand on voit les lois votées toujours en faveur des plus riches ou des grosses entreprises, etc.) et, parmi les gens comme vous et moi, seuls les privilégiés du système ont des capitaux en excédents qu’ils peuvent se permettre d’investir !

Ainsi, on comprend que NewB n’est pas du tout une alternative au système mais constitue, au contraire, l’ouverture d’un nouveau marché bien intégré au mode de production capitaliste, exactement comme l’est le commerce équitable, le bio, etc. Si la viabilité d’un tel modèle est précaire, il est absolument certain que sans la perfusion du capitalisme, il serait totalement impensable. NewB a besoin de l’investissement du capitalisme dans son entreprise. Dès lors, elle ne peut évidemment se targuer d’être anticapitaliste, tout simplement parce que NewB ne serait possible qu’uniquement dans la mesure où elle demeure une marge, accessible à un public particulier, et non une norme bien trop peu profitable économiquement.

Or, rappelons-le : si les « concessions » faites au capital impliquent de modifier la nature « révolutionnaire » de NewB, alors l’action d’investir dans ce projet de banque est non seulement illusoire, mais elle est surtout contre-productive. Elle est un pansement permettant au système de perdurer et non une alternative qui s’y oppose et engage dans la lutte.

La banque, une bonne porte d’entrée ?

C’est qu’on a tendance à confondre système bancaire et capitalisme. À force de dénoncer les dérives des banques et de la finance, on en vient à prendre l’un pour l’autre. Or, il n’en est rien. L’instrument fondamental du capitalisme, c’est la propriété lucrative privée et la nécessité de profits qui en découle. Pour survivre, chaque entrepreneur-investisseur doit être plus concurrentiel que son voisin et dégager plus de profits. Sinon, il risque le rachat ou la faillite. Généralement, il le fait en diminuant ses coûts. Mais il peut aussi le faire en innovant, avec une offre – même de niche – qui n’existait pas auparavant, ce qui semble être le choix de NewB.

Bien sûr, le système bancaire facilite les processus propres au capitalisme, mais il n’en est pas la cause. Agir sur la banque, c’est agir sur une conséquence seulement – et penser qu’on peut utiliser l’un pour toucher l’autre, c’est faire preuve de beaucoup de naïveté, comme un certain Pascal Canfin, auteur d’un petit ouvrage intitulé « Ce que les banques ne vous disent pas », et qui, aujourd’hui, est eurodéputé de Macron !

Les « dérives » de la banque et de la finance privées ne sont que les symptômes de la maladie qu’est le capitalisme. NewB ne change rien à ces règles. Au contraire, elle s’inscrit dans ce système et tente d’en jouer le jeu.

Oui mais tout n’est pas à jeter quand même !

On serait tenté de se dire que « c’est mieux que rien ». Je pense le contraire. Quand on m’accuse de « tirer sur l’ambulance », on postule que le malade vaut la peine d’être sauvé ! Raison pour laquelle je suggère de plutôt voir NewB comme un cheval de Troie : c’est beau, sexy, attractif et on ne demande qu’à l’accueillir. Mais, quand on y regarde de plus près, on réalise que le principe même ne diffère en rien, comme on l’a vu plus haut, de ce contre quoi elle est censée lutter. Faire vivre NewB, c’est faire entrer le loup dans la bergerie, c’est accepter l’idée selon laquelle on ne pourrait « faire mieux » que reproduire toujours les mêmes erreurs. Exit la posture révolutionnaire ! Exit les propositions économiques de Bernard Friot ! Exit les exigences du CNR au sortir de la seconde guerre mondiale !

Pour faire un parallèle : quelle est la meilleure façon d’assurer qu’un SDF reste à la rue? En lui offrant une petite pièce. Jamais assez pour s’en sortir (c’est-à-dire pour changer de système) mais parfait pour rester dans la même situation, ni pire, ni meilleure à long terme. Est-ce que le SDF sera content de pouvoir se payer une bière ou un café? Oui. Est-ce moralement acceptable de lui offrir cette bière ou ce café? Sans doute. Est-ce qu’on participe, collectivement, par la charité, à ce que les gens à la rue le restent? Aussi, malheureusement. NewB est une forme de charité appliquée au secteur bancaire.

Sans compter qu’il y a encore beaucoup de choses à dire sur le caractère « sexy » de NewB.

[EDIT 30/11/20149] En ce qui concerne le principe « un homme une voix », on en conclut un peu vite que tous les coopérateurs auraient le même poids dans les prises de décision. C’est complètement faux. Lisez plutôt cet extrait du prospectus (p.11) : « Les Parts de NewB de chaque catégorie donnent le droit de participer à l’Assemblée Générale des Coopérateurs et d’y exercer un droit de vote. Chaque Coopérateur, dispose d’une voix, quels que soient la catégorie et le nombre de Parts qu’il possède. Les décisions de l’Assemblée Générale doivent cependant […] être approuvées à la fois par (i) une majorité absolue des voix présentes et représentées des Coopérateurs de catégorie A, une majorité absolue des voix présentes et représentées des Coopérateurs de catégorie B et une majorité absolue des voix présentes et représentées des Coopérateurs de catégorie C. Les trois (3) actionnaires du groupe Monceau sont les seuls Coopérateurs de catégorie C et peuvent dès lors s’opposer au vote d’une décision. »

La voilà la grande et belle démocratie de la coopérative NewB! Dans les faits, le plus gros coopérateur a un droit de veto. C’est aussi simple que ça! Et ce plus gros contributeur était jusqu’ici l’acteur capitaliste par excellence : Monceau. Entre-temps, d’autres coopérateurs de part « C » se sont rajoutés, essentiellement des acteurs financés par la collectivité (universités, finance.brussels, etc.) Si on peut être en partie rassuré par le fait que Monceau ne pourra plus avoir seul la majorité absolue, demandons-nous s’il est normal que de l’argent public soit ainsi privatisé par une banque! Demandons-nous, comme je le fais aussi dans cet article, ce que veut dire « public » dans un État capitaliste où les classes dirigeantes partagent les intérêts du privé. Les choix des universités en matières économiques mériteraient un article en soi…

En ce qui concerne les salaires, on apprenait en 2017 déjà que le coût salarial annuel pour le comité de direction était de 165.000€ (loin des barèmes du non-marchand, n’est-ce pas !). Mais il y a encore plus amusant pour une organisation qui place l’éthique au sommet de ses valeurs. Par exemple, NewB a créé un « Comité de nomination et de rémunération » chargé entre autres de la « politique de rémunération de NewB ainsi que de sa cohérence ». Ce comité est composé de trois personnes dont Bernard Bayot qui se trouve être, en même temps, le Président du Conseil d’administration. Ou comment décider de sa propre rémunération, quoi ! Les onze administrateurs seront en effet rémunérés (jusqu’ici, ils ne l’étaient pas), pour une manne de maximum 100.000€, soit un peu moins de 10000€/administrateur/an. Au regard des standards bancaires, c’est rien. Au regard de l’ESS, c’est énorme. À chacun de juger…

On se demande aussi comment NewB tracera la ligne entre ce qu’elle considère comme « éthique et durable » et ce qui ne le serait pas (surtout dans la mesure où, comme dit plus haut, elle est prête à accepter des capitaux venant de la finance « au sens large »). Les éoliennes, c’est durable ? Les voitures électriques, durable ? Le bio qui vient de l’autre bout du monde ? Le commerce équitable qui se fiche des ouvriers agricoles et ne rémunère correctement que le producteur, éthique ? Qu’est-ce qui fondamentalement peut être considéré comme « éthique et durable » dans un monde où la rentabilité (ou même la solvabilité) seule pousse à « rogner sur les valeurs », même des plus vertueux ?

Le fantasme du projet « pur »

Oui mais voilà, immergés, contraints et forcés, dans un système prédateur, avons-nous d’autres choix que de parier sur des initiatives du type NewB ? Il est clair que s’exclure complètement d’un système au seul motif qu’on est en désaccord avec celui-ci mène tout droit à une vie d’ermite sans aucune utilité sociétale. Autrement dit : nous nageons nécessairement en pleines compromissions.

Au nombre de ces compromissions, lesquelles seraient acceptables ? Ne vaut-il mieux pas investir dans NewB plutôt qu’acheter Coca-Cola ? Je crois qu’il s’agit d’une fausse alternative. Les deux participent d’un même mouvement, comme j’ai tenté de le montrer dans cet article. Nous devrions alors nous reporter sur d’autres types d’actions, à visée structurelle. Des actions portant sur les causes dont la première est la propriété lucrative privée.

Voilà pourquoi je rappelle à qui veut l’entendre les quelques propositions du (feu) programme du Conseil national de la résistance : évincer les monopoles, empêcher les grandes puissances économiques et financières de diriger l’économie ; il faut y ajouter la planification économique, la subordination des intérêts particuliers à l’intérêt collectif, la production nationale et, surtout, la nationalisation des grands moyens de production. Autant dire qu’un tel programme est incompatible avec le capitalisme. Atteindre des objectifs comme ceux-là consiste moins à être « pur et irréprochable » que de penser les conditions d’une société égalitaire, pour tous. Une telle démarche implique de refuser la facilité, de ne pas se laisser aveugler par des projets qui semblent très séduisants mais qui, au final, servent la cause combattue.

Il faut accepter qu’il n’y a pas de solution prête-à-embrasser. Qu’avant toute chose, il faut augmenter le niveau de conscience politique général, faire un effort incessant de pédagogie, continuer sans relâche l’étude des mécanismes du mode de production dans lequel nous vivons ; il faut faire collectif, profiter des manifestations pour parler entre nous, déconstruire les fausses bonnes idées. Le travail intellectuel est aussi crucial que l’action sur le terrain et c’est à l’endroit de leur convergence que naissent les alternatives que le capitalisme ne pourra pas récupérer car elles seront construites sur ses cendres et non sur ses deniers.  

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Merci à tous les contributeurs de ma page Facebook qui ont, par leurs commentaires, alimenté la réflexion – dans un sens comme dans l’autre.

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Analyses

Qu’est-ce que l’égalité? Comment y parvenir?

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Souvent associée à la gauche politique, la valeur « d’égalité » est une notion cruciale quand il s’agit de défendre des idéaux de justice sociale. L’intérêt de l’article qui suit est de faire le point, de manière synthétique, sur les grands enjeux qui animent le débat autour de l’égalité. Sans fausse naïveté, c’est-à-dire sans croire qu’il serait possible de construire dès demain une société égalitaire, mais sans un relativisme excessif qui nous ferait considérer que « puisqu’il n’y a rien à faire, ne faisons rien ». Un tel discours, dans un monde où ceux qui exploitent le mieux sortent gagnants, revient en effet à laisser les inégalités se creuser.

Si elle implique de mettre en question l’égalité en tant que notion philosophique, mon ambition est, en suivant sur ce point Hegel, d’ancrer ma réflexion dans le concret de la politique, sans me contenter d’un débat sur des catégories purement abstraites. Nous naviguons ici dans des eaux troubles où un signifiant, le mot « égalité » (et son antonyme « inégalité »), renvoient à des signifiés très différents mais qu’on serait tenté de considérer de façon similaire parce qu’un même mot les désigne. Des « régimes » d’égalité peuvent alors donner l’illusion de s’opposer alors que si l’opposition existe bien, elle ne s’opère pas sur le concept d’égalité en tant que tel.

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Vive le monde libre des entrepreneurs tous égaux!

Le libéralisme économique, par exemple, garantit à tous d’être égaux dans la liberté d’entreprendre. Toutefois, dans un système capitaliste, d’une telle « égalité » résulte un régime de concurrence où les « meilleurs » gagnent et, avec eux, sont restaurées les inégalités. Paradoxal ? En fait, non. Dans ce cas, l’idée « d’égalité » est, dès le départ, biaisée, puisque chaque « entrepreneur en herbe » part avec des ressources différentes (capital de départ, originalité du concept défendu, capacités de construire son réseau, etc.). Ainsi, la liberté d’entreprendre s’oppose fondamentalement au principe d’égalité lequel doit, pour sa part, tenir compte des différences entre les personnes.

Égalité et différences

En effet, la recherche d’égalité ne nie pas les différences qui existent, évidemment, entre les personnes, les groupes, les cultures, etc. Hegel nous dit à ce propos[1] que la recherche d’égalité n’a de sens qu’entre des choses qui ne sont pas identiques. Par exemple, c’est bien parce qu’il y a des personnes aux talents divers que l’égalité doit permettre de compenser, de résoudre, une forme d’injustice naturelle, « ontologique ». A contrario, là où l’inégalité doit être « résolue », c’est qu’on considère qu’elle lie des êtres, des situations dont la similarité, à tout le moins le caractère comparable, apparaissent essentiels. Par exemple, c’est au nom de la « commune humanité » que l’esclavage, processus au plus haut point inégalitaire, devait être aboli.

Autrement dit, la recherche d’égalité doit être défendue parce que, précisément, on reconnait à la fois les différences entre les êtres, à la fois leur appartenance à une même communauté. Ce n’est pas anodin. Dans le débat qui oppose par exemple les spécistes aux antispécistes, là se situe leur pierre d’achoppement : les premiers reconnaissent les différences entre animaux et humains mais récusent l’idée selon laquelle faire partie de la catégorie des vivants serait suffisant pour accorder aux uns et aux autres les mêmes droits ; « Il y a des différences et on n’est pas les mêmes ». Les seconds, les antispécistes, reconnaîtront les différences et acteront d’une même appartenance.

L’égalité reconnaît donc les différences. Elle les chérit. Dire, comme on l’entend parfois, que l’idéal d’égalité fait comme si on était tous les mêmes est donc ridicule et parfaitement inexact.

Dans son « Discours sur l’origine et les fondements de l’inégalité parmi les hommes », Rousseau introduit une autre distinction très pertinente. Pour lui, les différences « naturelles ou physiques » (différences d’âge, de santé, de force, etc.) appartiennent à une catégorie qu’on ne saurait mélanger à celle des inégalités qui naissent de l’action des humains et persistent grâce à leur consentement. On ne peut dès lors considérer de la même façon les difficultés vécues par un handicapé de naissance de celles d’un ouvrier dans une chaîne de production, exploité par un patron et, plus largement, par le système capitaliste dont on a montré de nombreuses fois son caractère intrinsèquement inégalitaire.

Là apparaît le débat autour des moyens d’actions pour lutter contre l’inégalité : par exemple, si l’on considère que l’homme est en soi un être égoïste, orgueilleux, nous nous trouverons bien en peine de faire quoi que ce soit pour éliminer les inégalités conséquentes de cet égoïsme. Au contraire, si on considère l’égoïsme, l’individualisme, la compétition, comme naissant avant tout d’un système économique particulier, l’inaction au niveau structurel poserait un problème moral pour qui défend des valeurs d’égalité.

Égalité absolue et égalité relative

On a bien compris qu’il s’agissait de dépasser la définition classique de l’égalité voulant que cette dernière puisse seulement lier deux choses ne présentant aucune différence quantitative et qualitative[2]. Toutefois, les problèmes ne font que commencer. Parce qu’une fois qu’on a reconnu à l’égalité la capacité de tenir compte (voire tirer profit) des différences, on se heurte malgré tout à une série de paradoxes, de contradictions, voire de concurrences entre « égalités ». Distinguons ici l’égalité absolue (stricte) de l’égalité relative.

Analysons la question de l’égalité absolue en prenant l’exemple du salaire. L’égalité suppose ici, comme le fait la définition classique de l’égalité, que chacun reçoive strictement la même chose. Seulement voilà, quel sens cela aurait-il si l’on tient compte de ce que les besoins d’une famille monoparentale sont différents de ceux où il y a deux revenus ? Si l’on considère que certains sont plus efficaces au travail là où d’autres sont des collègues « plus agréables » ? Et si l’un, parce qu’il est très sportif, doit manger plus qu’un autre, casanier ? Si la situation de handicap, ou une maladie dégénérative, obligent à des soins constants et coûteux alors qu’un autre jouit d’une parfaite santé ? Tous ces gens, avec leurs différences, devraient-ils recevoir strictement la même chose, en vertu du seul principe théorique que l’égalité absolue est garantie ?

Même – voire surtout – en étant guidé par un idéal de justice sociale, on se rend compte de l’absurdité d’une telle égalité absolue. Alors, on serait tenté de lui substituer une égalité relative ; une égalité « sur mesure », en fonction des besoins qui caractérisent chaque personne. En théorie, l’idée est bonne mais, bien entendu, la mise en pratique est impossible. Car sur quelle base une telle égalité pourrait-elle se mettre en place ? Quels critères prendre en compte ? Où s’arrêter ? Comment s’assurer de la bonne foi des personnes concernées ? N’est-ce pas la porte ouverte à un pouvoir central, totalitaire, qui déciderait pour les autres de ce que doit être leur bonheur ? N’est-ce pas non plus un incitant à la corruption la plus vile où, sous la table, il s’agirait de « maximiser » ses chances d’obtenir plus ?

Égalité en droit et égalité des chances

Nos sociétés, dites « démocratiques », ont apporté deux réponses à cette aporie. La première est l’égalité des droits. La seconde est l’égalité des chances.

Le droit dit que, indépendamment de votre origine, de votre classe, de votre situation matérielle, professionnelle ou familiale. il existe des textes – une constitution et des lois – qui garantissent à tous d’être traités de façon…égale. Personne ne peut être « au-dessus » des lois. L’égalité en droit est donc un pléonasme. Le concept n’apporte rien de plus que celui de « droit » tout court.

Ce n’est pas tout. S’il est vrai, en théorie, que chaque citoyen doit être traité de façon égale devant la loi, la réalité est parfois différente. On voit, par exemple, comment les grands fraudeurs fiscaux évitent constamment la prison ferme là où un jeune sans-papier affamé avait pris trois mois ferme pour le vol d’un fromage ! Et même lorsque l’égalité devant la loi est respectée, c’est souvent le contenu de la loi qui est inique. Faut-il rappeler qu’il a fallu attendre 1948 pour que les femmes puissent voter en Belgique ? Jusque-là, hommes et femmes étaient effectivement égaux devant la loi (en effet, tous les hommes votaient, aucune femme ne votait…), mais c’est la loi elle-même qui consacrait l’injustice.

Enfin, l’égalité devant la loi est hypocrite. Paraissant se suffire à elle-même, elle nie en fait les grands systèmes d’exploitation et de création d’inégalités. Quelle est encore la valeur de l’expression « naître libres et égaux en dignité et en droits » de la déclaration universelle des droits de l’homme si, dès la naissance, chaque être humain est en fait pris dans un système de production économique qui détermine largement sa place sur l’échelle des inégalités et cristallise la reproduction sociale ?

Autrement dit, la nécessité d’une égalité devant la loi est certes une évidence, mais elle est tout à fait insuffisante. Il faut lui adjoindre une égalité prévue dans la loi ; c’est-à-dire des textes qui structurellement interdisent, s’opposent aux grands mécanismes de constitution des inégalités. L’égalité en droit, dans le contexte du capitalisme mondialisé, n’a de sens que si le droit lui-même est révolutionnaire.

L’égalité des chances, proche du concept d’équité, envisage que des formes d’inégalités puissent se faire au profit des victimes des inégalités. La « discrimination positive » en est un exemple parlant : s’il faut donner plus d’argent à une école fréquentée par des élèves en difficultés (socio-économiques, primo-arrivants), il s’agit de viser plus « d’égalité sociale », laquelle passe par des « inégalités dans l’octroi des subsides » (certaines écoles reçoivent plus d’argent, d’autres moins). Autre exemple : vous venez d’une ZEP (zone d’éducation prioritaire) française ? Pas de problème ! Votre accès à Sciences Po pourra éventuellement se faire hors concours grâce aux conventions éducation prioritaire. Côté pile, on se réjouit qu’une institution si élitiste fasse de la mixité sociale un de ses objectifs. Côté face, on s’interroge : cet accès privilégié est-il en mesure d’apporter un changement aux inégalités dont il est la conséquence ? Autrement dit : y aurait-il moins d’inégalités, sur le moyen et sur le long terme, grâce à ce dispositif « inégalitaire » ? Si la réponse est « non », alors il faut en conclure que la discrimination positive, plutôt que s’attaquer aux inégalités, les institutionnalise. Qu’elle ne les combat pas mais qu’elle les gère. Ce qui est très différent.

En réalité, il y a dans la discrimination positive le même ressort que dans le principe de charité. À un niveau sociétal, il s’agit de libérer un peu de pression, d’éviter une explosion sociale en donnant juste ce qu’il faut pour déminer, par anticipation, tout risque insurrectionnel. Ainsi, comme je le mentionnais dans un article portant sur la charité :

« Comment s’assurer que la personne sans domicile fixe qui fait la quête aujourd’hui pourra bel et bien être là demain pour encore tendre la main ? En lui donnant une pièce. Laquelle sera toujours insuffisante pour un véritable avenir [mais qui], ajoutée aux quelques autres reçues avant et après, lui permettra très exactement de demeurer dans les mêmes conditions, ni pires ni meilleures. » 

La conclusion est sensiblement similaire à celle concernant l’égalité en droit : l’égalité des chances n’est qu’une tentative de réponse à des inégalités conjoncturelles, des inégalités dont la résolution est possible par la voie de réformes. À ce titre, les particularismes de la réponse ne reflètent que ceux de la question posée : on ne cherche à résoudre que ce que l’on reconnaît déjà comme étant une inégalité ! Elle est toutefois incapable de remettre en cause les mécanismes structurels de domination.

Les arguments en faveur des inégalités

Est-ce donc à dire que l’égalité est impossible ? Si tel est le cas, chantons les louanges des inégalités ? Eh bien, aussi étonnant que cela puisse paraître, il y a des arguments allant en ce sens.

ruissellement

La théorie du ruissellement!

La théorie du « ruissellement » est une théorie selon laquelle les revenus des plus riches, en étant réinjectés dans l’économie, vont nécessairement augmenter la richesse de tout le monde. Elle défend donc rationnellement la présence d’inégalités. De nombreuses critiques ont montré l’inanité de cette théorie. Parmi les critiques adressées au concept de ruissellement, Jean Ziegler soulignait dans « Les Nouveaux Maîtres du monde » que ce qui caractérise les revenus des plus riches, c’est précisément qu’ils ne sont pas réinjectés dans l’économie réelle. D’ailleurs, il n’est pas difficile de comprendre que, passé un certain niveau de revenus, il est impossible de consommer tout ce que l’on gagne.

Un second argument, récurrent, avance que les inégalités seraient un facteur de motivation. Pour illustrer ce point, l’histoire suivante que j’ai encore vu partagée sur Facebook récemment :

« Un professeur d’économie […] s’est retrouvé un jour à devoir arrêter ses cours à une classe entière, celle-ci ayant affirmé et insisté pour dire que le socialisme était le système idéal et que personne n’étant plus ni pauvre ni riche, tout le monde serait heureux ! Extraordinaire, non ! Le professeur annonça : « OK! Nous allons, si vous le voulez bien, tenter une petite expérience en classe… Dorénavant, je prendrai la moyenne de toutes vos notes, vous aurez alors tous la même note, ainsi personne ne sera mal noté, ni n’aura de très bonnes notes. […] »

Vous avez compris le principe : après un ou deux tests, les plus assidus sont dégoûtés par leur note « égale mais injuste », ne travaillent plus, et l’ensemble de la classe finit par échouer.

Derrière l’évidence se cache ici un simplisme qui rend caduque la métaphore : cette belle histoire nie la complexité de la motivation au travail. On n’étudie pas seulement pour des points, mais pour apprendre, pour comprendre le monde, pour trouver un emploi plus tard, pour être fier de soi, pour faire plaisir à ses proches, etc. Il en est de même pour n’importe quel job : combien de personnes ne racontent-elles pas qu’elles ont quitté un emploi bien rémunéré au profit d’un autre « qui avait du sens » ? Réduire l’homme et sa motivation à des points ou un salaire est parfaitement stupide.

Par ailleurs, de nombreuses pédagogies envisagent un enseignement sans notes. Lorsque j’ai soutenu ma thèse de doctorat, je savais que le résultat ne serait pas « quantifié ». En revanche, un dossier très complet, reprenant l’avis circonstancié des différents membres de mon comité de thèse, rendait compte de mon travail. Aurais-je abandonné en milieu de parcours parce que mon travail ne trouverait pas de traduction sous la forme de points ? Qui pour croire ça ? De plus, les incitants matériels, comme les bonus financiers, peuvent être étonnamment contreproductifs. La fameuse expérience de la bougie montrait combien il n’y a pas de relation de causalité évidente entre performance et avantages financiers.

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Gare au totalitarisme rouge!

Un troisième argument en faveur des inégalités est construit « en creux ». Il s’agit de montrer que la recherche d’égalité mène nécessairement au totalitarisme. À force d’exemples, usant et abusant de reductio ad Stalinum, votre interlocuteur vous fait le reproche de ce que votre « bon cœur » fait le jeu des pires dictateurs que la planète a pu connaître. Malheureusement, cet argument ne dit en fait rien du concept d’égalité lui-même. Il y a eu tout autant de « dictateurs » du bord politique opposé et dont le programme semblait consacrer les…inégalités. Que l’on songe seulement à Hitler, Mussolini, Franco, Pinochet, etc. qui, tous, ont fait affaire avec les entreprises capitalistes.

Toutefois, il y a dans ce troisième argument l’évocation de mécanismes sous-jacents qu’il serait trop facile de balayer d’un revers de mains. Par exemple, on sait que l’auto-organisation (c’est-à-dire une forme d’égalité dans les processus organisationnels) mène à une bureaucratisation, laquelle annihile…l’auto-organisation. Par exemple, co-construire des règles ensemble, de façon égalitaire, mène ensuite à se soumettre à ces règles, éventuellement de façon inflexible, et à ceux qui les représentent. Ce genre de phénomènes se retrouvent à différentes échelles : c’est une partie de l’histoire de la bureaucratisation soviétique, mais aussi celle de la vie quotidienne dans des squats ou encore, comme j’ai pu le montrer dans ma thèse, celle de la dimension organisationnelle de Wikipédia. Notons cependant que la bureaucratisation n’est pas l’apanage des organisations socialistes ou anarchistes…

Le quatrième argument que je souhaite évoquer voudrait que la solidarité volontaire soit plus efficace que l’égalité imposée par le haut. C’est l’argument préféré du libertarianisme qui prend pour exemple le charity business et l’ensemble des fondations privées récoltant des fonds au profit des miséreux. Les arguments avancés plus haut concernant le principe de charité s’appliquent ici également : si la solidarité volontaire fonctionnait vraiment, on n’en aurait tout simplement plus besoin !

Enfin, un dernier argument en faveur des inégalités rend compte de ce que le problème est moins l’existence d’inégalités que celle de la pauvreté. Imaginons par exemple une société très inégalitaire mais dans laquelle les personnes aux revenus les plus bas peuvent malgré tout disposer d’un niveau de confort semblable aux plus privilégiés de notre société capitaliste actuelle. Dans une telle société, les inégalités sont-elles encore un problème ? Ce cas de figure inciterait à penser que les inégalités ne posent pas de problème moral en elles-mêmes mais seulement si elles impliquent que les plus pauvres ne soient pas en mesure de subvenir à leurs besoins et d’accéder au confort.

Outre qu’une telle configuration est purement hypothétique et ne se retrouve pas dans la réalité, il y a plusieurs éléments à opposer à un tel argument. D’abord, la pauvreté se définit toujours de façon relative. Dans une société nomade de chasseurs-cueilleurs, il n’y a pas de propriété, il n’y a pas de domicile fixe, il y a fort peu de possessions. Est-ce à dire que les chasseurs-cueilleurs étaient pauvres ? Catégoriser de la sorte ces sociétés, c’est pécher par anachronisme. On est pauvre relativement au contexte qui est le nôtre. Posséder un smartphone, dans la société actuelle, s’apparente plus à un besoin qu’à un désir, ce qui n’était évidemment pas le cas il y a encore quelques années.

surtravail

Qu’est-ce que le surtravail?

Toutefois, le problème le plus important de l’argument de l’inégalité « acceptable » (pourvu qu’il y ait absence de pauvreté qui, elle, ne le serait pas), réside dans le fait de masquer la causalité qui explique la polarité de l’échelle des inégalités. Autrement dit, c’est parce que les riches sont riches que les autres sont pauvres, ce qui est le sens de la phrase de Vautrin dans le Père Goriot de Balzac : « Le secret des grandes fortunes sans cause apparente est un crime oublié, parce qu’il a été proprement fait. » Ainsi, comme l’a très bien montré Marx, la richesse des classes propriétaires des moyens de production, par exemple les actionnaires des grandes entreprises, s’explique au moins[3] par le surtravail, c’est-à-dire « le travail que fournit l’ouvrier au-delà du temps nécessaire pour produire sa force de travail et non payé par le patron »[4].

Il en résulte que si l’on accepte moralement des inégalités sous prétexte qu’elles ne provoquent pas de pauvreté, il faut en même temps accepter moralement que ces inégalités soient malgré tout construites sur le vol !

Quelques tentatives de réponses

Les réflexions qui précèdent font craindre qu’il y ait quelque chose d’insoluble dans notre rapport à l’égalité. Un égalitarisme aveugle est forcément impossible et totalitaire, là où les inégalités demeurent pourtant à combattre. Toutefois, un peu comme dans les paradoxes de Zénon, ce n’est pas parce que l’horizon est inatteignable qu’on ne s’approche pas de sa cible en s’y rendant !

La réponse la plus sage se situe dans un entre-deux : des inégalités, oui, mais à quel point ? Quel degré d’inégalité serait moralement acceptable ? Il va de soi qu’il n’y a pas de réponse univoque, que cela dépend des sensibilités et des valeurs défendues par chacun. Par exemple, n’importe quelle famille résout au quotidien ces « contradictions de l’égalité » : à partir du salaire (ou des revenus) de la famille, une redistribution s’opère en fonction des besoins de chacun. Des sentiments d’injustice peuvent éventuellement émerger, des conflits profonds traversent certainement quelques familles mais, en tout cas, personne ne pense que vivre en famille soit impossible ou se fasse forcément selon des principes dictatoriaux parce qu’il y aurait à mettre en place une redistribution équitable ! Rien n’indique ainsi que ce qui est possible pour une famille ne le soit pas à l’échelle de la société…

Rien ? En fait, si. Il y a bien une différence majeure entre une famille et la société capitaliste. Cette différence est induite par le système capitaliste lui-même : l’exigence de faire des profits ; c’est-à-dire la causalité qui lie la richesse des uns aux ressources réduites – voire à la pauvreté – des autres. À un niveau structurel donc, il s’agit de combattre les causes profondes des inégalités. À un niveau conjoncturel, il s’agit de réguler les inégalités inévitables.

Structurellement, le point essentiel revient à se débarrasser de la propriété lucrative. La proposition de « salaire à vie » de Bernard Friot est, à ce titre, très intéressante. Friot suggère d’étendre à l’ensemble des secteurs économiques répondant aux besoins fondamentaux le principe de cotisations. Ainsi, le travail serait découplé du salaire, garantissant à tous un « salaire à vie », indépendant de son occupation. Les entreprises ne paieraient pas leur salaire directement aux travailleurs mais à une caisse publique qui se chargerait de redistribuer à tous les citoyens un salaire – comme une pension, comme les allocations familiales, comme les remboursements des soins de santé. Évidemment, ceci ne s’envisage que si lesdites entreprises n’ont pas pour mission de « dégager de la plus-value ». Le principe même de « salaire à vie » est incompatible avec le capitalisme.

Dans un tel système, le salaire n’est pourtant pas le même pour tout le monde. Friot suggère différents barèmes, de 1500€ à 6000€ nets, en fonction des qualifications du travailleur. Des concours pourraient permettre de passer d’un barème à l’autre. Rien n’empêche, sur cette base, d’apporter des amendements, de préciser, de complexifier, etc. Voilà en tout cas une fourchette « d’inégalités acceptables », vis-à-vis de laquelle il est possible de se situer.

Différents outils statistiques peuvent aider à « penser » les inégalités conjoncturelles, à décider collectivement des objectifs, puis à inscrire dans la loi les moyens d’y parvenir. Évoquons ici rapidement la courbe de Lorenz qui représente graphiquement les inégalités de revenus dans une société, son interprétation à travers le coefficient de Gini, l’indice d’Atkinson qui répond à l’incapacité du coefficient de Gini à distinguer les inégalités dans les hauts et les bas revenus, etc. Ces différents indices permettent d’objectiver – au moins partiellement – une situation inégalitaire et de décider ensuite des politiques pour la réduire. Une évaluation récurrente sera alors en mesure de vérifier l’effet des politiques mises en place.

Les inégalités ne sont pas une fatalité et l’égalité n’est pas le vœu pieu d’utopistes attardés. Il est possible de lutter structurellement contre les inégalités systémiques du capitalisme, et de penser des « inégalités justes » à un niveau conjoncturel.


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Sur le même sujet, lire aussi :
La question de la charité
Ma série d’articles sur les mécanismes du capitalisme


Notes

[1] Voir cet excellent article de Denis Collin : http://denis-collin.viabloga.com/news/hegel-liberte-et-egalite

[2] http://atilf.atilf.fr/dendien/scripts/tlfiv5/advanced.exe?8;s=2256127800;

[3] Parce qu’il s’agit parfois d’esclavage pur et simple et/ou qu’il y a des moyens complémentaires de s’enrichir comme l’évasion fiscale.

[4] https://fr.wiktionary.org/wiki/surtravail

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Ce que le film Après Demain ne vous a (toujours) pas dit

Podcast audio :

Article aussi publié par Investig’action et par le site Le Grand soir.

Si le film Demain a été un tel succès et qu’il a touché tant la société civile que les décideurs politiques et le monde marchand, pourquoi les résultats sont-ils aussi minces ? Désolé, le film Après Demain ne vous apportera pas de réponse, même s’il est obligé de faire un constat d’échec du bout des lèvres. Pire : le nouveau documentaire de Cyril Dion, accompagné cette fois par la journaliste environnementale Laure Noualhat, est confus, trompeur et très intéressé. Ils y confirment l’indigence de leur analyse économique et politique, mais aussi l’incapacité à se défaire de leurs œillères. La caution « autocritique » qu’aurait dû apporter Noualhat fait un « flop » qu’on ne saurait attribuer qu’à l’ (auto)censure ou à l’ignorance. Essayons de comprendre.

Je ne vais pas faire traîner un scoop qui n’existe pas. Lorsque j’ai écrit ma première critique sur le film Demain – un article abondamment relayé et je vous en remercie ! – j’ai très précisément expliqué l’erreur originelle de Cyril Dion et Mélanie Laurent : le fait d’occulter l’acteur le plus important de la société capitaliste, c’est-à-dire le capitaliste lui-même ! Et je vous le donne en mille, qui est à nouveau absent de ce second opus ? Bingo, le capitaliste ! Comme si le changement climatique pouvait se résoudre sans rapport de force, sans luttes et qu’il n’y avait pas, à la base de l’inaction politique, des intérêts complètement opposés.

apres_demain

Les « lobbies et multinationales » ne sont évoqués dans le film qu’une seule fois et ils sont considérés comme les causes des dérèglements et non comme les conséquences du mode de production spécifique qu’est le capitalisme. Le problème ? Nous pousser à croire qu’il suffirait de réguler ces derniers pour que tout aille mieux. D’autre part, la seule fois que le terme « capitalisme » est prononcé, c’est pour en blâmer la version « triomphante », un peu comme lorsque Edwy Plenel nous assure que le capitalisme n’est pas « spontanément » démocratique. Il suffirait de lui forcer la main, quoi… On est là dans le vocabulaire des « excès » du capitalisme qu’il faudrait juguler et dans le refus de considérer qu’un capitalisme « sans excès » n’est tout simplement pas possible.

L’article qui suit est structuré de la façon suivante : je montre que Dion et Noualhat nient la dimension systémique du capitalisme, qu’ils occultent les victoires des capitalistes, qu’ils font croire que les capitalistes font partie de la solution et non pas du problème et, enfin, qu’ils souscrivent à la dangereuse idéologie du volontarisme, mettant tout le poids de la responsabilité sur les individus. Enfin, je reviens sur trois points essentiels à la critique : la question de la rentabilité économique des « solutions » qu’ils proposent, leur faisabilité réelle ou fantasmée et, enfin, le danger d’une approche psychologisante.

Premier point donc, Cyril Dion et Laure Noualhat ignorent (ou feignent d’ignorer) qu’en régime de propriété privée, les acteurs économiques sont en concurrence. Pour survivre, c’est-à-dire ne pas tomber en faillite ou être rachetés, ils n’ont d’autres choix que vendre plus et diminuer leurs coûts. Deux aspects inconciliables avec le respect de l’environnement et le respect des travailleurs. J’ai détaillé précisément ces mécanismes dans une série d’articles sous forme de dialogues sur le Blog du radis.

Il est important de noter ici que même un producteur « local » de fruits et légumes est soumis aux mêmes règles : la proximité d’une grande enseigne de distribution à côté de chez lui le place de facto en situation de concurrence. Personne ne peut se soustraire à ces lois, quelle que soit la forme juridique adoptée, coopératives comprises. Or, à ce jeu, ce sont toujours les économies d’échelle qui gagnent, autrement dit les gros acteurs économiques. Les « petits pas » font marcher ceux qui peuvent se le permettre, les « gilets jaunes » continueront à aller chez Aldi. Non par choix mais par nécessité.

Si on veut changer ce principe, il faut en changer les règles fondamentales, celles du capitalisme. Après Demain reconnaît que les seules initiatives qui durent dans le temps sont celles qui ont pu intégrer des élus locaux. Bien sûr, puisqu’il y a là l’amorce d’une modification structurelle. Mais comme les élus locaux sont bien peu de choses au regard des grandes enseignes et des grandes industries, il faudrait pouvoir convaincre les élus nationaux, les parlementaires européens, voire toucher l’échelle mondiale. Là où les décisions se prennent vraiment…c’est-à-dire là où les lobbies sont sur le terrain depuis le départ ! La récente campagne « l’affaire du siècle » exprime – enfin !- publiquement que les petits pas ne peuvent suffire, mais elle fait preuve de naïveté en ne mettant pas en cause le système dans ses structures.

Second point, Après Demain continue d’affirmer quant à lui que les fameux « petits pas » peuvent, de proche en proche, changer le monde, comme si, entre-temps, les capitalistes regardaient le nouveau monde advenir sans broncher. C’est évidemment complètement faux. Il ne sera pas nécessaire de lister de façon exhaustive, depuis la diffusion de Demain, les preuves de l’inaction environnementale – une inaction qui, dans un contexte de réchauffement, correspond à une régression puisqu’elle ne suppose pas le statu quo. Il ne sera pas non plus nécessaire de lister les régressions pures et simples. Pour autant, rappelons quand même quelques faits marquants.

D’abord la prolongation pour cinq ans de l’autorisation du glyphosate dans l’Union européenne, ensuite la signature du CETA (on sait qu’en favorisant le commerce, on augmente la pollution) et enfin l’autorisation donnée par Macron pour le forage par Total en Guyane avec des conséquences environnementales désastreuses. Le New York Times a listé pas moins de 78 lois fédérales contre le climat décidées par l’administration Trump. En France, la nouvelle loi de finance allège le barème pour les véhicules les plus polluants, alors que nous savons les marchés incapables d’anticiper sur le long terme en ce qui concerne le prix du baril (aucune chance qu’il explose pour cause de rareté). Les Britanniques autorisent à nouveau l’exploitation du gaz de schiste, cette année a une nouvelle fois battu un record dans la production et la consommation de pétrole et la consommation de pesticides a encore augmenté en 2017 en France. On sait par ailleurs que Lafarge, GDF-Suez et leurs petits copains financent les sénateurs climato-sceptiques outre-Atlantique, et grâce à la London School of Economics, il est possible d’avoir une vue sur tous les litiges concernant les lois touchant au changement climatique dans le monde… Tout ça ne concerne que les derniers mois ou années. Vive les petits pas pour changer le monde !

En réalité, il y a un abîme séparant l’augmentation réelle de la conscience du changement climatique chez les citoyens du monde, et l’absence de décisions réelles, influentes. Et pour cause ! Les décisions nécessaires, comme je le répète inlassablement, obligeraient à revoir l’ensemble du système de production capitaliste. Comme ceux qui font les lois sont aussi ceux qui en profitent, aucune chance que cela change.

Troisième point, et non des moindres. Après Demain essaie même de nous faire croire que les acteurs économiques capitalistes font partie de la solution et pas du problème ! Ils parlent de « changer les entreprises de l’intérieur » et donnent une véritable tribune à Emmanuel Faber, PDG de Danone. Dans un émouvant (sarcasme) extrait de discours, celui-ci avance sans sourciller que leur objectif est de « servir la souveraineté alimentaire des populations ». Heu, en fait, non. Le but de Danone est de faire du profit. Pas de répondre exactement à une demande. Sinon, on ne jetterait pas autant de bouffe, on ne nous droguerait pas au sucre, etc. Selon le film pourtant, même les grosses multinationales comme Danone peuvent devenir « responsables », au sens écologique et social du terme. Danone sera (au futur, quand même) labellisé Bcorp en 2020 et sa filiale US l’est déjà. Alors, preuve que j’exagère ?

Moi, c’est le genre d’info qui m’interpelle, et du coup je vais voir de plus près. B Corporation est un organisme privé de certification. Pour être certifié, il faut rencontrer une série de critères sociaux et environnementaux. D’accord, mais lesquels ? C’est là que ça se complique, parce que selon la taille de votre entreprise et votre secteur d’activité, les exigences seront différentes. Une espèce de certification à la carte, dont le processus est éminemment opaque et le résultat par conséquent impossible à juger. De plus, le label s’obtient sur base de ce que vous déclarez et personne a priori ne viendra vérifier. Enfin, on sait que la plupart des grandes multinationales ont d’innombrables filiales et travaillent avec des fournisseurs qui, eux, ne sont pas susceptibles d’être certifiés. Facile du coup de rejeter la responsabilité au cas où un scandale devait éclater. J’appelle ça de l’enfumage…

Quatrième point, le documentaire Après Demain joue la carte de la culpabilisation des individus. La parole est donnée à Anne Hidalgo, maire de Paris, et Nicolas Hulot, ancien ministre de la transition écologique, lequel affirme qu’il n’y a pas non plus « un million de gens qui descendent dans la rue pour demander de manger bio ». Alors qu’évidemment, quand il s’agit du foot, tout le monde est sur les Champs-Élysées ! Que dire ? D’abord que c’est faux. La marche pour le climat à Bruxelles le 2 décembre 2018 a réuni 75000 personnes. Le chiffre est à peine croyable pour la petite capitale belge. Résultat ? Deux jours plus tard, à la Cop24, le premier ministre belge Charles Michel se faisait remplacer par la ministre du développement durable Marie-Christine Marghem laquelle y rejetait deux directives pour le climat.

Les individus, eux, se mobilisent. C’est au niveau institutionnel, et donc structurel, que ça coince, comme expliqué plus haut. Mais il n’empêche que c’est une habitude : si le changement climatique n’est pas combattu à sa juste valeur, c’est la faute aux gens qui n’en font pas assez, comme l’expliquait sans rire Élise Lucet au JTerre de quelques joyeux Youtubeurs. On est dans la veine du discours volontariste voulant que le chômeur porte la responsabilité de ne pas avoir de travail, que le bonheur dépend de son développement personnel ou qu’il appartient à chacun de faire attention à ses données personnelles.

Ce n’est pas tout. Comme je l’expliquais déjà dans mon article sur le film Demain, l’immense hypocrisie de Cyril Dion est de faire croire que, parce que des alternatives existent, elles seraient accessibles à tous. Or, il est maintenant évident qu’acheter équitable, bio, respectueux des animaux et des personnes, c’est payer plus cher. Par exemple, Après Demain évoque une école Montessori. Magnifique, d’autant qu’on y paie en proportion de ses revenus…c’est-à-dire entre 150 et 400€/mois, soit entre 10 et 28 fois plus cher qu’une année de licence à la fac! Et de passer vite à autre chose comme si c’était normal, comme si le premier « gilet jaune » venu pouvait se le payer.

Le film évoque aussi des potagers sur des toits plats de bâtiments de la Poste. Le PDG, Philippe Wahl, y est tout sourire mais tout le monde « oublie » de nous dire que les postiers motivés sont bénévoles et que la responsabilité leur revient de tout mettre en place et de gérer. On n’appelle pas ça du travail gratuit ?

D’autant qu’il n’est pas étonnant que Cyril Dion et Laure Noualhat se focalisent tant sur la nourriture, le secteur où il est le plus facile de « penser local ». Alors on est obligé de faire des petits arrangements avec la vérité, mine de rien, pour les autres secteurs économiques. Par exemple en ce qui concerne l’énergie éolienne. Bien sûr, on passe sous silence le coût environnemental de leur fabrication et de leur acheminement, mais surtout on s’efforce de taire que jamais l’éolien ne pourra satisfaire nos besoins énergétiques actuels, comme le répète régulièrement Jean-Marc Jancovici. Sinon, il faudrait remettre en question le principe même de croissance, consubstantiel au capitalisme.

Grâce à Arrêts sur images, on découvre d’autres éléments bien nauséabonds. Ainsi, les mérites d’Enercoop, une coopérative de production d’électricité verte, sont vantés dans le docu…mais sans dire qu’elle est partenaire de Kaizen, une revue fondée par Cyril Dion himself. Le conflit d’intérêts ne s’arrête pas là puisque Pocheco, une entreprise dont la publicité est faite dans Demain mais aussi dans Après Demain, est un actionnaire important de la même revue ! L’histoire de cette dernière entreprise est d’ailleurs un cas d’école. En effet, depuis la diffusion du film Demain, Emmanuel Druon, le directeur prônant un « management alternatif », est rattrapé par des accusations lui reprochant d’être harcelant et tyrannique. Entre-temps, le marché du papier s’est écroulé, la boîte n’était plus rentable, elle a licencié en masse et a effectué un glissement de l’industrie vers la consultance, pour donner des conseils à L’Oréal et à…Danone ! Chassez la rentabilité financière par la porte, elle reviendra par la fenêtre.

Et puisqu’il faut bien remplacer par quelque chose les considérations matérielles concrètes qu’il est trop difficile de tordre à son avantage, Dion et Noualhat s’embarquent dans des considérations psychologisantes. Peu importe la vérité, tant qu’on raconte une belle histoire qui donne envie d’y croire (sic). What ? Au chapitre des belles histoires racontées par de beaux conteurs, on aura au moins cette fois échappé à Pierre Rabhi (qui avait lui aussi reçu Emmanuel Faber, PDG de Danone…). Pourtant, Cyril Dion, qui aime placer ses amis comme on vient de le voir, avait cofondé avec Rabhi le mouvement des Colibris. Faut croire qu’ils ont été tous deux légèrement échaudés par le dossier que Jean-Baptiste Malet a consacré au « paysan » dans l’édition d’août 2018 du Monde diplomatique.

Qu’importe, les premières « stars » venues feront l’affaire, comme l’écrivain à succès Harari, recommandé par Zuckerberg, Obama et Gates. On comprendra qu’il ne représente pas un gros risque pour le capitalisme. On retrouve une énième fois Rob Hopkins, grand prêtre du mouvement dit de la Transition, qui continue de faire semblant de croire à une « révolution tout en douceur » en dépit de l’évidence (argumentée) et Nicolas Hulot qui, au moment du tournage n’avait pas encore démissionné. Oui, ça la fout mal au moment de la diffusion, on perd un peu de son pouvoir de persuasion quand on a reconnu entre-temps sa plus parfaite impuissance, même avec le pouvoir qui était le sien. Last but not least, la parole est donnée à plusieurs reprises à Muhammad Yunus, le « banquier des pauvres » qui avait reçu le prix Nobel de la paix en 2006. Son credo ? Le business au service de la résolution des problèmes… Sauf que le microcrédit ne sort personne de la misère, qu’il est inaccessible aux plus pauvres, qu’il masque le rapport de causalité faisant que certains sont obligés d’y souscrire, etc. Bref, on est loin d’une idée révolutionnaire.

Le film Après Demain est une fable bourrée de conflits d’intérêts, d’inexactitudes, de faux enthousiasme et d’ignorance politico-économique. Cyril Dion et sa comparse faussement critique Laure Noualhat ont même le culot de terminer par un extrait du discours de Martin Luther King pour montrer la puissance des histoires, la force des rêves. Au même titre que Jean-Baptiste Malet a révélé que, dans la légende du colibri relayée abondamment par Rabhi, le petit oiseau finalement meurt d’épuisement, nous devrions peut-être rappeler à Cyril Dion que Luther King a été assassiné et que le racisme envers les afro-américains est toujours féroce. Permettez-moi d’avoir des rêves plus positifs…pour après Après Demain.


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Sur le même sujet, lire aussi :
Ma critique du film « Demain »,
Un dialogue sur les choix à poser entre autonomisme, réformisme et révolution.

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Le PTB, la citrouille qui fait peur ?

Article également paru dans la Libre Belgique du 14 novembre 2018.

Bouh ! Halloween est pourtant derrière nous, mais les thuriféraires de la doxa économique persistent à utiliser la gauche…pour faire peur. Le problème ? La carte blanche rédigée par Corentin de Salle et Mikaël Petitjean dans la Libre du 8 novembre 2018 repose sur un sophisme dit de « l’homme de paille ». Cet argument consiste à présenter erronément la position de son contradicteur pour le décrédibiliser ensuite sur la base-même des erreurs volontairement introduites. Subtil et dévastateur.

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Une citrouille bien rouge qui fait peur!

Quel est ce fameux argument fallacieux ? Celui de faire croire que les mesures prônées par un parti de la gauche dite « radicale » sont possibles en demeurant dans le système capitaliste actuel. Or, précisément, la gauche « radicale » s’emploie à démontrer que, structurellement, le système capitaliste ne peut faire autrement que produire les inégalités qu’elle dénonce. Discuter de tel ou tel coût de l’une ou l’autre « mesure » est vain si l’on reste dans ledit système. Exemple : la semaine de quatre jours n’a effectivement aucun sens si les entreprises n’ont d’autre choix que d’être en compétition pour leur survie… Et, en effet, le cadre européen étant capitaliste, il est peu probable de sortir de ce système économique tout en restant dans les institutions européennes. C’est d’une telle évidence qu’il est surprenant de devoir le préciser.

En réalité, les mesures de la gauche « radicale » essentielles s’opposent à la nature du système capitaliste : la propriété privée et, par voie de conséquence, le système concurrentiel. Les exigences du Conseil National de la Résistance l’exprimaient bien : nationalisation des secteurs économiques répondant aux besoins premiers, fin des monopoles, planification, autonomie nationale – pour prendre les plus importantes qui ont aussi été historiquement celles les moins appliquées. Ainsi, ce que les deux auteurs présentent ironiquement comme une conséquence « fatale », tellement angoissante et dommageable que sa seule énonciation suffirait à la discréditer, est en réalité un prérequis indispensable à une politique de gauche : la collectivisation des grands moyens de production, la fin de la croissance économique pour elle-même, la redistribution des richesses produites, la fin du vol de la plus-value, etc.

On comprend alors que l’exercice de « politique-fiction » de M. de Salle et de M. Petitjean relève soit de la mauvaise foi, soit de l’ignorance. Ce n’est pas une excuse : si le capitalisme est un système économique dont la mécanique produit nécessairement des inégalités, sa longévité s’appuie sur des idéologues qui en font la publicité en dépit des innombrables preuves de son caractère criminel – qu’il s’agisse des victimes humaines ou de l’environnement.

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