Avec l’affaire Patagonia, on a enfin l’impression qu’un milliardaire, Yvon Chouinard, prend la mesure de l’urgence climatique et décide de mettre son argent au profit de l’environnement.
En est-on si sûr ?
QUI POUR REPRENDRE LE BUSINESS?
Le type a 83 ans. Il doit donc trouver une façon de céder son entreprise. La question est de savoir comment le faire sans perdre d’argent et en s’assurant une bonne publicité.
Une première possibilité consiste à vendre son entreprise. Mais, s’il le fait, l’entreprise ne sera plus entre les mains de sa famille et de ses proches. Certes, il gagnera un gros montant d’argent mais cet argent ne va pas lui-même continuer à générer de l’argent supplémentaire. Cette solution n’est donc pas optimale.
Il pourrait également introduire son entreprise en bourse. Toutefois, cette solution n’est bonne que lorsque l’entreprise a besoin de liquidités pour accomplir des investissements importants. Une entreprise de vêtements comme Patagonia a sans doute très peu à attendre en terme de retours sur investissements – puisqu’il y a peu de chance d’avoir de véritables révolutions dans la conception de vêtements dans les prochaines années. Introduire son activité en bourse n’a donc pas beaucoup d’intérêt dans ce cas.
AUX MAINS DE LA FAMILLE, SANS PAYER L’HÉRITAGE
Patagonia décide alors de faire gérer son entreprise par un trust et une ONG. Je n’en ai pas la certitude car je ne connais pas bien la fiscalité états-unienne, mais il me semble que cette technique permet d’éviter le paiement de droits successoraux (voir par exemple https://www.moneyhelper.org.uk/…/using-a-trust-to-cut…) qui seraient probablement beaucoup plus élevés que les 17,5 millions que la famille a dû payer dans ce cas-ci. Qui plus est, il semble que les enfants d’Yvon Chouinard aient refusé l’idée d’hériter de l’entreprise.
Il faut bien comprendre que ce Trust est seul décisionnaire en matière de gestion financière de l’entreprise – puisque seuls ses membres auront le droit de vote. Dans quel genre d’activités ce trust va-t-il investir ? Nul ne sait. Ce trust sera aux mains de qui? De la famille et des proches d’Yvon Chouinard (voir l’article du Times https://www.google.com/…/patagonia-climate-philanthropy…) qui n’auront donc pas dû payer ces fameux droits de succession! Peut-être comprenons-nous ici pourquoi les enfants ont refusé l’héritage.
MASQUER LES BÉNÉFICES PRIVÉS SOUS COUVERT D’ÉCONOMIE SOCIALE
En ce qui concerne l’ONG qui porte le nom de « Holdfast collective », non seulement on ne sait pas comment elle va utiliser l’argent pour les causes environnementales (et faut-il que ces investissements soient absolument irréprochables pour que le montage ait un sens), mais elle a pour particularité de pouvoir donner sans aucune limite à des partis politiques ( https://www.google.com/…/patagonia-climate-philanthropy…)…et de pouvoir faire des bénéfices privés !
Comment ça?
En fait, il semblerait que les associations comme Holdfast collective (de type 501 C4 « social welfare ») ne permettent de défiscaliser les dons que dans des cas très restrictifs. Ici, le choix a été fait de pouvoir continuer à faire des bénéfices et à donner à des partis politiques mais doit donc abandonner l’idée de ne payer aucun impôt (voir https://www.irs.gov/pub/irs-tege/eotopici03.pdf).
SUIVRE L’EXEMPLE DE BILL GATES
Mais regardez bien à quel point la mécanique est cynique et subtile à la fois : si on ne sait pas ce qui sera fait de cet argent par cette ONG, il n’est pas impossible que l’ONG engage…Patagonia dans ses missions (!), lesquelles pourraient donc permettre à l’entreprise originelle de faire encore plus d’argent.
Ce genre de montage financier a été vu de nombreuses fois, notamment dans le cas de la Fondation Bill et Melinda Gates (voir ici : https://youtu.be/Dqzt6yAmdDE ). C’est comme ça que Bill Gates, tout en donnant l’impression d’être le plus grand philanthrope du monde, a augmenté considérablement sa fortune grâce à la « charité »…dont on voit qu’elle n’a rien changé à la marche tragique du monde, by the way.
LE GREENWASHING, C’EST TOUT BÉNEF
Ce qui est très pratique, c’est donc de pouvoir faire de plus en plus de bénéfices sans avoir à investir, ni à ouvrir l’investissement à des personnes étrangères à l’entreprise elle-même. On comprend que l’objectif environnemental est bien loin, alors que la dimension marketing est évidente. Il me semble que l’aspect greenwashing est éclatant.
Quand on voit le traitement massif par la presse de cette décision, il est tout à fait possible d’envisager que les ventes des produits Patagonia pourront avoir explosé, renforçant d’autant les profits de l’entreprise, et sans avoir dû payer chèrement sa place dans les pages de publicité.
Rappelons enfin que, dans tout système capitaliste, ce qu’on appelle « bénéfices » est surtout la traduction d’une distribution très inégale des revenus du travail effectué par tous les collaborateurs et collaboratrices de l’entreprise. Ainsi, ce profit est avant tout du travail volé aux travailleurs et travailleuses.
ALORS, LE PRIVÉ AU SECOURS DE LA PLANÈTE ?
Ce qui me semble également dangereux, c’est quand un tel événement nous incite à penser que nous devrions compter sur les entreprises privées et non plus sur l’État et donc sur la collectivité pour répondre aux plus grands enjeux de notre époque. Alors que ce sont précisément ces mêmes entreprises privées qui détruisent les peuples et la planète.
Attention, je ne suis pas en train de projeter des intentions malveillantes sur le patron de Patagonia. Il est même possible que lui-même y croie vraiment et qu’il ne soit pas cynique. Mais la question de l’intention est distincte des effets matériels et concrets des décisions prises.
Alors, non, la solution aux drames climatiques et aux inégalités produites par le capitalisme ne viendra pas de quelques milliardaires soi-disant philanthropes, mais d’un changement fondamental du paradigme économique. Refusons de nous laisser aveugler par de tels comportements, et choisissons un modèle de société dans laquelle les entreprises sont publiques, pour le public, et au bénéfice des gens et de l’environnement.
Masques produits sous la contrainte, esclavage et travail forcé dans les champs de coton : voilà les dernières nouvelles de la Chine si l’on en croit nos médias occidentaux. Des informations qui risquent bien de se retrouver dans le prochain rapport que rédigera Amnesty International sur la situation des droits de l’homme en Chine, comme ça a été le cas concernant le « million de Ouïghour.es » enfermé.es dans des camps où seraient pratiqués « mauvais traitements » et « lavage de cerveaux ».
À la source de cette info ? Un certain Adrian Zenz que les médias mainstream continuent de présenter comme un expert du Xinjiang mais qui est surtout un évangéliste allemand anticommuniste (voir note 2), travaillant depuis les États-Unis, et dont toutes les « analyses » sont reprises sans jamais qu’en soient critiquées les sources.
Vous pouvez lire le rapport de Zenz sur « l’esclavage dans les champs de coton » et vous essayer à la déconstruction, c’est édifiant. On y retrouve des liens, des liens et encore des liens qui…ne prouvent rien du tout. Parfois Zenz fait tout simplement mentir les articles qu’il cite. Parfois il procède à de manifestes surinterprétations. Parfois il cite ses amis qui le citent en retour. J’en veux pour preuve ce document « remarquable » (selon ses propres mots), document dont il ne donne que les premières pages, allez savoir pourquoi, et censé présenter « la preuve la plus forte que Beijing persécute activement et punit les pratiques normales des croyances religieuses traditionnelles » (sic) dans les fameux centres de rééducation du Xinjiang.
Vraiment ? Lisez-le et faites-vous votre propre opinion, en gardant en tête de surcroît que ce document est censé être la meilleure preuve que l’Occident détient contre la Chine.
Un temps de retard sur la propagande
Débunker la propagande antichinoise prend énormément de temps. Déconstruire point par point nous force à être toujours en retard. La guerre de l’information est une guerre qui se joue par asphyxie : il est beaucoup plus simple, rapide et efficace d’étouffer la contradiction en produisant des faux en série que ne l’est notre capacité à apporter la preuve de leur fausseté. Libé, Le Monde, Le Soir…ne font que colporter, sans jamais vérifier, des informations cohérentes avec leur perspective antichinoise. Le dossier auquel je me suis attelé ces derniers mois avait pour objectif de montrer qu’en adoptant la méthode adéquate et en y consacrant suffisamment de temps, la vérification de l’information EST souvent possible. Les journalistes POURRAIENT faire leur travail.
J’ai donc analysé de façon exhaustive les affirmations d’Amnesty International quant à la situation des droits de l’homme en Chine. Je voudrais ici (1) partager la synthèse des résultats auxquels l’enquête m’a mené ; (2) proposer quelques éléments d’interprétation.
Mes articles s’inscrivent dans un ensemble plus large de travaux qui refusent de considérer comme des « évidences » les critiques – positives ou négatives – sur la Chine. Comme expliqué dans le premier épisode, l’évidence pose qu’il serait possible de se dispenser de toute preuve ; une telle position est irrationnelle et dangereuse en ce qu’elle prête le flanc à la manipulation et au mensonge. En fait, l’évidence pousse à une compréhension univoque du monde (du type, « la Chine, c’est le mal »). Or, comme le disait Gramsci (1983, p.89), « si une conception du monde est largement répandue, elle devient alors « sens commun », c’est-à-dire un ensemble de vérités indisputables et le constituant d’un groupe social homogène ». Le lien entre réalité et discours sur la réalité est brisé. Le discours devient propagande.
Je ne suis pas le seul à prendre le temps de l’analyse (voir par exemple, en français, l’excellent site TibetDoc ou la très bonne synthèse, en anglais, sur le Xinjiang et le rôle du World Uyghur Congress – une source ouvertement prochinoise et à considérer de façon critique comme telle). Un corpus d’articles similaires, classé par catégories thématiques, avait été construit de façon collaborative, mais il semblerait que Google ait censuré la page, comme le montre la capture d’écran ci-dessous. Ainsi, l’on voit que la censure n’est certainement pas l’apanage des gouvernements dits « dictatoriaux ». Toutefois, jusqu’à présent, la page censurée est encore accessible via l’Internet Archive Wayback Machine.
Les droits de l’homme en Chine selon Amnesty
Amnesty International a acquis, depuis sa création, une grande légitimité dans le monde occidental grâce à son travail de dénonciation des violations des droits humains partout sur la planète. Pour comprendre d’où viennent les conclusions auxquelles je suis arrivé ci-dessous, j’invite les lecteurices à consulter l’ensemble du dossier accessible directement sur mon blog. Au terme de cette analyse, que pouvons-nous conclure ?
Amnesty International ne fournit des sources pour ses affirmations que dans de rares cas. Lorsqu’elles existent, ces sources sont essentiellement autoréférentielles : Amnesty cite ses propres recherches. En ce qui concerne la Chine, ses recherches se basent essentiellement sur des témoignages dont elle reconnaît qu’ils ne sont ni solides, ni représentatifs. L’absence de sources et de solidité des témoignages doivent inviter à suspendre notre jugement quant à ces affirmations, tout en reconnaissant que l’absence de preuves (quant à certaines violations des droits humains) n’est pas non plus une preuve de l’absence (de violations des droits humains).
Amnesty International affirme « ne pas accepter de subsides gouvernementaux » sauf pour « certains projets spécifiques en matière d’éducation aux droits humains ». Par conséquent, factuellement, AI accepte des subsides gouvernementaux. Toutefois, elle ne précise ni combien elle reçoit, ni pourquoi elle se trouve dans la nécessité d’en accepter. Par ailleurs, nous savons qu’au moins le département d’État des USA finance Amnesty, ce qui est loin d’être anecdotique étant donné l’état des relations sino-états-uniennes.
Amnesty use d’une série de procédés rhétoriques portant atteinte à une lecture éclairée de son analyse. On peut lui reprocher un manque total de précaution dans plusieurs de ses affirmations. Par exemple, elle affirme sans preuves que la Chine se livre à des attaques informatiques. Par exemple, elle accumule des dénonciations, en mettant sur un pied d’égalité des affirmations dont les niveaux de preuves sont pourtant incompatibles. Elle présente de bonnes nouvelles (par exemple les progrès environnementaux ou l’amélioration des droits pour les LGBTI) de façon négative. Elle pose comme certaines des affirmations qui sont seulement possibles et qu’elle n’a pu vérifier.
L’ensemble du dossier a par ailleurs montré le rôle des ONG internationales (voir ici et ici) qui sont amenées à jouer le rôle de « sous-traitantes » dans un environnement concurrentiel (Hailey, 2000) et sont transformées en de simples « exécutantes » des politiques de leurs bailleurs de fonds (Bornstein, 2003).
Sous quelles conditions une ONG étrangère à un certain territoire pourrait-elle agir de manière éthique ? La réponse n’est pas si évidente qu’il y paraît de prime abord. Ainsi, faudrait-il dans un premier temps déterminer les valeurs défendues par les ONG dont il est question. Il est patent que les différences culturelles entre la Chine (où le collectif prime sur l’individu) et l’Occident (où l’individu prime sur le collectif) posent de sérieuses questions quant à la légitimité de l’action d’ONG occidentales en territoire chinois – à moins de considérer que seul.es nous savons ce qui est juste en termes de valeurs morales…tout en faisant le contraire de ce qu’on dit de façon systém(at)ique.
Un détour par l’histoire s’avère ensuite pertinent. Quand donc est-ce que les conséquences des financements étrangers à des ONG et/ou à des groupes d’opposition locaux ont-ils été à la hauteur des objectifs explicites poursuivis, voire n’ont tout simplement pas empiré une situation ? Que peut-on dire de toutes les « révolutions colorées » abondamment financées par les USA comme le montre Ahmed Bensaada dans son livre Arabesque$ ? Si de tels financements ne sont pas à même de répondre aux défis qu’ils se donnent, pourquoi faudrait-il encore les soutenir ? N’y a-t-il pas d’autres voies, notamment diplomatiques ? Ne devrions-nous pas alors commencer par regarder nos propres exactions ?
S’ils n’atteignent pas les objectifs explicites, quels sont les intérêts effectifs que servent ces ONG et ces financements étrangers ? Il est impensable que quiconque dépense autant d’argent sans, d’une façon ou d’une autre, en tirer bénéfice ou quelque forme de retour sur investissement. Dans bien des cas, y appliquer une grille d’analyse géopolitique s’avère utile, en rappelant par exemple la situation du Xinjiang qui regorge de matières premières sur lesquelles les USA se verraient bien avoir le contrôle en instrumentalisant le séparatisme dans la région.
Réserves de pétrole dans le monde
À la suite de l’effondrement du monde bipolaire, les États-Unis se sont retrouvés seuls pour diriger le monde. Depuis quelques années pourtant, il semble que le rapport de forces ait évolué vers un monde multipolaire où la Chine joue un rôle économique (et, de plus en plus, politique) essentiel. L’affaiblissement, par tous les moyens, de Beijing profite directement aux USA. Il n’est dès lors pas étonnant de les retrouver derrière pratiquement toutes les ONG favorisant le séparatisme des régions autonomes, critiquant la politique chinoise, etc. À l’origine de ces financements, on trouve régulièrement la NED (National Endowment for Democracy), qualifiée d’organisme-écran de la CIA par son ancien président Allen Weinstein.
Censure et lanceurs d’alerte
Dans ces conditions, la censure massive qu’impose la Chine à sa population prend un sens un peu différent. Côté pile, on ne peut qu’être très critique de ce que la plupart des cas de violations des droits humains évoqués par Amnesty ne sont pas abordés dans la presse chinoise (continentale du moins), même avec un discours qui aurait été au service de la perspective du pouvoir. Côté face, on est obligé de reconnaître que la campagne de désinformation, que l’on peut sans peine qualifier de propagande antichinoise extrêmement agressive mais formidablement orchestrée, pourrait avoir des conséquences dramatiques pour la politique intérieure chinoise et pour la stabilité du pays. Si toutes les fausses informations qui nous parviennent en Occident atteignaient de la même façon, sans filtre, ses 1 milliard 400 millions d’habitant.es, le gouvernement chinois prendrait le risque de voir se lever contre lui sa population – dans une forme d’insurrection semblable aux révolutions colorées dont on a vu qu’elles ne pouvaient atteindre leur pseudo-objectif « démocratique » (voir par exemple le site d’Ahmed Bensaada).
Chelsea Manning
À l’instar des USA (de Snowden à Assange en passant par Manning) et de l’Europe (Deltour, Halet, Pfeiffer, etc.), la Chine n’hésite pas à arrêter et condamner les lanceurs d’alerte. Toutefois, une position morale catégorique (au sens de Kant) a moins de sens qu’observer la situation concrète : par exemple, la condamnation pour divulgation de secrets d’État dépend d’une évaluation des coûts et des bénéfices d’une semblable « trahison ». Ainsi, je pense qu’il est salubre et même nécessaire que des crimes et exactions commis par des États soient rendus publics si et seulement si la sortie de cette information ne met pas en danger plus de monde que le silence – une position moralement insatisfaisante mais qui renvoie au principe du moindre mal.
On aurait pu aussi se demander ce qu’il en est de la liberté d’expression quand on a la confiance de la Chine. Par exemple en regardant les films documentaires de Jean-Michel Carré qui, au contraire du récent documentaire d’Arte, refuse de ne mettre en scène que des occidentaux travaillant à la solde de la NED ou de Soros mais donne la voix aux Chinois.es eux-mêmes – parmi lesquel.les on trouve des voix très critiques.
Droits des travailleurs
Parmi les informations révélées par Amnesty International, j’ai été amené à m’intéresser à l’expropriation d’ouvriers agricoles au profit de méga projets immobiliers, plus rentables, mais faisant courir le risque d’une mise en danger de l’autonomie alimentaire. D’autre part, je n’ai pas été en mesure de confirmer ou déconstruire les affirmations adressant les atteintes aux droits des travailleurs. La question est toutefois cruciale dans la mesure où le parti communiste est supposé émaner du peuple et en garantir ses intérêts.
Parmi mes contacts, Ng Sauw Tjhoi a supervisé plusieurs visites pour la Belgique au syndicat unique ACFTU (Fédération panchinoise des syndicats) en République populaire. Comme il me l’a aussi suggéré, je vous conseille de lire cette synthèse du China Labour Bulletin qui résumerait assez bien la situation des droits des travailleur.euses. On y apprend que :
Les employé.es peuvent ne pas avoir été payé.es, souffrir de problèmes de sécurité au travail, ne pas bénéficier d’une assurance, ne pas avoir de contrat, subir de la discrimination, etc. Ainsi, iels se trouvent opposé.es à leur employeur.
Les employeurs privés ont pris de plus en plus de place depuis les grandes réformes notamment initiées par Deng Xiaoping. Les intérêts privés ont dès lors commencé à s’opposer aux droits des travailleur.euses, au nom de la performance économique…avec un parti communiste lui aussi amené à favoriser la croissance.
Les syndicats sont autorisés mais, dans les faits, tous doivent être affiliés à l’ACFTU, laquelle sert les intérêts du parti plutôt que ceux des membres et fonctionne seulement comme une «courroie de transmission» vers le parti. Ainsi, toute tentative de création d’un syndicat indépendant sera considérée par le parti communiste comme une menace politique…et traitée en conséquence. Fonctionnant selon les principes de la méritocratie, l’ACFTU est un passage presque obligé vers une carrière politique.
Les autorités locales sont censées assurer le respect du droit du travail dans leurs circonscriptions mais, dans les faits, elles sont plutôt laxistes, sous-financées, manquent de personnel et de capacités véritables à protéger les travailleurs, en particulier dans les villes plus petites et plus pauvres. Elles sont de surcroît prises dans des conflits d’intérêts qui les amènent à créer un environnement économique favorable au business plutôt que favoriser la protection des travailleur.euses.
Dans ces conditions, des leaders d’opportunités apparaissent ponctuellement dans le cadre d’actions collectives, comme des grèves. Si le droit de grève a été retiré de la constitution en 1982, la grève n’est pas non plus légalement interdite. Les leaders de manifestation sont rarement inculpé.es et, s’iels le sont, c’est plus souvent pour trouble à l’ordre public plutôt que pour la grève en tant que telle.
Si les actions collectives sont difficiles, il reste aux travailleur.euses à saisir le LDAC (Labour Dispute Arbitration Committee), ce qui permet dans la plupart des cas une résolution rapide des problèmes, essentiellement via une médiation plutôt que via un arbitrage. La charge de la preuve pèse alors sur l’employeur. Si le principe semble fonctionner adéquatement, on comprend toutefois qu’il ne s’agit que d’un pis-aller, une réponse individuelle à des problèmes pourtant systémiques.
Des groupes de pression issus de la société civile ont également pu jouer le rôle des syndicats, mais ils sont victimes de répression– même s’il en existe encore qui agissent en concertation avec les autres parties.
On en conclut que la Chine, actuellement, n’a pu résoudre les problèmes intrinsèques liés au droit du travail – surtout dans le cadre d’une économie qui s’est ouverte au privé. Il en résulte qu’une majorité de travailleur.euses ne bénéficient toujours pas d’une croissance qui a pourtant vu une portion du Parti et des entrepreneur.es devenir riches de façon obscène. L’extrême inégalité a été en empirant ces dernières années. Le plus absurde est que tout ceci est malheureusement très cohérent avec ce qu’on connaît chez nous de l’économie de marché.
Éléments de comparaison
Vltchek disait que l’Occident utilise le concept des « droits de l’homme » de façon « ciblée » contre la Chine. La plus grande partie des accusations et des « faits » sont, pour lui, sortis du contexte de l’échelle mondiale (aujourd’hui et dans l’histoire). Seuls des points de vue et des analyses eurocentriques ont été appliqués. En effet, la question du droit du travail est-elle, par exemple chez nous, tellement différente de ce qui se passe en Chine ? Les reproches contre la Chine concernant son supposé impérialisme en Afrique ne peuvent-ils avant tout s’adresser à nos pays occidentaux qui ont prolongé le colonialisme par un néocolonialisme pernicieux mais tout aussi réel ? Les partis politiques et les syndicats ne sont-ils pas ici aussi « superficiellement pluralistes », en ce que les désaccords exprimés ne remettent fondamentalement en cause les paradigmes économiques et politiques dans lesquels ils s’inscrivent ?
Jusqu’ici, j’ai refusé la comparaison entre la Chine et l’Occident, car le fait que des crimes similaires existent ailleurs ne peut en rien justifier qu’ils soient commis en Chine. En revanche, c’est bien le caractère exceptionnel des « crimes chinois » qui doit être relativisé. Dresser un tableau similaire à celui de la Chine pour la France des gilets jaunes, à travers par exemple, l’énumération des violences policières est tout à fait sensé. De même que rappeler l’absence de résultats des manifestations contre la loi travail, Nuit debout, contre l’appauvrissement des services publics, etc.
Dénonciation des violences policières à Toulouse. Source : Libération
Pouvons-nous encore décemment nous dire : « Qu’importe si ce sont les USA qui financent la propagande antichinoise, puisque c’est une démocratie » ? Pouvons-nous encore décemment dire que la misère provoquée par un pays comme les USA est « moins grave », que ses bombes sont moins hostiles, ses crimes plus acceptables, sa destruction de l’environnement plus raisonnable, ses lanceurs d’alerte moins dignes, son racisme moins horrible, etc. parce qu’on a donné à ce pays l’étiquette absurde de « démocratie » ? Quel sens cela a-t-il encore ?
Quant à l’Union européenne, elle ne vaut guère mieux. C’est en Grèce, berceau de la sacro-sainte « démocratie », qu’aujourd’hui l’on tolère, par exemple, des atrocités telles que celles se déroulant sur l’île de Lesbos. Et, dans ce cas, contrairement aux fameux « camps de Ouïghours », les preuves non seulement existent mais elles sont accablantes – on traite les animaux avec plus d’humanité.
Chine, et outre les droits de l’homme ?
Enfin, les articles de mon dossier ne s’attachant qu’à la question des droits de l’homme, d’autres données bien différentes sont passées sous silence. Alors que nous observons une énième fois le coronavirus qui reprend de la vigueur en Europe, la Chine semble s’en être débarrassé avec organisation, rigueur et solidarité. Une vraie leçon que même la propagande occidentale n’arrive pas à étouffer.
Je vous invite à lire cet article pour comprendre aussi comment la Chine a doublé l’espérance de vie de sa population et pour comprendre ce qu’est leur couverture santé au regard de celle de la « démocratie » états-unienne. On aurait pu parler d’augmentation du niveau de vie, de prouesses technologiques, d’enseignement, de couverture sociale, de réduction de la pauvreté, de progrès scientifiques et de collaboration entre chercheur.euses chinois.es et à l’international, etc. Nous n’avons abordé que les sujets sur lesquels l’Occident est critique : un cadrage bien particulier qui favorise « l’accusation ».
Conclusions
Dans mon premier article sur la Chine, j’évoquais le cas d’Étienne Chouard qui déclarait (42’) à propos de doutes éventuels sur les chambres à gaz : « Ce n’est pas mon sujet, je n’y connais rien ». Dans ce débat sur Le Média, on se trouve dans la situation classique où l’interviewé est sommé de condamner une évidence (comme l’explique le Stagirite dans une vidéo à partir de laquelle je construis mon analyse ci-dessous). Il s’agit d’une forme de procédé rhétorique s’apparentant à un empoisonnement du puits où l’on est implicitement accusé avant même d’avoir prononcé un mot.
Dans le cas de la Chine, lorsqu’on me dit : « Condamnes-tu cette dictature ? », je me trouve dans une situation similaire où tout ce que je pourrai répondre sera lu à partir de la perspective de la suspicion originelle. Exit l’explicitation des fausses informations et de la propagande, exit la mise en comparaison avec d’autres pays, exit le contexte géopolitique…seule « l’évidence de la dictature chinoise » devrait suffire et toute parole supplémentaire n’ajoute qu’à la suspicion.
Toutefois, il y a une grande différence entre Chouard qui ne « se prononce pas sur les chambres à gaz » et moi qui questionne « l’évidence criminelle » de la Chine. Personnellement, mes doutes quant aux informations d’Amnesty sur les droits de l’homme en Chine provenaient de connaissances antérieures de situations similaires, considérant qu’à conditions égales, les mêmes causes produisent les mêmes effets. Ainsi, si l’Europe et les USA ont menti sur le Tibet (voir par exemple le site Tibetdoc ou le livre de Maxime Vivas « Pas si zen »), il est possible que les mêmes mentent sur le Xinjiang. Il est alors rationnel, dans un premier temps du moins, de suspendre son jugement.
Cela implique d’ailleurs d’éviter toute expression publique de ce doute tant qu’il n’est pas informé. Et il peut l’être (1) soit en cherchant des preuves existantes – dans un sens ou dans l’autre – (on ne peut pas tout connaître par soi-même et, sur ce point, je renvoie à un article, aussi relayé par le Stagirite, sur la dépendance épistémique) ; (2) soit en faisant soi-même le travail de recherche. En effet, puisque ma position est hétérodoxe, la charge de la preuve me revient. C’est tout à fait normal : quand Einstein a remis en question la physique newtonienne faisant pourtant consensus, on attendait de lui non pas des affirmations en l’air mais bien une rigoureuse démonstration (je ne me compare pas à Einstein, hein ;)).
Je me suis donc saisi de ce devoir de recherche et c’est la raison pour laquelle mon dossier est aussi long… Ces deux démarches, Chouard ne les a pas entreprises : non seulement il a émis des doutes en dépit de travaux solides d’historiens, mais il n’a pas non plus effectué un travail de mise à niveau personnelle – ce qui rend l’expression publique d’une opinion controversée particulièrement insultante pour les victimes et leur descendance.
Quant à moi, je conclus ici plusieurs mois de travail acharné, à lire des articles, traduire, lire et recouper les sources de ces articles, à remettre en question les « évidences », à remettre en question mes propres parti-pris, à engranger de la connaissance, apprendre, faire preuve d’humilité face à un dossier éminemment complexe. Au final, j’ai accumulé la matière pour un livre entier. Au terme de ce travail, je prends une nouvelle fois conscience de ce que chacun des partis en guerre a intérêt à désigner l’autre comme l’ennemi – comme l’aurait dit Desproges : « L’ennemi est bête, il croit que c’est nous l’ennemi alors que c’est lui. »
Bien sûr, il est impossible que chacun.e d’entre nous procède à un tel travail de déconstruction. Sommes-nous donc condamné.es à croire de fausses informations ? Je pense en tout cas qu’il est nécessaire de (1) connaître l’histoire et les désinformations du passé ; (2) repérer les mécanismes dans la construction des fausses infos et les intérêts des parties en présence ; (3) suspendre son jugement jusqu’à consultation de preuves explicites, rationnelles et convaincantes ; (4) acquérir des réflexes de critiques des sources.
Ce n’est qu’à ce prix que nous pourrons être mieux armé.es face aux mensonges de demain, qu’ils concernent la Chine ou tout autre pays non aligné sur les intérêts occidentaux.
Je remercie du fond du cœur toutes les personnes qui m’ont aidé dans la constitution de ce dossier : mes ami.es chinois.es en Belgique, des Européen.nes expatrié.es en Chine, mon réseau hyper efficace de militant.es, le travail colossal des vulgarisateurices scientifiques sur Youtube, tou.te.s les auteurices que j’ai pu lire, mon amoureuse qui m’a soutenu au long de ces derniers mois, les personnes qui m’auront fait des feedbacks rigoureux et, bien sûr, les quelques tipeurs qui me soutiennent via un pourboire.
Je n’avais plus sorti un épisode en bonne et due forme depuis un petit temps mais, cette fois, il s’agit bien du dernier article qui analyse les affirmations d’Amnesty International quant à la situation des droits de l’homme en Chine. La série va donc se conclure la prochaine fois avec une synthèse et une prise de distance critique. Ce ne sera pas de trop car, depuis l’épisode 4, les attaques contre la Chine n’ont cessé de se multiplier tandis que les quelques rares voix invitant, ici en Belgique ou en France, à faire preuve de prudence quant aux infos sur la Chine, se voyaient traitées de complotistes, de soutiens aux dictatures.
…on reproche même à la politique de sauvegarde du panda (qui a fonctionné !) de ne pas avoir favorisé d’autres carnivores (comme si je reprochais à mon lave-vaisselle de ne pas avoir eu d’influence positive sur ma machine à laver !)
Tout ça ne semble pourtant pas freiner la Chine qui, entre-temps, a vu Huaweï devenir leader mondial tandis qu’une sonde était lancée vers Mars…
Il y a, parmi toutes les informations contre la Chine, une série qui ont déjà été débunkées. La plupart des fake news parmi ces infos au minimum orientées sont tellement absurdes qu’une recherche rapide permet de se convaincre de leur fausseté…mais mentez, il en restera toujours quelque chose. Dans la plupart des cas par contre, comme elles reposent uniquement sur des témoignages, il est tout simplement impossible d’enquêter au-delà de la confiance que l’on peut accorder à l’un et l’autre des témoins. Pour ma part, je ne ferai pas ce boulot-là, je ne tiens pas à refaire un autre dossier de cinquante pages. Mais je suis sûr que vous aurez acquis les bons réflexes de critique des sources et que vous procéderez aux vérifications requises.
L’immense majorité des allégations proviennent des USA. Toute ressemblance avec une guerre froide est évidemment loin d’être fortuite, comme nous l’avons vu dans les articles précédents et comme nous le verrons encore aujourd’hui.
J’ai eu l’occasion, depuis le dernier épisode, de répondre malgré tout à certaines des accusations contre la Chine, notamment en publiant un article de déconstruction du documentaire produit par Arte « Tous surveillés, 7 milliards de suspects », que vous pouvez lire ici. J’ai également publié une réponse au community manager d’Amnesty qui avait été contacté par une de mes lectrices au sujet de mes articles.
Reprenons maintenant le temps de l’analyse en détails. Nous en étions à l’affirmation suivante :
Demande de la Haute Commissaire aux droits de l’homme des Nations unies pour un accès total au territoire afin d’enquêter sur le Xinjiang (source)
La source est une déclaration conjointe de 20 organisations. Si elle n’apporte aucune information supplémentaire quant à ce qui est reproché à la Chine, elle nous intéresse surtout pour ses signataires, comme nous le verrons plus bas.
Après avoir balayé d’un revers de main, encore une fois, le problème que représente le terrorisme islamiste dans le Xinjiang, le contenu de la déclaration affirme que « l’objectif apparent » de la « répression radicale » dans cette région est « d’éradiquer l’identité distincte des musulmans et de garantir leur loyauté envers le gouvernement et le Parti communiste chinois ».
Je dresse la liste exhaustive, ci-dessous, de toutes les organisations signataires de ce courrier. Leur analyse, comme vous allez le voir, est éclairante.
Amnesty International – ONG qui est le sujet de ces articles, notamment financée par le département d’État des USA, comme démontré dans un article précédent et en dépit de ce qu’elle aime affirmer à l’entame de tous ses dossiers.
Christian Solidarity Worldwide – ONG notamment basée à Washington (USA), Londres, Bruxelles. Organisation opaque quant à ses financements (on trouve au moins des financements du gouvernement britannique).
Citizen Power Initiatives for China – ONG basée à Washington (USA), anciennement appelée « initiatives for China » et dont les liens avec le département d’État des USA sont explicites ; notamment financée par la NED.
Freedom House – ONG basée à Washington (USA), financée par le gouvernement des USA, notamment par la NED, mais aussi par USAID et la fondation Soros (Bensaada, 2015).
Human Rights in China – ONG basée à New-York (USA), financée par la NED, la fondation Soros, etc. L’article Wikipedia fournit les sources.
Human Rights Watch – ONG basée à New-York (USA), financée entre autres par la fondation Soros ; le département d’État des USA n’est jamais loin non plus, comme le souligne Bensaada (2015).
Humanitarian China – ONG fondée à San Francisco (USA). Vous pouvez vous amuser à retracer ses financements à partir de sa page « sponsors », en passant outre l’opacité des liens morts, des acronymes ne renvoyant à rien, d’une ONG qui se finance elle-même, etc.
International Federation for Human Rights – FIDH – ONG basée à Paris (France) qui se distingue par son absence totale de transparence quant à ses financements qui incluent des donations de gouvernements, de fondations, d’entreprises privées, etc.
International Service for Human Rights – ONG basée à New-York (USA) financée par énormément de gouvernements du « camp occidental », ainsi que d’autres ONG déjà massivement évoquées ci-dessus, comme la fondation Soros (Open Society Foundations).
International Tibet Network – Ce réseau est une fédération de 180 organisations, basée à San Francisco (USA), largement financée par la NED.
PEN America – ONG basée à New-York (USA) « célébrant la liberté d’expression ». Vous pouvez jeter un œil à la structure de ses financements ici.
Safeguard Defenders – ONG « enfant » de China Action, fondée par le Suédois Peter Dahlin et l’États-Unien Michael Caster. Comme souvent pour les organisations européennes (celle-ci étant enregistrée en Espagne), la structure de financements est opaque.
Unrepresented Nations and Peoples Organization – ONG basée à Bruxelles, mais notamment financée par les USA. Une enquête plus approfondie serait nécessaire pour comprendre comment elle sert les intérêts des groupes séparatistes. Par exemple, l’East Turkestan (région chinoise) est représenté à l’UNPO par le World Uyghur Congress dont j’ai déjà eu l’occasion de parler et qui est ouvertement séparatiste. L’UNPO est par ailleurs exclusivement financée par ses membres, ce qui veut dire que, dans le cas de cas des Ouïghours, c’est entre autres à nouveau la NED (USA) qui finance l’UNPO. Une recherche similaire pourrait être faite quant à chacun de ses membres et donnerait probablement des résultats similaires.
The Uyghur American Association – ONG basée à Washington, notamment financée, encore une fois, par la NED (voir la page 27 de ce document). Elle est également membre du World Uyghur Congress, lui-même membre de l’UNPO citée plus haut. L’enchevêtrement de toutes ces ONG montre l’étendue du réseau d’influence des USA en Chine.
Uyghur Entrepreneurs Network – Fédération d’entrepreneurs basée en Virginie (USA). Selon leurs propres mots, ils travaillent en collaboration avec le Uyghur Human Rights Project (voir ci-dessous) et la Uyghur American Association, dont nous avons déjà dit qu’elle était financée par la NED.
Uyghur Human Rights Project – est une organisation états-unienne, « enfant » de la Uyghur American Association. Comme les associations précitées, elle est également financée par la NED.
World Uyghur Congress – Directement liée aux organisations précédentes, l’ONG World Uyghur Congress est une organisation encore une fois abondamment financée par la NED, à hauteur de 1.284.000 $.
Que pouvons-nous en comprendre ?
Sur les 20 associations, 19 peuvent être directement liées aux États-Unis. Seule la FIDH, basée à Paris, ne peut l’être – non parce qu’elle ne recevrait pas de financements états-uniens mais parce qu’on ne peut en apporter la preuve vu son opacité en matière de financements.
Au moins 11 d’entre elles sont financées par la NED (National Endowment for Democracy), qualifiée d’organisme-écran de la CIA par son ancien président Allen Weinstein. Dans une interview de 1991, celui-ci déclarait en effet : « Une grande partie de ce que nous faisons aujourd’hui était réalisé secrètement il y a 25 ans par la CIA. La plus grande différence est que lorsque de telles activités sont menées ouvertement, l’agitation potentielle est proche de zéro. L’ouverture est sa propre protection. »
Pour rappel, la CIA est l’agence de renseignements des USA, impliquée dans toutes les opérations en territoires étrangers. C’est elle qui fomente les coups d’État, renverse les gouvernements et, pour le dire clairement, assure aux USA de conserver leur hégémonie. Suite à cette enquête, je me permets le raccourci suivant : la CIA se trouve au moins en partie derrière les attaques ciblées contre la Chine.
Je ne dis pas que tout ce que disent ces organisations est faux, mais qu’elles jouent dans un jeu géopolitique qui n’est pas celui de la défense des droits humains mais bien celui d’une guerre froide sino-US. L’analyse des ONG qui cosignent ici cette déclaration conjointe sur le Xinjiang à la Commission sur les droits humains des nations unies permet de prendre la mesure de la forme concrète que prend l’ingérence états-unienne.
Le fait important n’est pas tant qu’il y ait des ONG US qui dénoncent les exactions en Chine mais qu’elles sont presque exclusivement US et rendent compte des seuls points de vue et intérêts occidentaux. Comme exprimé dans de précédents articles, il est patent de constater l’absence totale de signataires venant de pays musulmans – alors qu’on parle ici des droits de ces derniers en Chine !
D’ailleurs, que penseriez-vous si la Chine était à la source de tous les financements séparatistes et critiques aux USA ? Si la Chine arrosait de yuans les organisations des communautés autochtones, les associations latinos ou afro-américaines ? Comment le comprendriez-vous ?
Le manque d’information et la discrimination pousse les personnes transgenres à se tourner vers des traitements non encadrés et dangereux (source)
Comme dans de très nombreux pays sur la planète, il y a certainement beaucoup à faire pour l’écoute, la prise en charge et le suivi des personnes transgenres en Chine. Mais que dit Amnesty exactement ? Quelle serait la responsabilité de l’État chinois ? À quel point les discriminations sont-elles institutionnalisées ?
Lorsqu’on lit le dossier d’Amnesty, on apprend qu’il y a « trois obstacles principaux » pour « accéder aux soins » : 1) Un manque d’information ; 2) des conditions strictes pour accéder au traitement ; 3) de la stigmatisation et de la discrimination, en particulier des membres de la famille. À noter que les résultats auxquels arrive Amnesty se basent sur des recherches quantitatives existantes (notamment provenant de l’université de Pékin, just saying) et sur 15 témoignages (on n’est pas fan-fan des questions de représentativité et de saturation des données chez Amnesty !).
Affirmer qu’il y a une intention malveillante derrière le manque d’information semble difficile, bien qu’il faille évidemment encourager la Chine à s’améliorer. De la même façon, le caractère conservateur de la société chinoise (s’il est avéré – souvenons-nous du plébiscite populaire vis-à-vis du mariage pour tous) peut difficilement être seulement imputable au gouvernement.
Qu’en est-il maintenant des conditions d’accès aux soins ? Notons d’abord que, pour un pays qui pèche à informer, stigmatiserait et discriminerait, il existe tout de même des lignes de conduite officielles sous forme de « normes de gestion des procédures de réaffectation sexuelle », à destination des services de soins de santé. Quels sont donc les critères pour accéder aux traitements, notamment chirurgicaux ?
Il faut avoir atteint l’âge de 20 ans – ce qui ne semble pas choquant vu l’importance de la décision à prendre.
Il faut être dans état de santé permettant l’intervention chirurgicale.
Le casier judiciaire doit être vierge (pour éviter que des criminels se soustraient à la justice grâce à un changement d’identité ?)
Il faut avoir signifié sa volonté de subir une intervention depuis au moins cinq ans – pour faire la preuve d’une décision mature.
Il faut le consentement de la famille, indépendamment de l’âge.
La psychiatrie et la psychologie, pendant une période minimale d’un an, n’auront pu suffire.
Je suis loin d’être un spécialiste de la question mais je me demande toutefois lesquels de ces critères poseraient véritablement un problème en matière de droits de l’homme.
Le point 7 mériterait sans doute d’être débattu. Pourtant, le rôle de la famille est éminemment important quant à la transidentité, quelle que soit l’origine de la personne transgenre, notamment lorsque qu’une opération se révèle être finalement une solution insatisfaisante (avec parfois une volonté de détransitionner). Les cas sont complexes, souvent singuliers – voir par exemple le compte Instagram @post-trans. Enfin, ce point est à contextualiser dans une société où le collectif prime sur l’individu, ce qui peut nous déplaire « culturellement », mais ne saurait être vu comme une atteinte aux droits de l’homme.
Ainsi, il me semble parfaitement malhonnête de sous-entendre que l’État chinois « pousserait » les personnes transgenres à adopter des traitements dangereux. Amnesty, d’une certaine façon, instrumentalise politiquement une problématique sociale complexe, douloureuse, certainement pas triviale mais dont il appartient à la société civile chinoise, dans le cadre des débats existants et à venir, de faire évoluer le cadre légal.
Chen Jianfang, une femme œuvrant en faveur des droits civils et politiques, a été officiellement arrêtée en juin pour « incitation à la subversion de l’État » (source)
Chen Jianfang a semble-t-il été arrêtée suite à la publication en ligne, le 14 mars 2019, d’un article commémorant la mort par pneumonie de son amie militante Cao Shunli cinq ans plus tôt – suite à plusieurs mois de détention (sans que le rapport de cause à effet ne soit avéré). Je n’ai pas trouvé copie de ladite lettre, ce qui rend difficile toute investigation ultérieure sur ce cas précis.
Toutefois, les revendications de Chen Jianfang méritent qu’on s’y arrête un instant. Selon Amnesty, sa carrière militante a commencé en 2000, à la suite de la « confiscation de terres arables de son village à des fins de réaménagement ». Un article passionnant de He Bochuan, à remettre dans son contexte de 2007, revient sur les crises agraires en Chine. En 1932, la réforme agraire avait fait la renommée du parti communiste chinois, mais la réquisition des terres à des fins de profit immobilier depuis plusieurs décennies maintenant (jusque 2008 en tout cas) a clairement été à l’encontre du projet socialiste. Ce sujet a mis particulièrement mal à l’aise les autorités chinoises, conscientes du problème énorme que représentait la diminution des terres arables tout en ayant peu de pouvoir sur les autorités locales qui bénéficiaient directement des transactions. Des audits menés entre 2009 et 2010 ont montré le caractère illégal (voir la loi ici et surtout ici) de nombreuses réquisitions.
Notons qu’en février 2019 justement, soit quelques jours avant l’arrestation de Chen Jianfang (qui entre-temps avait « étendu » son répertoire de revendications, il ne faut pas y voir de lien), les autorités chinoises ont communiqué une « ligne rouge » quant au minimum de terres cultivables en-dessous desquelles la Chine ne pouvait se permettre de descendre sous peine d’être dans l’incapacité de nourrir sa population. Un article de CGTN (proche du gouvernement) revient sur cette politique ainsi que sur des éléments historiques déjà évoqués dans l’article de Bochuan ci-dessus.
Arrestation des journalistes Wei Zhili, Ke Changbing et Yang Zhengjun (source)
La source évoque seulement les deux premiers journalistes, Wei Zhili et Ke Changbing, lesquels étaient rédacteurs de « Nouvelle Génération », une plateforme d’information sur le droit du travail, spécifiquement à destination des travailleurs migrants.
Je n’ai pas réussi à recouper l’information via des canaux officiels. Rien sur China Daily ou sur CGTN. Comme pour d’autres informations défavorables à la Chine, le South China Morning Post s’en fait l’écho. Cet article, coécrit par un journaliste américain, Keegan Elmer, et une journaliste chinoise, Guo Rui, donne une série d’informations très intéressantes quant aux associations et acteurs de terrain donnant des armes aux travailleurs pour faire valoir leurs droits.
Il semble que la Chine pratique ici une politique de censure et de répression d’autant plus honteuse que le propos même d’une société supposément dirigée par et au service du peuple (tel que le déclare sa constitution) est censée lui donner le pouvoir ! Comme le rappelle les magnifiques films de Jean-Michel Carré (qui donnent la parole exclusivement à des Chinois – dont beaucoup sont critiques), il y a là un véritable défi pour les autorités chinoises qui font ici la démonstration d’une grande incohérence entre leur objectif politique et les actions posées.
Toutefois, des événements récents sont ici à prendre en considération concernant les droits et la protection des travailleurs. Par exemple, le CLEISS (Centre des Liaisons Européennes et Internationales de Sécurité Sociale – organe public et officiel français) rapporte les éléments suivants pour 2020 en ce qui concerne la Chine :
Tous les hôpitaux devront devenir des structures à buts non lucratifs (une consultation d’un généraliste est au minimum 20 fois moins chère dans le public que le privé – 15 CNY contre minimum 300 CNY)
La New old-age insurance (système de pensions) visera l’ensemble de la communauté rurale – la communauté urbaine bénéficiant déjà d’un système semblable
Une couverture santé universelle couvrira l’ensemble de la population
Trois employés d’une ONG, Cheng Yuan, Liu Yongze et Wu Gejianxiong, détenus au secret pour subversion (source)
Pourquoi des employés d’une ONG non politique (s’occupant essentiellement de discriminations envers les personnes atteintes du VIH ou de l’hépatite B) sont-ils arrêtés ?
L’affaire ne fait aucun sens a priori mais bien plus quand on creuse un peu. Il semblerait en fait que la Chine ait craint – et comment ici la blâmer, au vu de l’implication des ONG US vue ci-dessus ? – que leur ONG, Changsha Funeng, ne serve d’énième cheval de Troie pour une ingérence extérieure. En effet, selon The Guardian, s’appuyant sur les propos de Yang Zhanqing co-fondateur de cette ONG et aujourd’hui résidant aux USA, Cheng Yuan, Liu Yongze et Wu Gejianxiong avaient monté une organisation à Hong-Kong via laquelle ils recevaient des fonds étrangers.
Encore une fois : être financé par les ennemis de votre gouvernement n’est pas de nature à lui inspirer les meilleurs sentiments à votre égard – quel que soit d’ailleurs le pays concerné. Il ne faut en effet pas oublier qu’en situation de guerre (même froide, c’est-à-dire évitant les affrontements directs), la politique en est nécessairement modifiée. Par exemple, impliqué dans un conflit, un pays ne pourra faire autrement qu’user de la propagande de guerre. Aux innombrables fake news occidentales sur la Chine, cette dernière répond par la censure, une limitation de la liberté d’expression, une attention aigüe aux financements extérieurs.
L’épouse d’un avocat défenseur des droits humains, Wang Quanzhang, a affirmé avoir eu des difficultés à trouver un logement à cause de pressions des autorités sur les propriétaires (source)
Wang Quanzhang avait été condamné à 4 ans et demi de prison pour subversion de l’État en janvier 2019. Il était accusé de plusieurs éléments qu’il a niés (et, bien entendu, nous sommes dans l’incapacité de refaire le jugement…). Outre des actes de rébellion contre la police, on note – avec un sentiment de déjà-vu – le fait qu’il aurait monté une organisation hors du territoire chinois pour solliciter des financements étrangers.
Il a été libéré en avril 2020, soit après avoir purgé le quart de sa peine, et a été placé en quarantaine étant donné la crise du coronavirus. Cet article de la BBC fait état de craintes quant à une quarantaine qui serait une « excuse » pour le garder encore prisonnier et l’empêcher de retrouver sa famille, évoque de possibles mauvais traitements en prison, etc. Pourtant, un article de La Croix, datant d’à peine quelques jours plus tard, annonce que l’avocat a bel et bien pu retrouver sa famille le 27 avril, soit après les deux semaines de quarantaine. Plus question ici de mauvais traitements, de torture ou qu’il serait « gravement blessé ». L’avantage de telles insinuations, c’est que le cerveau des lecteurs oublie qu’elles ne sont que des suppositions, non pas des affirmations, et qu’il sera encore temps, plus tard, de ne pas avoir à revenir dessus.
Ce qui est sûr, c’est que sa précédente arrestation ne lui a pas ôté sa motivation militante puisque ce 10 juillet 2020, Wang Quanzhang publiait une pétition cherchant à faire annuler (overturn) le verdict de subversion de l’État suivant lequel il avait été condamné… Il a également intenté des poursuites contre les policiers et les fonctionnaires du tribunal qui ont traité son affaire.
Données contradictoires
Terminons, enfin, notre analyse de l’article d’Amnesty International en pointant quelques contradictions qui s’y trouvent.
Par exemple, on y dit que la peine de mort est « très fréquente » mais que les informations qui y sont relatives sont « classées secret d’État ». Sans statistiques officielles (et sans statistiques tout court), comment est-il possible de faire une telle affirmation ? C’est impossible, tout simplement. Ça ne veut pas dire que la peine de mort n’y serait pas pratiquée massivement, ça veut juste dire qu’une fois encore, Amnesty affirme sans preuves, sur base de suppositions. Même Wikipedia reprend les affirmations d’Amnesty…faites au doigt mouillé.
Amnesty avance également le nombre de « 20 nouveaux cas de disparitions forcées », pour lesquels elle a fait une demande d’informations via le Groupe de travail des Nations unies ad hoc. Or comment est-il possible d’affirmer qu’une disparition est « forcée » si la personne n’a pas encore réapparu pour pouvoir le confirmer ? On me dira que j’exagère, qu’il est « évident » que lorsqu’il s’agit de défenseurs des droits de l’homme, les disparitions sont politiques. Ce serait en effet logique mais mon problème est, encore une fois, qu’Amnesty ne s’embarrasse d’aucune forme de précaution, d’aucune forme de conditionnel. Elle affirme sans être sûre, alors qu’elle est si puissante que c’est elle qui informe gouvernements et organes de presse. Et l’enjeu n’est pas mince étant donné la quantité de fake news sur la Chine dont Amnesty elle-même s’est fait la messagère.
Dans ce 5ème et dernier épisode sur le contenu de l’article d’Amnesty International sur les droits de l’homme en Chine, qu’avons-nous appris ?
1) Sur les 20 ONG co-signataires d’une demande d’enquête dans le Xinjiang, on peut apporter la preuve que 19 sont financées par les USA ; surtout la NED, paravent de la CIA. Amnesty se garde bien d’être explicite à ce propos.
2) Les « preuves » que la Chine institutionnalise la discrimination envers les personnes transgenres ne résistent pas à l’analyse. Amnesty ment lorsqu’elle affirme que les « discrimination et la réprobation sociales » envers les LGBTI sont « généralisées ».
3) La militante Chen Jianfang a été arrêtée ; son cas permet de revenir sur l’histoire difficile des réformes agraires en Chine depuis 1932 et du détournement des idées progressistes communistes initiales.
4) La Chine réprime les acteurs de terrain qui font un travail d’information sur le droit des travailleurs – ce qui contrevient frontalement à l’idéal chinois d’un gouvernement pour et par le peuple ; la couverture sociale sera toutefois en 2020 étendue aux classes rurales.
5) L’arrestation de membres d’une ONG « non politique » s’explique par le fait qu’ils recevaient des fonds de l’étranger, ce qu’Amnesty ne dit pas.
6) Wang Quanzhan a, entre autres, été condamné au motif (que l’intéressé nie) d’avoir sollicité des fonds de l’étranger, ce qu’Amnesty ne dit pas non plus. Il est sorti de prison après avoir purgé un quart de sa peine, sans que les médias ne relèvent de mauvais traitements
7) Plusieurs informations contradictoires illustrent en outre le manque de rigueur d’Amnesty qui n’hésite pas à affirmer ce qu’elle peut tout au plus supposer.
Dans le dernier article de notre série sur la Chine, nous conclurons ce dossier. Ce sera non seulement l’occasion de faire la synthèse de ce que nous aurons appris en soulignant ce qu’il est possible de reprocher à la Chine de façon certaine et en mettant en évidence ce qu’Amnesty affirme sans preuves, ses demi-vérités et ses mensonges. Nous replacerons enfin tous ces éléments dans le contexte d’une géopolitique globale, notamment face aux États-Unis.
N’hésitez pas à me soutenir en partageant cet article, en vous délestant d’un pourboire sur mon Tipeee ou en laissant un commentaire ci-dessous. J’en profite pour remercier chaleureusement mes premiers Tippers : Poubelle, Martial et Inês
Enfin de retour pour le 4e épisode ! Nous allons cette fois terminer l’analyse des affirmations indirectement sourcées par Amnesty International quant à la situation des droits de l’homme en Chine. Nous nous attaquerons ensuite aux données explicitement sourcées. Ce faisant, nous allons plonger dans l’univers des militants des droits de l’homme et comprendre comment la question locale du militantisme se confronte à une dimension géopolitique. En filigrane, on retrouve les tensions entre les USA et la Chine.
Deal commercial entre les USA et la Chine
Au sommaire, on explorera d’abord plus en détails la question LGBTI, nous nous intéresserons ensuite à plusieurs militants, intellectuels et journalistes arrêtés et condamnés. Nous prendrons le temps d’analyser leurs liens avec des ONG internationales (dont Amnesty fait partie) et le principe de souveraineté des États. Enfin, nous reparlerons de l’ethnie ouïghoure et notamment du terrorisme islamiste dans le Xinjiang.
Ce nouvel épisode, abondamment sourcé avec, dès qu’il est possible, des liens vers les informations originales, présente un travail original et exclusif. J’ai besoin de votre soutien pour le partager massivement, le commenter, le critiquer dans ses aspects positifs et négatifs. Comme à chaque fois, votre apport peut être crucial, pour relever des imprécisions, des erreurs, poser des questions ou nourrir de vos propres sources les argumentations présentes.
Allons-y.
1. La discrimination envers les communautés LGBTI persiste (« aucune loi » ne protège les LGBTI)
Amnesty affirme ici que les communautés LGBTI sont discriminées. Je ne suis pas juriste, encore moins compétent en ce qui concerne les lois chinoises. Toutefois, l’art. 33 de la constitution chinoise stipule que « tous les citoyens de la République populaire de Chine sont égaux devant la loi » – le même article assure d’ailleurs que la Chine « respecte et garantit les droits de l’homme » (ce qui ne veut pas dire qu’elle le fait, non plus qu’elle ne le fait pas). Il n’y a pas de mention explicite de l’orientation sexuelle dans la constitution – ce qui du reste n’est pas étonnant : un rapide coup d’œil à la constitution belge, dont les lois en la matière sont reconnues comme très progressistes, indique qu’il n’y est pas fait mention non plus des LGBTI.
Chinese men having sex
En revanche, si l’on peut supposer qu’Amnesty dit vrai, il y a une différence entre des lois qui protègent et des lois qui condamnent. Ainsi, l’homosexualité est reconnue comme légale en Chine depuis 1997 et n’est plus considérée comme une maladie mentale depuis 2001. La page Wikipedia concernant les droits LGBT en Chine donne un aperçu complet de la situation. Une Pride a lieu tous les ans à Shanghai. Il ne s’agit pas de dire, évidemment, qu’il n’y a pas de discriminations envers les communautés LGBTI en Chine mais qu’elles ne sont, jusqu’à preuve du contraire, pas institutionnalisées.
Du reste, un sondage intéressant, paru dans « The Chinese Journal of Human Sexuality » en 2014, indiquait que près de 85% des 921 répondants étaient favorables à l’union entre des personnes de même sexe (avec seulement 2% d’opposition et 13% d’indécis). Je ne suis pas sûr que la société française, secouée ces dernières années par d’importantes manifestations contre le mariage pour tous, atteigne des résultats similaires.
[EDIT du 4 avril 2021 – Sur le point qui suit un contributeur en commentaire apporte des éléments essentiels de compréhension. J’encourage les lecteurices à compléter ce qui est écrit dans l’article par ce contenu complémentaire.]
2. Yu Wensheng a été reconnu coupable après avoir diffusé une lettre ouverte demandant d’apporter cinq modifications à la constitution chinoise
Yu Wensheng est un avocat chinois, spécialiste des droits de l’homme. SCMP relaie une dépêche de l’AFP à son propos. L’article publié n’est d’ailleurs pas tendre avec le pouvoir, dont on peut voir avec la copie d’écran ci-contre qu’il est censuré en Chine. China Daily relate également une information expliquant que les ambassadeurs allemand et français ont été critiqués par le pouvoir suite à la remise d’un prix à Yu Wensheng. Les autorités se défendent ici en disant que ce cas est « purement judiciaire » et n’a « rien à voir avec les droits de l’homme ». Je n’ai pas trouvé de copie de ladite lettre ouverte.
La conception de la liberté d’expression est ici clairement en jeu : appeler à un changement fondamental de la constitution (par exemple à une élection présidentielle à plusieurs candidats) est ici envisagé comme une « incitation à la subversion du pouvoir d’État ». Et, d’une certaine façon, c’est effectivement une pareille incitation puisqu’une élection à plusieurs candidats de facto sape le principe fondamental d’une dictature (fût-elle du prolétariat). La Chine reconnaît explicitement dans sa constitution, dès son préambule, être une dictature ; dictature qui implique la concentration de tous les pouvoirs aux mains d’une seule personne ou d’un seul organe.
Ainsi, c’est bien un changement structurel des institutions qui, ce faisant, est évité puisque toute critique devrait cheminer par les instances du pouvoir déjà établies. Notons que ça ne veut pas dire que les autorités ne seraient pas sensibles aux critiques (elles ont plutôt intérêt à l’être pour éviter des mouvements d’insurrection de masse, voir le Prince de Machiavel pour une théorisation de ce principe) mais que ces dernières ne peuvent remettre en question le principe fondamental de dictature du prolétariat.
Une telle position nous semble éminemment problématique (et c’est peu dire) dans la conception occidentale de la démocratie. Cependant, elle répond à une logique (dont je ne dis pas qu’elle est moralement souhaitable). Pour d’autres raisons, les changements structurels semblent tout aussi inatteignables dans un système capitaliste de démocratie représentative – sauf par les voies de la révolution – comme j’ai pu le montrer précédemment.
[/EDIT]
3. 12 ans de réclusion pour Huang Qi, journaliste
Censuré dans la plupart des médias chinois, le cas de Huang Qi est traité dans le South China Morning Post, comme le montre une recherche. Étonnamment, la plupart des articles concernant Huang Qi renvoient en fait…à Amnesty. Une « circulation circulaire de l’information » sur laquelle nous reviendrons plus bas en analysant le rôle des ONG internationales dans la politique intérieure des états.
Un article récent, de juillet 2019, informe d’une condamnation du journaliste à 12 ans de prison pour avoir transmis illégalement des secrets d’État – voilà qui nous rappelle, bien sûr, le cas de quelques lanceurs d’alertes en Occident comme un certain Julian Assange. Jusque-là, Huang Qi semblait jouir d’une certaine protection car, bien que dénonçant des affaires a priori embarrassantes, il était également utile à l’État chinois en exposant des cas (par exemple d’injustices commises par des agents locaux) dont ce dernier n’était pas au courant.
4. Condamnation de Liu Feiyue, fondateur de Civil Rights and Livelihood Watch (29 janvier 2019)
La situation est ici similaire à celle évoquée juste au-dessus pour Huang Qi. Seule une source officielle fait état de ce procès et n’évoque pas le verdict – ce qui peut être compris comme une volonté de censurer la voix des militants des droits de l’homme. Il n’y a, sinon, que des sources étrangères qui parlent de Liu Feiyue, laissant penser que de tels militants sont aussi utilisés comme symboles par des puissances étrangères hostiles à la Chine. Ainsi, l’État chinois reprochait à Liu Feiyue d’être financé par des sources étrangères, ce qui nous mène à l’affirmation suivante :
5. Les autorités critiquent publiquement Asia Catalyst, pour infraction à la loi sur les ONG étrangères
Asia Catalyst est une organisation caritative enregistrée aux USA. Comme l’indique son site Internet, elle cherche à « construire une société civile forte » en Asie. Elle se propose de « former les leaders d’organisations communautaires » avec des objectifs d’efficacité, de soutenabilité, de démocratie, de plaidoyer pour les droits de l’homme.
D’après Wikipedia, on trouve parmi ses bailleurs de fonds une constellation d’organisations états-uniennes comme l’Open Society Foundation (qu’on retrouve citée ici), la Levi Strauss Foundation, la National Endowment for Democracy et le U.S. State Department Bureau of Democracy, Human Rights and Labor. Vous me direz : et alors ? C’est quoi le problème ?
George Soros, fondateur de l’Open Society Foundation
Notons avant tout que, quelle que soit l’origine des financements, la légitimité des demandes populaires (pourvu qu’elles soient populaires) soutenues par ces organisations ne doit pas être remise en question a priori (mais peut l’être a posteriori s’il y a lieu de penser que ces demandes servent des intérêts cachés). Toutefois, un ensemble de facteurs nous amènent à regarder ces ONG financées par les USA avec méfiance, en ce qu’elles semblent être devenues l’outil d’ingérence étrangère le plus performant aujourd’hui. Voyons pourquoi en cinq points :
Que veut-on changer ? Par exemple, les modes de production économiques capitaliste et chinois continuent de comporter des différences de nature (concernant la place des entreprises d’État, par exemple, et des secteurs touchant les besoins fondamentaux). Les valeurs d’égalité, la solidarité et le refus de l’individualisme – inscrites dans un rapport singulier au collectif – sont profondément ancrées en Chine, contrairement aux valeurs occidentales. Au nom de quelles valeurs ces ONG travaillent-elles ? L’égalité sociale ou la liberté économique ? C’est sans doute la première question à poser concernant ces ONG. J’avais écrit, en 2017, un article détaillant ces aspects. Financer un plaidoyer pour un changement de mode économique revient donc à financer des velléités de renversement – ce qui n’est pas sans rappeler, par exemple, le coup d’État contre Allende au Chili.
Les conséquences des révoltes financées par ces ONG. Nulle part ces financements et la « formation de jeunes leaders démocrates » n’ont donné lieu à un quelconque changement vers une véritable démocratie, donc vers un plus grand niveau de bonheur pour les populations concernées (ce qui demeure, en bon utilitariste, mon but personnel). La conséquence, à chaque fois, a été de remplacer un régime oppresseur hostile à l’impérialisme par un régime oppresseur favorable à l’impérialisme. Nous pouvons à cet égard rappeler, outre le Chili, le cas du Brésil, du Shah en Iran, des Mujaïdhins en Afghanistan ou, plus récemment, de la Libye (liste malheureusement non-exhaustive). Retour à la case départ économique et politique…
Les locaux impliqués, pris sous l’aile « bienveillante » des USA, sont ensuite laissés à l’abandon, comme en atteste par exemple le mal nommé « printemps arabe » en Tunisie. Une communauté d’intérêts à un instant « t » ne signifie pas que les intérêts se recouvrent une fois les premiers objectifs (par exemple de destitution d’un président autocrate) atteints. Au contraire. Et, à ce jeu, lorsque des militants ont été soutenus par des ONG (et leur argent) aussi puissantes que les fondations de Soros, Rockfeller, et consorts, ils ne sont plus rien dans le rapport de force par la suite. Ils sont devenus inutiles, voire dangereux. Le livre Arabesque$ d’Ahmed Bensaada, que j’ai eu le plaisir d’éditer chez Investig’action il y a quelques années, est éclairant à cet égard.
Les raisons « humanitaires » ne sont que des prétextes qui cachent mal les concurrences économiques, le contrôle des matières premières, etc. Ainsi, les cartes des réserves de pétrole et de gaz mondiales recouvrent tragiquement la géopolitique des conflits internationaux et des interventions états-uniennes. Ce qui explique aussi pourquoi ce n’est pas l’équilibre politique qui est recherché mais le chaos. Contrairement à ce qu’on pourrait penser, il n’est pas difficile de faire affaire et alliance avec les pires régimes : on a vu comment Lafarge a financé l’État islamique en Syrie ou comment les USA soutiennent, voire ont participé à la consolidation de, l’Arabie saoudite et Israël. Truman disait d’ailleurs, en 1941, dans le New-York Times : « Si l’Allemagne l’emporte, nous devons aider la Russie et si la Russie l’emporte nous devons aider l’Allemagne. Ainsi, il y aura des deux côtés le plus possible de victimes ». Charmant programme.
La censure chinoise et la « grand firewall de Chine » doivent donc se comprendre dans un contexte où les USA ont la mainmise sur l’ensemble des nouvelles technologies et des entreprises qui les représentent. Il est par exemple frappant de constater que le gouvernement des USA formule ses exigences auprès des nerds de la Silicon Valley (voir, encore, Bensaada (2015)) ou qu’ils financent massivement le projet opensource TOR… Utiliser leurs apps, naviguer sur leurs réseaux, c’est constamment leur fournir tout ce dont ils ont besoin, en termes d’informations, pour renforcer leur propre domination ; ce que je suis précisément en train de faire en écrivant ces lignes sur Word, WordPress, etc. Ceux qui en douteraient feraient bien de se souvenir de Snowden et du projet PRISM.
Réserves de pétrole dans le monde
À la suite de tout ça, on comprend non seulement que pratiquer la censure et opérer un important contrôle sur les ONG étrangères (dont Amnesty) qui y officient est, pour la Chine, un bon moyen de (a) garder, à l’interne, un niveau de critique acceptable mais surtout un moyen de (b) se prémunir contre les désastres de si nombreux autres pays « non alignés » avec la perspective états-unienne.
Les victimes s’appellent très certainement Liu Feiyue, Huang Qi ou Yu Wensheng qui représentent, sans beaucoup de doutes possibles, des drames humains à l’échelle individuelle. Dans la perspective chinoise, la répression de ces militant, journaliste ou avocat semble inévitable pour éviter des drames plus grands encore à l’image de l’Afghanistan, l’Irak ou la Libye. La Chine se trouverait alors dans un dilemme semblable au dilemme philosophique du tramway qui « l’obligerait » à choisir entre deux solutions moralement inacceptables : réprimer des individus ou laisser libre cours à une déstabilisation de grande ampleur par des puissances hostiles. Avec notre regard extérieur, le conflit moral est tout aussi perturbant : vaut-il mieux une atrocité certaine à petite échelle ou une atrocité potentielle à grande échelle? Je n’ai malheureusement pas de réponse à donner.
Données sourcées
Cette catégorie reprend toutes les affirmations pour lesquelles un lien précis est donné vers la source dans l’article d’Amnesty. La présence d’une source ne dit évidemment rien a priori de sa qualité, de son authenticité, de son caractère véridique. Une analyse en détails de chacune d’elles doit ainsi être réalisée.
1. Une estimation d’un million d’Ouïghours, de Kazakhs et d’autres ethnies envoyées dans des camps d’internement pour dé-radicalisation (source)
Sur les camps eux-mêmes, je renvoie bien entendu le lecteur à la déconstruction précise, dans l’épisode précédent, des documents confidentiels obtenus par l’ICIJ (International Consortium of Investigative Journalism).
La source présentée par Amnesty a ici le désavantage d’être, une nouvelle fois, « autoréférentielle » : Amnesty cite Amnesty. On y apprend cependant que les autorités chinoises ont « nié les allégations de graves violations des droits humains » mais, de lien en lien, il est finalement possible de télécharger un dossier plus complet sur ces violations dans le Xinjiang. Une note, à l’entame du dossier et reproduite ci-contre, d’une extrême importance, doit attirer notre attention (c’est moi qui surligne en jaune certains passages).
On y apprend que mener des enquêtes sur les droits humains en Chine est « exceptionnellement difficile », dans la mesure où le contrôle est lui-même exceptionnel. On pourrait naturellement penser que c’est une preuve « par défaut » que la Chine a quelque chose à cacher mais c’est aussi un comportement logique (je dis bien « logique » et pas « moralement souhaitable ») de la part d’un pays vis-à-vis d’un pays (ou d’organisations) ennemi.es à qui il est difficile d’accorder sa confiance, comme expliqué plus haut quant au rapport qu’entretiennent les ONG étrangères avec des pays non alignés. Donner un accès total et libre revient à s’exposer à encore plus de propagande et de désinformation.
Étonnamment, et ce pour la première fois depuis le début de mon enquête sur Amnesty, l’ONG reconnaît l’extrême difficulté de produire des « preuves précises » quant à ses affirmations, sa dépendance aux autres ONG (elles-mêmes dépendantes d’Amnesty, et participant de ce fait toutes à une « circulation circulaire de l’information » comme disait Bourdieu). On y apprend aussi que les informations directement collectées par Amnesty sont issues de huit interviews (huit !) de personnes qui ont contacté Amnesty et de 100 Kazakhs, tous amenés par deux militants dissidents. Autant dire que toutes les réserves que j’avais émises à l’égard des témoignages dans la deuxième partie de cette série s’agrègent ici. Amnesty, faisant la démonstration d’une prudence qu’on ne lui connaît plus dans ses documents « grand public », n’affirme plus rien mais se dit seulement « suffisamment convaincue ».
Documentaire sur CGTN
Passons maintenant à la partie inconnue, ici en Occident et qui, si elle l’était, nous rappellerait de très mauvais souvenirs prenant la forme d’une salle de concert parisienne, d’un supermarché casher, d’un métro ou d’un aéroport bruxellois. Ce qu’on ne sait pas, c’est que le Xinjiang est, depuis 1990, le théâtre d’opérations de terrorisme islamiste sanguinaires, comme en témoigne ce documentaire sur CGTN. Les images sont violentes : la Chine étant un pays où les caméras de surveillance sont très nombreuses, les images des attentats le sont aussi. Jusqu’en 2016, des attaques ont tué quantité d’innocents : Urumqi (2008), Seriqbuya (2013), Kumming (2014) et même Pékin (2013) sont parmi les exemples les plus meurtriers. Les responsables de ces attentats sont surtout membres de l’ETIM (Parti islamique du Turkestan, section locale d’Al-Qaeda), qui ont aussi combattu en Afghanistan. Notons que la Chine et l’Afghanistan possèdent bien une frontière commune et que ces attentats ont commencé juste après que la Russie s’est retirée de l’Afghanistan.
Une constante de la couverture médiatique occidentale est la mise en doute quant à la réalité des attaques et aux motivations des assaillants, lesquelles sont pourtant bien documentées (comme par exemple un terroriste du Xinjiang qui s’est filmé avant son opération, drapeaux de Daesh en arrière-plan). Que dirions-nous si la Chine mettait en doute les attentats dont nous avions été victimes ? Si elle les présentait comme des actes de défenseurs de la démocratie ?
La source originelle indiquant qu’un million de musulmans Ouïghours étaient enfermés dans des camps est le Chinese Human Rights Defenders, une (énième) ONG basée à Washington, reprise par Reuters qui attribue faussement l’allégation aux Nations Unies.
Mais si la Chine réprime ainsi sa population musulmane, tel qu’Amnesty l’affirme, il faudrait s’attendre à ce que l’ensemble des pays du monde le lui reproche, n’est-ce pas ? Or, ce n’est pas du tout ce que l’on observe, comme le reconnaît du bout des lèvres le journal le Monde qui, faisant référence à la troisième commission de l’assemblée générale des Nations Unies, n’hésite toutefois pas à affirmer, citant une source diplomatique « occidentale » anonyme, que Pékin « a fait pression sur de nombreux pays de façon perverse ». Quel talent !
En réalité, la Chine a reçu, lors de cette commission, un soutien massif de la majorité des pays du monde avec 54 pays en sa faveur contre 23 seulement pour le « camp occidental ». Les pays musulmans y sont massivement représentés : Kirghizistan, Pakistan, Éthiopie, Syrie, Algérie, etc., comme en atteste (même si de façon incomplète) le communiqué de presse officiel de la séance. Étonnant pour un pays qui opprimerait sa population musulmane, non ?
La région ouïghoure est également sujette à des velléités séparatistes, orchestrées notamment par le World Uyghur Congress, ONG financée par la NED (National Endowment for Democracy, paravent de la CIA – voir ce qu’en dit Allen Weinstein), à hauteur de 1.284.000$ (et 27 millions de dollars financés par la NED pour l’ensemble de ses projets concernant la Chine). La NED qui n’est autre qu’un des multiples programmes états-uniens servant la déstabilisation de gouvernements ennemis, comme on l’a démontré plus haut. On peut noter que l’indépendance du Tibet, du Xinjiang et de la Mongolie intérieure réduirait de moitié le territoire chinois – ce qui est de nature à plaire aux USA qui, pour l’instant, possèdent une superficie similaire à celle de la Chine (chacun entre 9 et 10 millions de km²).
Financement du World Uyghur Congress par la NED
À travers le soutien de l’Occident au séparatisme ouïghour, il faut donc voir un terrain d’affrontement entre deux blocs. La Chine est reconnue, par exemple par l’UE, comme un « rival systémique ». Dans ce contexte, le Xinjiang sert de prétexte à des mesures de rétorsions économiques dans une guerre commerciale…sachant que si le Xinjiang tombait entre des mains favorables à l’Occident, il en serait de même pour les réserves de pétrole qui y sont importantes.
2. Nombre de religieux, intellectuels, etc. emprisonnés pour avoir exercé leur liberté de religion et d’expression (source)
Ce point fait référence au cas de Tashpolat Tiyip, ancien président de l’université de Xinjiang, citoyen parfait…jusqu’à ce qu’il soit arrêté et condamné à mort. Enfin, comme on le verra ci-dessous, c’est un peu plus compliqué que ça…
La première question que je me pose est la suivante : pourquoi quelqu’un d’aussi renommé à l’international, qui est en outre une véritable fierté nationale et la preuve vivante de la paix entre les ethnies dans le Xinjiang, aurait-il été détenu et condamné à mort ? Une hypothèse est évoquée sur ce site prenant sa défense : il aurait pris l’habitude de faire ses salutations en langue ouïghoure au début de chacun de ses enseignements. S’il s’agit bien de la raison de sa condamnation, on se trouve face à une décision d’une brutalité extrême, parfaitement insensée de la part du gouvernement chinois.
Le fait d’exhorter les agents de l’État à parler le mandarin est cependant exact. On trouve par exemple dans ce texte une argumentation visant à énoncer les raisons de parler le mandarin dans le Xinjiang : ce serait un signe de patriotisme bienvenu, notamment en retour des politiques socialistes de réduction de la pauvreté dans la région ; la langue nationale serait un symbole de souveraineté nationale ; la connaissance du mandarin aide dans la vie quotidienne, par exemple pour comprendre les manuels d’appareils domestiques ; elle augmente la possibilité d’obtenir un emploi de qualité ; elle diminue le risque d’être sujet à des manipulations religieuses extrémistes, etc.
Pour autant, que dit cette loi ? En son article 8 (§1), la loi spécifie que « tout groupe ethnique possède la liberté d’utiliser et de développer sa propre langue et sa propre écriture ». L’article 10 indique toutefois que le mandarin est la langue obligatoire d’enseignement (bien que l’art. 16 §4 admette des exceptions). Enfin, l’article 26 §2 prévoit qu’en cas de non-respect de la loi, la personne pourra être « critiquée et éduquée » (cette dernière traduction porte à confusion) et que des sanctions sont prévues en cas de récidive ou de refus. La nature des sanctions n’est, quant à elle, pas précisée dans ce texte.
Les salutations en ouïghour ne semblent pas être « suffisantes », même au regard de la loi chinoise, pour une telle condamnation – à moins d’accepter l’idée selon laquelle l’État chinois agirait de façon irrationnelle. Il nous faut alors chercher plus loin. En continuant notre enquête, je tombe sur un site en langue arabe (Radio Free Asia) qui semble avoir plus d’informations : Tashpolat aurait été arrêté et condamné pour séparatisme – et non, comme indiqué dans les articles ci-dessus, pour avoir parlé ouïghour. La peine de prison à vie inclurait deux ans de sursis au terme desquels la peine peut être soit commuée, soit mener à une condamnation à mort. Dans ce texte, ce qui est reproché à Tashpolat est plus précis : il aurait « utilisé le forum du collège pour promouvoir des idées séparatistes ». On apprend également que le frère de Tashpolat Tiypp, Nuri Tayeb, vit aux USA.
Je m’étonne que cet aspect de la condamnation n’ait pas été évoqué par Amnesty, ni par les sites qui le défendent en Occident…d’autant que la question du séparatisme est, comme vu au point précédent, fondamentale. Le cas de Tashpolat Tiyip s’inscrit en fait dans le cadre, beaucoup plus large, de la géopolitique en Asie et des intérêts où USA et Chine s’affrontent, par la voie de financements et d’ONG écrans, sur le terrain du Xinjiang. Il nous est impossible, en revanche, de savoir si Tashpolat Tiyip en était un acteur conscient ou s’il a été une victime de cette guerre qui ne dit pas son nom.
Conclusions
En résumé, qu’avons-nous appris dans ce nouvel épisode ?
Amnesty évoque la discrimination des LGBTI mais ne dit rien du caractère complexe des dynamiques sociétales en Chine où, par exemple, 85% de la population se montre favorable au mariage gay.
Amnesty apporte son soutien à Yu Wensheng. Il n’est pas inutile de préciser que ce dernier milite pour un renversement du système chinois tel qu’il est conçu dans sa constitution. Imaginons la position dans laquelle se trouveraient nos États occidentaux face à des militants, financés par des ONG internationales, appelant à renverser notre constitution et s’essuyer sur les valeurs que nous pensons tous partager ? Souvenons-nous, par exemple, de Nathalie Saint-Cricq du service politique de France 2 qui déclarait qu’il fallait « repérer et traiter (sic) ceux qui [n’étaient] pas Charlie » tandis que le député Éric Ciotti twittait qu’il aurait fallu « pouvoir supprimer les allocations familiales aux parents des élèves qui n’ont pas respecté la minute de silence. » La tolérance et la liberté d’expression, même dans une « démocratie », ont leurs propres limites…
À l’instar des USA, la Chine n’hésite pas à arrêter et condamner les lanceurs d’alerte. Se positionner moralement face à la divulgation de secrets d’État dépend, pour moi, d’une évaluation des coûts et des bénéfices d’une semblable « trahison ». Ainsi, je pense qu’il est salubre et même nécessaire que des crimes et exactions commis par des États soient rendus publics si et seulement si la sortie de cette information ne met pas en danger plus de monde – ce qui n’est malheureusement pas toujours décidable en contexte de guerre.
Amnesty dénonce la condamnation de l’ONG Asia Catalyst mais elle occulte les conséquences désastreuses, partout dans le monde, du financement par l’Occident et de l’action de semblables ONG.
Amnesty n’hésite pas à faire des affirmations, sans conditionnel ni précautions oratoires, dans ses documents publics. Il faut soi-même chercher dans le détail de ses dossiers pour y trouver un aveu sous forme de disclaimer dans lequel elle reconnaît, en fait, la fragilité de ses informations sur les Ouïghours.
Amnesty relaie l’info non sourcée selon laquelle un million de Ouïghours seraient enfermés au Xinjiang mais ne dit pas un mot de la quantité d’attentats islamistes meurtriers qui touchent la région depuis les années ’90 et auxquels les centres sont censés apporter une solution. Dans son article, elle ne dit pas non plus que ce qu’elle affirme ne se base que sur des témoignages, qui plus est venus à elle et risquant donc de l’instrumentaliser.
Amnesty affirme que les musulmans du Xinjiang sont opprimés mais ne dit pas que l’immense majorité des pays musulmans dans le monde (parfois opposés entre eux…) ont apporté leur soutien à la Chine lors de l’Assemblée générale des Nations Unies.
Amnesty occulte le fait que des ONG semblables à elle (comme le World Uyghur Congress), financées par les USA, apportent leur soutien et forment des militants séparatistes au Xinjiang, au Tibet et en Mongolie intérieure – attaquant directement l’intégrité du territoire chinois.
Enfin, évoquant le cas de Tashpolat Tiyip, Amnesty cache le motif de sa condamnation, à savoir d’avoir fait la promotion du séparatisme ouïghour (ce qui peut être vrai ou pas, nous ne pouvons le savoir).
Dans le prochain épisode, nous pourrons poursuivre et clore l’analyse des affirmations directement sourcées et conclure notre dossier.
Entre-temps, j’invite les lecteurs à revérifier les informations partagées ici, à partager, commenter, nourrir le débat. Vous connaissez des gens travaillant pour Amnesty International ? N’hésitez pas à leur envoyer cette série d’articles pour leur demander d’y réagir. L’information juste et vérifiée est un droit.
[EDIT décembre 2020 : Retrouvez mon article « Newb, un an après », une analyse très complète des fausses promesses de la banque en devenir.]
[EDIT du 30/11/2019] Attention, un paragraphe très important a été ajouté ici plus-bas. J’y déconstruis le principe « un homme une voix » qui ne peut s’appliquer au cas de NewB comme on pourrait le croire. Un argument supplémentaire de poids en défaveur de ce projet décidément bien moins éthique qu’il n’y semble de prime abord.
« Je rêve d’une banque… », aurait dit Gad Elmaleh. Y’en a qui rêvent, y’en a d’autres qui la font, répondront les Belges de NewB. À grand renfort de campagne radiophonique, d’affichage Publifer dans les gares et de matraquage publicitaire sur Facebook, la coopérative d’économie sociale ambitionne de lever 30 millions d’€ d’ici au 27 novembre 2019. Tout ça pour créer ce qu’on appelle tous (ou presque) de nos vœux, j’ai nommé une « banque éthique et durable au service d’une société respectueuse de la planète et des droits humains » (c’est eux qui le disent).
Pourtant, il reste des esprits chagrins qui osent encore la critique, même là ! Et, devinez quoi ? J’en fais partie. Du coup, on m’accuse de tirer sur l’ambulance, m’voyez. Alors, j’me fends d’un petit article sur le Radis, histoire de montrer qu’au jeu des métaphores, je trouve celle du cheval de Troie bien plus adaptée. Allons-y.
Opération séduction : check
Il faut dire que le projet a tout pour attirer le chaland
conscient-de-tout-ce-qui-tourne-pas-rond, qui a envie de « faire quelque
chose », de ne pas « juste » critiquer. Au chapitre de ce qui
séduit, on retrouve toute l’étendue du champ lexical de l’économie sociale :
la « transparence », l’« éthique », la
« durabilité », le « respect », les « droits
humains », la « planète », la logique de « projets »,
le « local », etc. Un vrai catalogue.
Oui, so what ? Pourquoi serait-ce critiquable ?
N’est-ce pas formidable une banque où la tension salariale ne varie que de 1 à
5, où le retour sur investissement est limité à seulement 6%, où le droit de
vote n’est pas proportionnel au capital investi, où la transparence est totale
sur l’organisationnel et sur la nature des investissements qui seront
« exclusivement éthiques ».
Autant d’éléments a priori opposés à la mécanique
capitaliste où les propriétaires-actionnaires explosent leurs propres
rémunérations au détriment des travailleurs, où les plus gros sont les vrais
décideurs, où les sociétés écrans superposées assurent une parfaite opacité, où
la pression organisationnelle nourrit chaque jour un peu plus l’aliénation et
les burnouts et où, bien entendu, les investissements les plus profitables sont
aussi les plus destructeurs pour l’environnement et les personnes. NewB serait
donc, à ce titre, révolutionnaire, non ?
Théorie de l’entrisme
Est-il possible de s’opposer à un système de
l’intérieur ? La question de l’entrisme est un classique des sciences
politiques et implique deux mouvements opposés de « contagion » qu’on
peut illustrer par des métaphores.
La première consiste à dire qu’on fait entrer le « ver
dans la pomme », donc la banque éthique dans le système capitaliste pour tuer
ce dernier de l’intérieur. Dans cette perspective, NewB serait une
« solution » et mériterait un soutien indiscutable. Tout le monde
verrait « que ça marche », les capitalistes prendraient peur et, pour
ne pas perdre de parts de marché, commenceraient à imiter l’ESS (l’économie
sociale et solidaire). Un gigantesque cercle vertueux se met en place, les
banques deviendraient propres et, sans risque et sans effort, le système
capitaliste serait réformé pour le meilleur.
Ok, on garde l’idée pour Walt Disney et on se penche sur la
métaphore inverse. Je propose l’image de la « grenadine » qui ne
pourra colorer l’eau dans laquelle on la dilue si on ne plonge qu’une goutte dans
ce qui s’apparente à une citerne…
Alors, NewB, ver ou grenadine ? Il y a des éléments
très concrets qu’il est possible d’analyser pour choisir entre ces deux
métaphores.
Question de rentabilité
Un des arguments avancés par les soutiens de NewB est que la
banque n’aura pas à dégager de « profits » mais pourra se contenter
d’être « solvable ». Un premier problème, c’est que jusqu’ici les
pertes s’accumulent, comme le rappelle un article de l’Echo, depuis la
constitution de la société en 2011, avec 10.732.632 € de pertes selon les comptes arrêtés au 30 juin
2019. Pour les profits, on repassera…mais pour la solvabilité aussi ! On
me traitera d’esprit chagrin, on me dira que c’est normal « dans un
premier temps ». N’empêche que les investisseurs ont plutôt intérêt à être
conscients que tout ça devra être renfloué et que même leur marge
« limitée à 6% » risque bien d’être un gouffre où ils perdent tout
avant de songer à quelque retour. Il n’y qu’à voir les avertissements que NewB
a été contrainte de bien exposer en même temps que son appel.
Pourquoi autant de difficultés pour obtenir l’agrément
bancaire ? Et pourquoi autant de difficultés à être rentable ? Pour
une simple raison : si être
« éthique et durable » était économiquement viable en système
capitaliste, ça fait longtemps que les plus gros capitalistes seraient devenus
des parangons de vertus sociale et environnementale ! Z’imaginez la
pub que ce serait si une organisation privée pouvait faire la démonstration
d’une telle impeccabilité sans le risque d’une Élise Lucet à ses basques pour
démonter le pot-aux-roses ? Autrement dit, l’éthique, le durable, tout le
catalogue vu plus haut, entrent nécessairement en tension avec les objectifs
économiques.
Il faut bien comprendre que la rentabilité et même la forme
juridique de coopérative n’exclut pas les organisations des impératifs du mode
économique capitaliste. Pour reprendre la métaphore exprimée plus haut, les
valeurs de l’économie sociale sont diluées par la logique économique, une
goutte de grenadine dans un bassin d’orage. Comme me le disait un acteur
important de l’ESS : « C’est vrai qu’il faut parfois rogner sur ses
valeurs ».
Capitalisme : ennemi ou
partenaire ?
L’entrisme suppose plusieurs étapes : reconnaître
l’ennemi, en apparence jouer son jeu et finalement le détruire quand il a la
garde baissée. C’est la métaphore du ver dans la pomme.
Toutefois, à force de faire le jeu du capitalisme, le
capitalisme devient ton partenaire. C’est ainsi que NewB a désigné Belfius
personne morale agissant comme tiers-dépositaire responsable du cantonnement
des fonds dans le cadre de l’offre. C’est ainsi que NewB collabore avec
Rabobank Nederland pour le traitement bancaire des transactions réalisées avec
sa carte de crédit prépayée, mais aussi avec Mastercard qui bénéficiait en 2017
d’une note de crédit de 80000€ en défaveur de NewB (là, c’est carrément l’ESS
qui finance le capitalisme le plus abject !) C’est ainsi que NewB est
entrée dans le capital de Monceau assurances dans
une pure logique de fusion d’entreprises que je ne cesse de dénoncer (NewB
distribue des produits d’assurances de Monceau)…
On découvre de surcroît dans le prospectus lié à l’offre que
NewB « a contacté des organismes parapublics, des universités, des
fondations, des sociétés commerciales actives ou non
dans la finance au sens large et d’autre types d’entités pour leur
expliquer le projet et leur proposer d’investir dans le capital de NewB »
(p.48). La finance au sens large ?
Késako ? Donc, si NewB promet de n’investir qu’éthiquement, elle sera
moins regardante quant à l’origine des capitaux de ses propres coopérateurs !
Toute cette éthique, on en a plein les mains, je ne sais plus qu’en faire !
Parce que, voyez-vous, c’est là que se trouve un autre
élément primordial. Qui, dans le système capitaliste, est à même d’investir
dans un projet comme celui-là ? Depuis mon
article sur le film « Demain », j’explique que c’est bien le
capitalisme qui finance ce genre « d’alternatives », comme je
dénonçais récemment que le capitalisme finance les pseudos
mouvements sociaux radicaux comme Extinction Rebellion. On me rétorquera
qu’il y a des ONG parmi les investisseurs, l’État, des gens comme vous et moi
avec des idéaux. Certes. Et alors ? Les ONG fonctionnent comme des
multinationales (je vous conseille l’excellent sketch de Jeremy Ferrari sur
Action contre la faim) ; l’État en système capitaliste n’est que le bras
exécutif du capitalisme (de façon très claire quand on voit le principe des
revolving doors, mais aussi en termes de classe sociale, de cumuls de mandats
d’administrateurs, quand on voit les lois votées toujours en faveur des plus
riches ou des grosses entreprises, etc.) et, parmi les gens comme vous et moi,
seuls les privilégiés du système ont des capitaux en excédents qu’ils peuvent
se permettre d’investir !
Ainsi, on comprend
que NewB n’est pas du tout une
alternative au système mais constitue, au contraire, l’ouverture d’un nouveau
marché bien intégré au mode de production capitaliste, exactement comme
l’est le commerce équitable, le bio, etc. Si la viabilité d’un tel modèle est
précaire, il est absolument certain
que sans la perfusion du capitalisme, il serait totalement impensable. NewB a besoin de l’investissement du
capitalisme dans son entreprise. Dès lors, elle ne peut évidemment se targuer
d’être anticapitaliste, tout simplement parce que NewB ne serait possible qu’uniquement
dans la mesure où elle demeure une marge, accessible à un public particulier,
et non une norme bien trop peu profitable économiquement.
Or, rappelons-le : si les « concessions » faites
au capital impliquent de modifier la nature « révolutionnaire » de
NewB, alors l’action d’investir dans ce projet de banque est non seulement
illusoire, mais elle est surtout contre-productive. Elle est un pansement
permettant au système de perdurer et non une alternative qui s’y oppose et
engage dans la lutte.
La banque, une bonne porte d’entrée ?
C’est qu’on a tendance à confondre système bancaire et
capitalisme. À force de dénoncer les dérives des banques et de la finance, on
en vient à prendre l’un pour l’autre. Or, il n’en est rien. L’instrument
fondamental du capitalisme, c’est la propriété lucrative privée et la nécessité
de profits qui en découle. Pour survivre, chaque entrepreneur-investisseur doit
être plus concurrentiel que son voisin et dégager plus de profits. Sinon, il
risque le rachat ou la faillite. Généralement, il le fait en diminuant ses
coûts. Mais il peut aussi le faire en innovant, avec une offre – même de niche
– qui n’existait pas auparavant, ce qui semble être le choix de NewB.
Bien sûr, le système bancaire facilite les processus propres
au capitalisme, mais il n’en est pas la cause. Agir sur la banque, c’est agir
sur une conséquence seulement – et penser qu’on peut utiliser l’un pour toucher
l’autre, c’est faire preuve de beaucoup de naïveté, comme un certain Pascal
Canfin, auteur d’un petit ouvrage intitulé « Ce
que les banques ne vous disent pas », et qui, aujourd’hui, est eurodéputé
de Macron !
Les « dérives » de la banque et de la finance
privées ne sont que les symptômes de la maladie qu’est le capitalisme. NewB ne
change rien à ces règles. Au contraire, elle s’inscrit dans ce système et tente
d’en jouer le jeu.
Oui mais tout n’est pas à jeter quand même !
On serait tenté de se dire que « c’est mieux que
rien ». Je pense le contraire. Quand on m’accuse de « tirer sur
l’ambulance », on postule que le malade vaut la peine d’être sauvé !
Raison pour laquelle je suggère de plutôt voir NewB comme un cheval de
Troie : c’est beau, sexy, attractif et on ne demande qu’à l’accueillir.
Mais, quand on y regarde de plus près, on réalise que le principe même ne
diffère en rien, comme on l’a vu plus haut, de ce contre quoi elle est censée
lutter. Faire vivre NewB, c’est faire entrer le loup dans la bergerie, c’est
accepter l’idée selon laquelle on ne pourrait « faire mieux » que
reproduire toujours les mêmes erreurs. Exit la posture révolutionnaire !
Exit les propositions économiques de Bernard Friot ! Exit les exigences du
CNR au sortir de la seconde guerre mondiale !
Pour faire un parallèle : quelle est la meilleure façon
d’assurer qu’un SDF reste à la rue? En lui offrant une petite pièce. Jamais
assez pour s’en sortir (c’est-à-dire pour changer de système) mais parfait pour
rester dans la même situation, ni pire, ni meilleure à long terme. Est-ce que
le SDF sera content de pouvoir se payer une bière ou un café? Oui. Est-ce
moralement acceptable de lui offrir cette bière ou ce café? Sans doute. Est-ce
qu’on participe, collectivement, par la charité, à ce que les gens à la rue le
restent? Aussi, malheureusement. NewB est une forme de charité appliquée au
secteur bancaire.
Sans compter qu’il y a encore beaucoup de choses à dire sur le caractère « sexy » de NewB.
[EDIT 30/11/20149] En ce qui concerne le principe « un homme une voix », on en conclut un peu vite que tous les coopérateurs auraient le même poids dans les prises de décision. C’est complètement faux. Lisez plutôt cet extrait du prospectus (p.11) : « Les Parts de NewB de chaque catégorie donnent le droit de participer à l’Assemblée Générale des Coopérateurs et d’y exercer un droit de vote. Chaque Coopérateur, dispose d’une voix, quels que soient la catégorie et le nombre de Parts qu’il possède. Les décisions de l’Assemblée Générale doivent cependant […] être approuvées à la fois par (i) une majorité absolue des voix présentes et représentées des Coopérateurs de catégorie A, une majorité absolue des voix présentes et représentées des Coopérateurs de catégorie B et une majorité absolue des voix présentes et représentées des Coopérateurs de catégorie C. Les trois (3) actionnaires du groupe Monceau sont les seuls Coopérateurs de catégorie C et peuvent dès lors s’opposer au vote d’une décision. »
La voilà la grande et belle démocratie de la coopérative NewB! Dans les faits, le plus gros coopérateur a un droit de veto. C’est aussi simple que ça! Et ce plus gros contributeur était jusqu’ici l’acteur capitaliste par excellence : Monceau. Entre-temps, d’autres coopérateurs de part « C » se sont rajoutés, essentiellement des acteurs financés par la collectivité (universités, finance.brussels, etc.) Si on peut être en partie rassuré par le fait que Monceau ne pourra plus avoir seul la majorité absolue, demandons-nous s’il est normal que de l’argent public soit ainsi privatisé par une banque! Demandons-nous, comme je le fais aussi dans cet article, ce que veut dire « public » dans un État capitaliste où les classes dirigeantes partagent les intérêts du privé. Les choix des universités en matières économiques mériteraient un article en soi…
En ce qui concerne les salaires, on apprenait en 2017 déjà que le coût salarial annuel pour le comité de direction était de 165.000€ (loin des barèmes du non-marchand, n’est-ce pas !). Mais il y a encore plus amusant pour une organisation qui place l’éthique au sommet de ses valeurs. Par exemple, NewB a créé un « Comité de nomination et de rémunération » chargé entre autres de la « politique de rémunération de NewB ainsi que de sa cohérence ». Ce comité est composé de trois personnes dont Bernard Bayot qui se trouve être, en même temps, le Président du Conseil d’administration. Ou comment décider de sa propre rémunération, quoi ! Les onze administrateurs seront en effet rémunérés (jusqu’ici, ils ne l’étaient pas), pour une manne de maximum 100.000€, soit un peu moins de 10000€/administrateur/an. Au regard des standards bancaires, c’est rien. Au regard de l’ESS, c’est énorme. À chacun de juger…
On se demande
aussi comment NewB tracera la ligne entre ce qu’elle considère comme
« éthique et durable » et ce qui ne le serait pas (surtout dans la
mesure où, comme dit plus haut, elle est prête à accepter des capitaux venant
de la finance « au sens large »). Les éoliennes, c’est durable ?
Les voitures électriques, durable ? Le bio qui vient de l’autre bout du
monde ? Le commerce équitable qui se fiche des ouvriers agricoles et ne
rémunère correctement que le producteur, éthique ? Qu’est-ce qui
fondamentalement peut être considéré comme « éthique et durable »
dans un monde où la rentabilité (ou même la solvabilité) seule pousse à
« rogner sur les valeurs », même des plus vertueux ?
Le fantasme du projet « pur »
Oui mais voilà, immergés, contraints et forcés, dans un
système prédateur, avons-nous d’autres choix que de parier sur des initiatives
du type NewB ? Il est clair que s’exclure complètement d’un système au
seul motif qu’on est en désaccord avec celui-ci mène tout droit à une vie
d’ermite sans aucune utilité sociétale. Autrement dit : nous nageons
nécessairement en pleines compromissions.
Au nombre de ces compromissions, lesquelles seraient
acceptables ? Ne vaut-il mieux pas investir dans NewB plutôt qu’acheter
Coca-Cola ? Je crois qu’il s’agit d’une fausse alternative. Les deux
participent d’un même mouvement, comme j’ai tenté de le montrer dans cet
article. Nous devrions alors nous reporter sur d’autres types d’actions, à
visée structurelle. Des actions portant sur les causes dont la première est la
propriété lucrative privée.
Voilà pourquoi je rappelle à qui veut l’entendre les
quelques propositions du (feu) programme du Conseil national de la résistance :
évincer les monopoles, empêcher les grandes puissances économiques et
financières de diriger l’économie ; il faut y ajouter la planification
économique, la subordination des intérêts particuliers à l’intérêt collectif,
la production nationale et, surtout, la nationalisation des grands moyens de
production. Autant dire qu’un tel programme est incompatible avec le
capitalisme. Atteindre des objectifs comme ceux-là consiste moins à être
« pur et irréprochable » que de penser les conditions d’une société
égalitaire, pour tous. Une telle démarche implique de refuser la facilité, de
ne pas se laisser aveugler par des projets qui semblent très séduisants mais
qui, au final, servent la cause combattue.
Il faut accepter qu’il n’y a pas de solution prête-à-embrasser. Qu’avant toute chose, il faut augmenter le niveau de conscience politique général, faire un effort incessant de pédagogie, continuer sans relâche l’étude des mécanismes du mode de production dans lequel nous vivons ; il faut faire collectif, profiter des manifestations pour parler entre nous, déconstruire les fausses bonnes idées. Le travail intellectuel est aussi crucial que l’action sur le terrain et c’est à l’endroit de leur convergence que naissent les alternatives que le capitalisme ne pourra pas récupérer car elles seront construites sur ses cendres et non sur ses deniers.