Suite à la publication de mes articles sur la Chine, on m’a plusieurs fois demandé : « Et Amnesty, ils ne répondent pas ? ».
Effectivement, si ce que je dis est faux, Amnesty a tout intérêt à en apporter la preuve – et ce pour que ne se propagent pas des « fake news ». Si je ce que je dis est vrai, Amnesty aurait tout intérêt à se taire – pour éviter un « effet Streisand » et pour éviter de devoir se corriger. La meilleure censure, plus efficace que la répression, est celle consistant à s’assurer que les voix hétérodoxes demeurent marginalisées. Vous pouvez crier tant que vous voulez, si y’a personne pour écouter, vos cris resteront parfaitement inutiles.
La pensée dominante se caractérise ainsi par sa…domination ! Elle prend de la place seulement parce qu’elle s’assure que d’autres en prennent moins. C’est le socle de tout système. Si y’a des riches, c’est parce qu’il y a des pauvres à qui les riches volent le surtravail. Si les femmes demeurent opprimées, c’est parce que les hommes, en tant que classe, les oppriment. Même principe pour les personnes racisées et, en fait, pour toutes les structures de domination.
Ainsi, un.e intellectuel.le défendant une position marginale sera peu ou pas invité.e dans les médias mainstream, sera peu ou pas relayé.e, sera moins bien référencé.e par les moteurs de recherche, sera pointé.e comme « non fiable » par des prescripteurs comme le Décodex, sera peu ou pas invité.e à donner des conférences, des interviews, etc. Et lorsqu’iels le sont, le temps qui leur est accordé ne suffit pas à élaborer leur pensée car déconstruire nécessite du temps (comme le rappelaient Bourdieu et Chomsky) – là où la pensée dominante s’exprime sans difficultés, s’appuyant sur les prérequis, les clichés, les habitudes.
Est-ce à dire que l’absence de réponse d’Amnesty sur mes articles est une « preuve par défaut » que je dis la vérité ?
Pas si vite.
Il y a quelques jours, on m’a contacté pour me partager des captures d’écran d’échanges avec Amnesty à propos de ma série sur la Chine. Analysons-les ensemble et voyons ce qu’on peut en retirer parce qu’il me semble que ces réponses sont caractéristiques de cette « censure par la marginalisation ». Quels sont les arguments déployés par Amnesty ?





- « Il s’agit d’un blog parmi tant d’autres » Comprenez : vous êtes marginal, donc vous n’êtes pas digne d’attention. Or, précisément, en vous confinant dans la marginalité, on s’assure que vous ne soyez jamais populaire et donc que l’on ne doive jamais dealer avec ce que vous dites. Dès la première phrase apparaît le principe de censure par la marginalisation. À noter qu’on pourrait très bien fonctionner autrement et décider que ce qui fait la valeur d’un blog n’est pas sa popularité mais la qualité de son argumentation. À ce compte-là, Amnesty accordera plus de légitimité à Cyril Hanouna qu’au blog du Radis.
- « […] qui accusent Amnesty, comme le font tous les États autoritaires, dictatures […] » Il s’agit ici d’un argument par association (au sens du passionnant Chaïm Perelman). Si vous « accusez » Amnesty, vous êtes nécessairement dans le camp des dictatures, voire vous êtes vous-même « une dictature » – la formulation entretenant ici cette ambiguïté. C’est sur cette base « d’association » que m’a été refusée, il y a quelques années, une place à l’assemblée générale d’une ONG « de gauche » parce que j’avais dénoncé les mensonges occidentaux sur la Syrie. Comprenez pourtant qu’il n’y a aucune forme de causalité : on peut très bien dénoncer les pratiques d’Amnesty (et ONG apparentées) ET être férocement opposé aux dictatures.
- « […] rouler pour les États-Unis (sic). » Ce qui est amusant, c’est que je n’ai JAMAIS utilisé cette expression « rouler pour les USA ». Le « (sic) » est donc totalement hors de propos. J’ai dans cet article apporté la PREUVE du financement d’Amnesty par les USA (j’y ai d’ailleurs nuancé sa vassalisation) et j’ai souligné dans cet article-ci la dimension géopolitique du séparatisme ouïghour soutenu, là encore, par les USA. Il est amusant de constater qu’Amnesty ne semble pas considérer que le nombre d’accusations allant dans le même sens est, au moins potentiellement, l’indice de ce qu’il y aurait quelque chose à remettre en question chez elle…
- « […] depuis longtemps décidé de perdre moins de temps à leur répondre […] » C’est très pratique et entretient, bien entendu, la marginalisation évoquée plus haut. Plus encore, cette phrase renvoie de façon sous-jacente à l’idée d’évidence que je traite dans le premier article de ma série sur la Chine. En effet, s’il est « évident » que ces blogs-dictatures accusent à tort Amnesty et qu’Amnesty défend « les victimes », pourquoi perdre son temps à leur répondre ? L’évidence a, comme je l’ai dit, le grand avantage de se soustraire à l’exigence de preuves ou, au moins, à certaine précaution épistémique.
- « […] défendre les victimes des violations des droits humains » Une nouvelle fois, Amnesty se positionne dans le camp du juste, là où je serais du côté des États autoritaires, des dictateurs. Être Amnesty « suffit » comme preuve de sa bonne foi – on frise l’argument d’autorité. Vous savez quoi ? Moi aussi je pense être « du côté des victimes » ! C’est fou, n’est-ce pas ? De toutes les victimes. Pas uniquement celles qui, pour l’une ou l’autre raison, plaisent à mon camp politique, ma culture, mon pays, mon système économique.
- « […] le problème avec la Chine, […] c’est que nous ne pouvons pas y entrer, faire des enquêtes sur le terrain […] : nous sommes interdits là-bas » Cet aveu est extraordinaire, et je l’avais déjà relevé dans cet article. Donc, Amnesty ne se prive pas pour AFFIRMER des tas de choses – sur les Ouïghours, sur le crédit social, sur les LGBTI et que sais-je encore – sans pouvoir aller sur le terrain, c’est-à-dire en étant complètement dépendante de tiers pouvant tranquillement l’instrumentaliser. Cette info ne mérite-t-elle pas d’apparaître EN PRIORITÉ sur la page « Chine » d’Amnesty ? N’implique-t-elle pas, pour Amnesty, de se demander pourquoi la Chine lui fait si peu confiance ? Par exemple l’impact que pourraient avoir les financements des USA, l’ennemi par essence de la Chine, sur le niveau de crédibilité qu’on peut lui accorder ? Ou le fait de constamment plébisciter les positions de séparatistes ? Etc.
- « […] comme en Arabie Saoudite […] » Nouvel argument par association : Chine et Arabie saoudite (le « s » ne prend pas de majuscule !) interdisent la présence d’Amnesty, donc ces deux pays sont comparables. Pratique, non ? Le fait que ces deux pays appartiennent, géopolitiquement, à des blocs opposés, qu’ils défendent des options économiques, culturelles, spirituelles parfaitement opposées importe peu, n’est-ce pas ? Le fait que l’Arabie saoudite soit l’alliée historique des USA, bailleur de fonds d’Amnesty, ne semble pas, non plus, être un problème moral insurmontable pour Amnesty. Des USA qui s’essuient largement sur les droits humains également : procès iniques, torture, inégalités abyssales, politiques criminellement guerrières, ingérences en tout genre, etc. Mais l’argent n’a pas d’odeur, hein. On croit rêver.
- « […] des défenseurs des droits humains, des membres d’ONG dont les témoignages sont recueillis » Hé oui, c’est bien ça le problème, cher Community Manager d’Amnesty : des témoignages. Ou, pour être plus précis, « huit » témoignages en ce qui concernent les Ouïghours. Tu vois le problème ? Tu vois le risque d’instrumentalisation, d’exagération voire de mensonges purs et simples pour ses propres intérêts religieux, séparatistes ou autres ? J’ai expliqué ici le problème des témoignages. Amnesty dit les recouper mais reconnaît que les Ouïghours sont « venus à elle » et que les « 100 Kazakhs » ont tous été amenés par les deux mêmes personnes.
- « Il est dès lors facile pour un « journaliste » qui tient son blog dans son coin […] » Je suis content d’apprendre que mon taf est facile et suffisamment peu crédible pour qu’Amnesty se permette de mettre des guillemets méprisants autour du mot « journaliste ». On ne tiendra pas compte des heures, des jours, des semaines, des mois entiers, la nuit, avec mes enfants jouant à mes côtés, en assumant mon travail rémunéré pendant le jour, à lire, à écrire, à traduire des documents, à fact-checker, à m’interroger sur mon positionnement, ma méthodologie, la solidité épistémologique de ce que je raconte, etc. J’ai cru, un instant, que ça avait un peu de valeur. Mais apparemment, tout ça est « facile ». Chouette, moi qui craignais être parfois trop peu accessible. Quelle arrogance ! Quel mépris ! Et quelle bêtise.
- « Si la Chine, comme la Corée du Nord, permettait à des ONG comme Amnesty de mener des enquêtes, il en serait autrement » Mais, avec tous les mensonges, les imprécisions, la partialité dont vous faites preuve, je serais Président de la Chine, JAMAIS je ne vous donnerais accès à mon territoire – indépendamment de ce qui s’y passe ! Est-ce si difficile à comprendre ? Commencez par faire preuve d’honnêteté, par exemple en disant : « Nous ne pouvons pas confirmer le chiffre d’un million de Ouïghours détenus » ou « les documents confidentiels de l’ICIJ infirment les témoignages que nous avons recueillis » ou « le World Uyghur Congress est une organisation séparatiste », etc. Il y a BEAUCOUP de vos affirmations qui auraient depuis longtemps dû rester des hypothèses ou sur lesquelles vous auriez dû revenir. Vous n’êtes pas crédible et il n’y aucune raison, sur cette base, qu’un pays comme la Chine ou la Corée du Nord vous ouvre ses portes.
- « Nous sommes, nous employé.es, membres, sympathisant.es, les plus sévères critiques avec notre mouvement […] Jamais de la qualité du travail de nos chercheur.es » Eh bien, voilà qui a le mérite d’être explicite. Si la seule critique que vous êtes capables d’entendre est celle émanant de l’interne et que, de surcroît, « jamais » vous ne remettez en question le travail de vos chercheur.es, il y a peu de chance, en effet, qu’un blog comme le mien égratigne vos certitudes. Gageons que ce ne soit en revanche pas le cas de mes lecteur.rices.
Il me semble que ces quelques verbatim illustrent à merveille le principe de marginalisation des voix hétérodoxes que j’ai évoqué en introduction.
Comment ?
Simple ! Ne pas me faire de publicité en me répondant, m’associer aux dictatures, sous-entendre que je défendrais une théorie du complot en évoquant le rôle des USA, mettre sur la Chine la responsabilité des mensonges (quelle que soit la nature de ces derniers) d’Amnesty, ne jamais mettre en question la valeur des témoignages, ridiculiser le travail des auteurs indépendants et, enfin, ne « jamais » être critiques envers le travail de ses chercheur.es.
La messe est dite.
Merci à nouveau, c’est instructif.
Je pense cependant qu’il ne faut pas prendre les réponses d’Amnesty trop à coeur dans ce cas ci. Je parle du point 9, aucune critique ne vous est faite : ils n’ont pas lu vos articles, c’est explicite. (Ce qui conforte votre argument concernant la marginalisation, c’est évident…)
Ce que je veux dire c’est qu’il ressort de votre explication sur la difficulté de votre travail un aspect plaintif (même si je respecte et apprécie votre travail — bénévole de surcroit), et un mauvais argument à mon sens. En effet, vous pourriez faire un très mauvais travail en y mettant toute votre énergie…
C’est un peu la même chose pour le point 3, ils ont du lire ça ailleurs, ils ne prétendent pas l’avoir lu chez vous mais dans « un blog parmi tant d’autres ».
Le reste du décryptage est très utile.
Vos articles et les bonus « en réaction » sur la Chine commencent à avoir l’allure d’un véritable feuilleton ! Parfait !
Au plaisir de vous lire.
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Je fais amende honorable sur ce point : l’épuisement et l’agacement sont réels quand la critique se dispense même de vous avoir lu et s’en trouve malgré tout suffisamment légitime pour s’exprimer. Cela dit, ils m’ont suffisamment lu tout de même pour me mettre dans la case «anti-USA et proches des dictatures».
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