Analyses

Il est évident que la Chine. (3)

Partie 3 – Lavage de cerveaux au Xinjiang

Petit point actu, sur lequel on va passer vite fait parce que rien ne change depuis la semaine dernière : les USA cherchent à tout prix à remettre la faute sur la Chine – cet article du Washington Post mériterait à lui seul un débunkage, tant ce que la presse qui le cite lui fait dire n’importe quoi… Europe 1 n’hésitant pas à parler de problème d’étanchéité, pure fake news (je vous fais confiance, vous irez lire l’article du Post !).

Voilà que le corona se serait « évadé » d’un labo de Wuhan. Les preuves ? Y’en a évidemment pas.

En France cette thèse est colportée par Luc Montagnier, dont Europe 1 dit qu’il est Prix Nobel de médecine mais qui est aujourd’hui surtout la risée du corps scientifique pour toutes ses élucubrations sur la mémoire de l’eau, la téléportation d’ADN et j’en passe… Fake, fake, fake, c’en est désespérant. La presse mainstream continue de porter la voix de pareils personnages. Pour un vrai taf de critique des sources, on repassera. Retour donc, maintenant, à notre business « chinois » pour cette 3ème partie d’analyse de l’article d’Amnesty International sur la Chine.

Dans les deux premiers épisodes, j’ai tenté d’articuler des considérations épistémologiques (comment et pourquoi croit-on ce que l’on croit ?) et factuelles (que sait-on des droits de l’homme en Chine ?). L’épisode 2 a abordé les affirmations non sourcées. Nous allons aujourd’hui poursuivre notre cheminement à travers les affirmations d’Amnesty International en abordant celles qui sont indirectement sourcées. Mais avant, je voudrais articuler quelques éléments fondamentaux d’épistémologie. Je vous encourage vivement à lire ce qui suit, c’est essentiel pour votre propre distance critique vis-à-vis des informations données plus tard. L’analyse à proprement parler commence quant à elle sous l’intertitre « données indirectement sourcées ».

Faisceau de preuves. Tant qu’il n’y a pas de raisons de cesser de croire en quelque chose, il est rationnel de croire ; notre responsabilité est toutefois d’être à l’écoute de la critique parce que dès l’instant où des « éléments ne concourent plus au même résultat » (ce qu’on appelle le faisceau de preuves), qu’une théorie pourrait être réfutée, alors il est rationnel d’en tenir compte et de faire évoluer ses croyances en fonction de la critique et…de la critique de la critique. L’homme a-t-il été sur la lune ? Je n’avais pas de raisons de remettre en question une telle affirmation. Puis l’on m’a présenté des arguments…tous réfutés dans cet article Wikipédia. Je continue finalement de croire que l’homme a été sur la lune mais, de surcroît, mon argumentation a aujourd’hui gagné en solidité.

Suspension du jugement. Il arrive souvent que nous ne soyons pas en mesure de décider nous-mêmes du degré de vérité d’une affirmation. Nous avons alors le choix de suspendre notre jugement (aussi appelé « épochè »), de ne pas prendre position. Oui mais jusque quand ? On comprend bien que suspendre son jugement, c’est aussi s’empêcher d’agir – ce qui peut poser de gros problèmes. En tant que citoyen, je peux « suspendre mon jugement » sur la chloroquine, mais le pourrais-je en tant que décideur, lorsque des milliers de vies sont potentiellement en jeu ? Non. Dès lors, nous devons faire confiance à des tiers (comme par exemple des épidémiologistes, des médecins, etc.). C’est ce qu’on appelle la dépendance épistémique. Je vous mets en lien ce magnifique article de Hardwig (1985) qui explique les difficultés que cela suppose.

La solidité de la confiance qu’on accorde à des tiers elle-même s’appuie sur nos facultés à décider du degré d’expertise de ceux-là. Cela ne peut être une décision portant sur le contenu de l’expertise (sinon on serait capable de juger nous-mêmes) mais sur la méthodologie utilisée par ces tiers qui doit garantir la fiabilité de leurs affirmations. Par exemple, un bon scientifique respecte un protocole de recherche précis et standardisé lors de ses expérimentations. Un bon journaliste cite ses sources, tient compte des différentes perspectives – même celles qui s’opposent aux siennes, etc.

C’est ici qu’entre en jeu l’esprit critique. Une bonne source ne l’est pas « parce qu’on nous a dit qu’elle l’était » (façon « Decodex » qui est, pour moi, le cimetière de l’esprit critique…), mais parce qu’elle nous donne la possibilité de la jauger. Une bonne source est une source qui en même temps donne ses interprétations et le moyen de les vérifier (par nous-mêmes ou par un « pair expert »). De ce point de vue, qu’une ONG comme Amnesty se dispense de donner des sources (précises) pour l’immense majorité de ses affirmations sur la Chine pose un énorme problème de fiabilité – en dépit de sa bonne réputation dans le monde occidental.

Où et quand s’arrêter dans le doute ? Pour ma part, je cesse temporairement de douter quand j’ai le sentiment que mon curseur de crédence ne bouge plus. Par exemple, j’ai reçu une éducation catholique. Je n’avais pas de raisons de cesser de croire en Dieu. Petit à petit, j’ai été confronté à des arguments venant buter contre cette croyance. Mon « curseur de crédence » a commencé à bouger…je croyais « de moins en moins ». Il s’est ensuite stabilisé autour d’une position que j’estimerais quelque part entre l’athéisme et le déisme (théisme irreligieux). Si un événement venait, par hasard, à faire à nouveau bouger ce curseur, je remettrais à nouveau mes doutes « au travail ». Entre-temps, je m’en tiens à cette position dont on voit bien qu’elle n’est ni relative (je n’accorde pas un même niveau de vérité à une foi religieuse ou à une position athée), ni qu’elle implique une suspension du jugement (puisque j’y assume un positionnement assez précis).

C’est exactement ce à quoi je m’attèle avec ce « dossier chinois ». Outre que je me suis promis de traiter exhaustivement toutes les affirmations d’Amnesty, il est probable que je me serais arrêté lorsque mon curseur de crédence aurait commencé à faire du surplace ! Un principe similaire en sciences sociales serait celui de « saturation des données ». D’une certaine façon, on pourrait me rétorquer qu’il y a toujours de quoi faire évoluer ses curseurs de crédence, donc toujours de nouvelles informations qui sont susceptibles de modifier une position. Et c’est non seulement vrai mais aussi souhaitable ! Cela prouve que nous ne sommes pris dans aucun dogme. Et, en effet, on croit toujours en presque « ignorance de cause » ; puisque nous ne sommes pas omniscients, les résultats de nos jugements du réel se font toujours sur la base de données incomplètes. Alors, comment faire ?

C’est ici qu’intervient pour moi l’importance de disposer d’un cadre théorique, c’est-à-dire d’une conception cohérente du monde, faisant apparaître les liens de causalité entre des événements. La magie des bonnes théories (et j’insiste sur le pluriel), c’est à la fois d’être réfutables (c’est-à-dire de poser les conditions qui feraient la preuve qu’elles se trompent), à la fois d’être capables d’expliquer des choses inattendues (qui peuvent paraître contradictoires), en mesure de faire évoluer notre « curseur de crédence ». Les faits « prennent sens », ce qui nous évite de donner trop de crédit à des « millefeuilles » argumentatifs où « un argument frappant », impossible à déconstruire, pourrait renverser l’ensemble d’une conception. 

Avec tout ceci en tête, revenons-en à la Chine…

Jusqu’ici, nous avons appris que :

  1. Amnesty International était en partie financée par les USA ;
  2. Sa page sur la Chine manque du minimum de rigueur en matière de sourçage ;
  3. La Chine pratique une censure active
  4. Amnesty use de techniques rhétoriques qui de facto alimentent une position hostile à la Chine
  5. Amnesty affirme ce qu’elle ne peut, au mieux, que suspecter (que la Chine se rend coupable d’attaques informatiques, que des lieux sacrés sont détruits sur ordre du gouvernement)

Nous allons maintenant poursuivre notre voyage à travers les affirmations d’Amnesty International sur la Chine en abordant le plus gros chapitre de cette déconstruction : les affirmations indirectement sourcées.

Données indirectement sourcées

Cette catégorie reprend toutes les affirmations pour lesquelles des éléments concernant la source sont donnés et permettraient théoriquement de les retrouver. Avant de se faire une opinion sur une des affirmations suivantes, il faut d’abord retrouver la source originale, s’assurer ensuite de son authenticité, de sa qualité, de sa concordance avec ce qu’en dit Amnesty, du degré de confiance que l’on peut y accorder, etc.

L’idéal, dans ce genre de cas, est de trouver des sources officielles chinoises qui confirment l’affirmation. Pourquoi ? Parce que cela signifie que les deux parties, pourtant opposées, sont d’accord sur des faits (quitte à ce que l’une ne « voie pas le problème » et l’autre si – comme par exemple sur la censure) ; cet accord renforce d’autant la confiance que l’on peut avoir dans les faits évoqués (l’interprétation relevant quant à elle du positionnement de chacun).   

1. La Chine a fait des progrès environnementaux mais « sur fond de graves revers pour les droits humains » (source : Greenpeace Asie du Sud-Est et IQAir AirVisual)

Difficile à partir de ces seules informations de se faire une idée. Le site d’IQAir présente notamment un classement des pays les plus pollués (la Chine s’y trouve en 12ème position) mais ne permet pas facilement de trouver des tendances dans le temps, lesquelles permettraient d’évaluer les « progrès » réalisés par la Chine (ni d’ailleurs via la Wayback time machine). Une recherche mène à un article de Greenpeace comme celui-ci lequel rapporte également des améliorations environnementales en Chine. Toutefois, aucune de ces deux sources ne permettent d’établir un lien entre progrès environnementaux et les « graves revers pour les droits humains ». Il semble que cette partie de l’affirmation n’ait été ajoutée que dans le but rhétorique d’affaiblir les éléments positifs et ne soit pas corrélée aux « progrès environnementaux ». L’affirmation d’Amnesty est biaisée.  

2. Le système judiciaire a été placé sous le commandement absolu du PC chinois (source : « une » déclaration de Xi Jinping en février)

Cette affirmation suppose l’absence de séparation des pouvoirs et la subordination du pouvoir judiciaire à l’exécutif. Comme expliqué plus haut, je favorise des sources « officielles » avec, ici, une recherche dans China Daily, une presse considérée comme proche/contrôlée par le pouvoir. Pour cette période, publié le 15 février 2019, on y trouve seulement un article faisant écho à quelque chose de proche de l’affirmation d’Amnesty, lequel se fait le relais de ce qui serait publié par le 4ème numéro de l’année 2019 du Qiushi, l’organe du comité central du parti communiste chinois (CPC). Le texte de la déclaration de Xi Jinping est disponible ici et une synthèse des éléments saillants ici. Rien n’indique, ni dans l’article de Xi Jinping ni dans la synthèse, que le Parti Communiste se trouverait « au-dessus » de la loi ou de quelque autre pouvoir. Au contraire, la déclaration semble avant tout promouvoir une application stricte de la loi. Pour servir cet objectif, Xi Jinping y annonce la création d’un « Comité central de gestion globale de l’état par la loi » (qui n’y serait pas subordonnée). L’affirmation d’Amnesty est, au mieux une surinterprétation bizarre, au pire un mensonge.  

3. Légalisation de la détention extrajudiciaire appelée liuzhiµ

[EDIT 01/04/2021 : ATTENTION cette partie est sujette à discussion. Voir dans les commentaires ci-dessous]

Il semble que l’information originellement date de 2017. Le terme liuzhi ne fait référence qu’à un district chinois dans China Daily mais l’information est relayée en 2018, dans une opinion, sur CGTN (également proche du pouvoir). Il s’agirait d’un nouveau dispositif de détention pour lutter contre la corruption mais sur lequel il est difficile de se positionner à ce moment-là puisqu’il n’avait pas encore été mis en place. Or, c’est la seule occurrence du terme jusqu’à aujourd’hui. Quelle est donc la source originelle d’Amnesty ? Comment Amnesty parvient-elle à donner autant de détails sur ce dispositif (jusque-là évoqué comme une réponse au contesté shuanggui), sans pourtant donner ses propres sources (comme par exemple l’article de loi y afférent) ? L’affirmation d’Amnesty ne peut être corroborée.

[/EDIT]

4. Les forces de l’ordre sont affranchies de toute responsabilité en cas d’atteintes aux biens et intérêts des particuliers ou des organisations commises dans l’exercice de leurs fonctions (source : « une » réglementation datant de février)

L’année n’étant pas précisée, on en déduit qu’il s’agit d’une réglementation de 2019. Un article du South China Morning Post évoque l’information mais ce qu’Amnesty « oublie » de préciser, c’est que dans le cas où un officier porterait atteinte aux biens ou intérêts légitimes d’un citoyen ou d’une institution, « la partie lésée aurait cependant toujours droit à une indemnisation de la part de l’autorité de sécurité publique compétente ». L’affirmation d’Amnesty est incomplète.

5. Proposition de sanction des citoyens via un système de crédit social (source : « une » réglementation datant de juillet)

La question du système de « crédit social » mériterait un dossier à elle toute seule et a cristallisé les critiques univoques envers la Chine ces dernières années (avant les Ouïghours). Un de ses instruments est une liste noire des personnes et organisations « en qui on ne peut avoir confiance ». Le crédit social recense les « bons et les mauvais » comportements. Un article du South China Morning Post (publication de Hong-Kong, donc chinoise) explique que la dimension arbitraire est critiquée – laquelle ne tiendrait pas compte des circonstances individuelles.

Il est important de noter que les comportements jugés sont essentiellement liés aux questions d’argent (le système de crédit social étant d’ailleurs sous l’autorité du ministère de la « planification économique ») : escroquerie, non-remboursement de prêts, collectes illégales de fonds, publicité mensongère, etc., dans un pays où les transactions économiques de pair à pair (individus et institutions ou entreprises) sont extrêmement courantes et nécessitent la confiance interpersonnelle. Le système aurait permis de répondre à plusieurs grands scandales, notamment dans le domaine de la santé, comme l’indique l’article du SCMP.

Si, au regard de nos standards occidentaux en matière de vie privée, le système de crédit social peut sembler choquant (comme le serait l’usage incroyablement répandu des caméras de surveillance en Chine), Amnesty n’aborde pas les problèmes auxquels ce système se propose de répondre. L’information est donc incomplète et biaisée.

6. Poursuite de la « sinisation » et durcissement du contrôle sur les Chrétiens et les Musulmans (source : Assemblée populaire nationale, en mars)

L’information est relayée notamment par China news. Il s’agit d’un rapport, dont le Premier ministre chinois Li Keqiang s’est fait le porte-parole, qui évoque la nécessaire adhésion à la sinisation des religions en Chine et à la subordination de ces dernières aux lois du pays. Relevons avant tout que nombreux sont ceux, en Europe, qui appellent les religions à s’adapter à la culture occidentale (parfois pour occulter des positions franchement racistes d’ailleurs, façon Zemmour). D’autre part, qu’il soit attendu des religions qu’elles respectent la loi semble tomber sous le sens. On aurait toutefois tort de faire preuve de simplisme : sinisation ne signifie pas « génocide culturel ». Le processus fait débat et implique notamment des travaux fort intéressants. Pour plus d’informations à ce sujet, voir par exemple cet article.

7. Condamnation du pasteur Wang Yi à neuf ans de prison (30 décembre 2019)

En ce qui concerne ce pasteur, le rapport d’Amnesty décrit précisément les raisons de sa condamnation : « opérations commerciales illégales » et « incitation à la subversion de l’État ». Le verdict apparaît sur le site de la cour populaire du Sichuan. Je ne vois en revanche pas comment il nous serait possible de porter un jugement sur ce verdict sans connaître l’affaire, ni les faits qui lui étaient reprochés. Amnesty n’en dit pas plus. En réalité, l’exemple sert moins pour lui-même que pour donner une impression de « quantité » (voir la rhétorique de l’accumulation déjà évoquée). Cette pratique participe à renforcer une opinion déjà faite et à faire baisser le curseur de crédence, grâce à l’accumulation d’exemples, de ceux qui douteraient.

8. « Lavage de cerveau » et mauvais traitements au Xinjiang (source : NYT, ICIJ en concordance avec des témoignages recueillis par Amnesty)

Ce point 8 fait ici référence aux fameux « camps de rééducation » dans lesquels seraient enfermés un million de Ouïghours et où un « lavage de cerveaux » serait pratiqué. Les documents confidentiels originaux auxquels se réfère ici Amnesty sont les câbles (leaks) publiés par l’ICIJ (International Consortium of Investigative Journalists). Vous trouverez un accès direct à ces documents ici en anglais et ici en chinois. Avec l’aide d’une source chinoise, j’en ai vérifié la traduction.

Dans la plupart des cas qui posent question, la traduction choisie du mandarin à l’anglais « renforce » les connotations liées à la coercition, la contrainte, l’intensité. Quelques exemples : le terme de « défense personnelle et technologique » (personnel defense and technological defense) devrait plutôt, selon mes contacts sinophones, être traduit par « sécurité » ; « monitorer et contrôler » (monitor and control) par « gérer » ; des « exercices de combat » (actual combat exercises) sont en fait, en mandarin, une métaphore signifiant des exercices « suffisamment pratiques pour être directement applicables » ; le texte en anglais ajoute une notion « d’obéissance » (compliance and obedience) là où, en mandarin, on évoque seulement le respect des règles. Lorsque le texte mentionne une nécessité d’assurer les interactions, la traduction omet de préciser que les centres doivent garantir aux détenus le contact avec « l’affection de leurs proches ». La note enjoint les responsables des centres à constituer « a strong team » (fort, puissant, solide, etc.) là où l’adjectif en mandarin veut plutôt dire « la meilleure ».

[EDIT 03/04/2021 – Suite à des commentaires très pertinents, j’ai modifié ce paragraphe] La critique de ces « centres » se concentre autour de l’idée de lavage de cerveau. À l’appui de cette thèse, le document en anglais parle de « résoudre les problèmes idéologiques » (ideological problems) et, plus loin, de « faire l’éducation idéologique » (ideological education) des détenus. Le terme mandarin pour « idéologique » signifie aussi « in mind », « ce qui occupe l’esprit, les pensées ». [/EDIT] Dans un même ordre d’idées, le texte mentionne des classes différentes selon le « niveau culturel » (cultural level), là où il aurait fallu préférer « le niveau de connaissance » – ce qui ne va pas dans le sens d’une volonté d’annihiler une autre culture. Le texte an anglais parle enfin d’une « transformation véritable » (truly transform) là où, en mandarin, « transformation sincère » aurait été plus juste : on passe de l’idée d’imposition à une idée de remise en question – ce qui est très différent bien entendu.

Le document a été récolté par l’ICIJ, à partir de cette page. L’ICIJ garantit l’authenticité de ces documents – nous ne pouvons bien entendu que les croire (et je n’ai aucune raison de la mettre en doute).

Le plus intéressant – et ce que peu de gens auront fait – est donc de lire ce document ! C’est un document volé, certes, mais qui nous offre de comprendre de l’intérieur, depuis une note interne classée confidentielle, le fonctionnement des fameux « centres de rééducation ». S’il y a bien un lieu où la sauvagerie institutionnalisée attendue s’exprimerait, c’est dans un document comme celui-là – ce qui d’ailleurs nous est promis par la couverture médiatique occidentale.

Je relèverai ici, de façon nécessairement subjective, les éléments qui m’auront étonné dans la lecture. J’engage les lecteurs à lire eux-mêmes le texte et à se faire leur opinion – il est fort possible que leur sélection eut été différente.

Alors qu’y trouve-t-on ?

Il apparaît clairement que le fonctionnement de ces centres relève à la fois d’une logique carcérale (interdiction de sortir, postes de garde, visites familiales limitées, etc.) et d’une logique militaire (hiérarchie stricte, organisation du temps et des activités également, système de punitions, de récompenses et de grades, etc.) Il n’en demeure pas moins que ces centres sont soumis à la loi chinoise (précision faite dès le premier paragraphe) ; il ne peut s’agir donc d’espaces hors-la-loi comme la prison US de Guantanamo par exemple (même si la loi elle-même peut être inique, bien entendu).

Si le rôle de la police dans ces centres est bien d’empêcher les évasions, d’éviter toute sorte de trouble ou d’attaque contre le staff, il lui est en revanche défendu d’y porter une arme et son rôle est décrit comme devant assurer la sécurité. La priorité de ces centres est la dé-radicalisation – un objectif que nous aurions tort de prendre avec sarcasme tant elle nous a concernés (j’ose à peine mettre le verbe au passé). Le processus est assuré par l’étude quotidienne, l’augmentation de la connaissance et de la pratique du Mandarin et la connaissance de la loi. Les classes sont organisées selon la langue nationale parlée par les détenus (appelés « étudiants » dans le texte et qui peuvent être d’ethnies ouïghours, kazakhes, etc.) et leur niveau de connaissance.

J’ai été particulièrement étonné par le fait que le document autorise explicitement à recruter des professeurs parmi les détenus (« étudiants ») pourvu qu’ils aient atteint des performances exceptionnelles dans leur formation. Ils sont alors rémunérés. D’autre part, le document insiste sur la nécessité d’augmenter le nombre de classes en en accélérant la construction de nouvelles et la rénovation des plus anciennes.

Le document préconise une approche conversationnelle pour chaque individu, afin de comprendre ses dynamiques de pensée (comment en est-il arrivé à croire ce qu’il croit ?, par exemple en ce qui concerne le Jihad – comme nous le verrons dans le prochain épisode) et en « résoudre [les] contradictions » pour le guider hors des « émotions négatives ». Une telle formulation rappelle le principe de dialectique au sens de Marx, ce qui semble cohérent pour un pays se réclamant du communisme (le peuple éduque le peuple). Il est aussi demandé d’assurer une atmosphère « saine et inspirante », de promouvoir « le regret et la confession des détenus » afin qu’ils comprennent « la nature profondément illégale, criminelle et dangereuse de leur comportement passé ». Pour ceux qui s’opposeraient, il est conseillé d’user de méthodes où « le groupe prend soin de l’individu » (« many take care of one »).

Pour arriver à leurs fins, les centres semblent beaucoup compter sur une stricte organisation de la vie des détenus, à partir des gestes quotidiens : la santé, les règles de bienséance et de politesse, la conformité, les comportements solidaires et amicaux. Les détenus doivent avoir les cheveux coupés, être rasés, se laver et changer de vêtements régulièrement. Il est clair que ces valeurs peuvent nous paraître éloignées culturellement mais elles sont au cœur même de l’étiquette chinoise.

Étonnamment par rapport à ce qu’on peut en apprendre habituellement sur ces centres, le document insiste sur l’importance pour les détenus d’entretenir des contacts réguliers avec leur famille, au moins une fois par semaine, au moyen de correspondances écrites, de coups de téléphone, de vidéochats, de visites, etc. L’objectif est que les détenus se sentent « en sécurité » et les familles « à l’aise » (« at ease »). Il est conseillé au staff de prendre garde (« pay attention ») à tout changement émotionnel ou « de changement de façon de penser » suite à ces rencontres.

La « transformation de la façon de penser » des détenus est évaluée pour chacun mensuellement. Le score atteint sert de base à la mesure de l’efficacité du dispositif d’enseignement et de formation et a un impact direct sur les récompenses, les punitions et les visites de la famille. Le détenu arrive au terme du processus lorsque son problème est « moins grave » que quand il est arrivé sur place ; il est resté sur place pendant minimum un an ; son score total en termes de « façon de penser », de succès académique, de respect et de discipline rencontrent les standards requis.

La décision de libérer le détenu passe alors par une grande quantité de niveaux de pouvoirs (de l’échelon interne, à celui de la ville, du district et de l’État). Mais avant, il devra encore suivre une formation intensive (vocational training) devant lui permettre d’obtenir ensuite un emploi « en fonction de ce qu’il souhaite et des besoins de la société ». En fait, il semble s’agir là d’une étape essentielle de réinsertion : « Tous les efforts possibles devraient être faits pour que les diplômés (sic) obtiennent un emploi en accord avec leurs aspirations ». Pour ceux qui ne pourraient pas travailler ou auraient des « difficultés dans leur vie », le document invite les centres à travailler avec des organisations locales (qui s’occupent aussi de leur suivi pendant un an) pour assurer une aide effective et résoudre les difficultés pratiques.

Dans ce document confidentiel, on ne trouve aucun appel à l’usage de la violence. La volonté affichée (et somme toute logique si l’on adopte le point de vue chinois selon lequel ces détenus sont des terroristes, ce que nous verrons plus en détails dans le prochain épisode) est que les personnes suivant ce processus changent sincèrement de point de vue. Il en va de la sécurité de la province. Bien sûr, on peut émettre des réserves quant au procédé et à son efficacité, mais je ne suis pas certain que nous en menions plus large avec nos propres returnees. L’attention portée aux mécanismes de réinsertion par l’emploi, au respect de la personne en termes d’hygiène, de santé, de repas, d’infrastructures de qualité, etc. donnent en miroir, bizarrement, une bien piètre image de nos prisons.

Attention, j’insiste sur le fait que si CE document ne permet PAS de confirmer les mauvais traitements, cela ne veut pas dire que ces mauvais traitements n’ont pas lieu. Par contre, on peut douter de leur institutionnalisation puisqu’alors d’autres documents tout aussi officiels et confidentiels devraient contredire frontalement ceux-ci. Il me semble également qu’un tel dispositif ne dit rien du caractère juste ou injuste de l’incarcération elle-même, ni de la légalité des procédures qui y ont mené. L’analyse qui précède porte exclusivement sur ce document et on ne saurait en inférer quelque conclusion plus générale – dans un sens comme dans l’autre d’ailleurs, ce qui décrédibilise les conclusions faites par Amnesty sur cette base.

Que conclure à l’issue de ce troisième épisode ?

  1. D’abord que des bonnes nouvelles sont présentées de façon négative (les progrès environnementaux sont artificiellement aritculés à de « graves revers pour les droits humains » ;
  2. Qu’Amnesty ment ou, au mieux, qu’elle sur-interprète en disant que le Parti Communiste se place au-dessus du système judiciaire ;
  3. Rien ne corrobore l’affirmation selon laquelle les détentions extrajudiciaires seraient autorisées ;
  4. Que l’information sur l’irresponsabilité des forces de l’ordre est juste mais opportunément incomplète ;
  5. De la même façon, la façon de parler du dispositif de « crédit social » est biaisée et, en tout cas, incomplète aussi ;
  6. La « sinisation » des religions, présentée par Amnesty comme un durcissement du contrôle sur les diverses spiritualités, semble en fait un processus complexe impliquant les théologiens et les chercheurs, semblable aux questions que pose, par exemple, la « compatibilité » des religions monothéistes avec notre « modèle » de démocratie ;
  7. Qu’Amnesty pratique une rhétorique de l’accumulation en présentant un cas de condamnation vis-à-vis desquels il est impossible d’émettre une opinion ;
  8. Enfin, que les preuves supposées soutenir la thèse du « lavage de cerveaux » dans les centres de « rééducation » ne tiennent pas face à une analyse rigoureuse et détaillée.

Pour être honnête, je ne pensais pas moi-même arriver à de telles conclusions. Pour les faits les plus graves, concernant les camps où seraient enfermés « un million de Ouïghours », l’analyse du « leak » est sans appel et ne confirme pas les affirmations communément racontées dans les médias occidentaux, lesquels sont censés s’appuyer précisément sur ces documents !

Ces conclusions, dont je rappelle qu’elles doivent être lues à la lueur de la prudence épistémique par laquelle j’ai introduit ce dossier, jettent, à mon avis, un douloureux discrédit sur le travail d’Amnesty International concernant la Chine. Nous continuerons ce travail de déconstruction, dont on voit qu’il peut nous mener à faire bouger nos curseurs de crédence, dans le prochain épisode. Nous reviendrons sur les droits des LGBTI et la condamnation de « défenseurs des droits humains ». Nous nous attacherons enfin à analyser les données sourcées en complétant les premières révélations sur le Xinjiang et les Ouïghours. Enfin, dans le cinquième et dernier épisode, nous tenterons de tirer les conclusions de ce que nous aurons appris.     

Merci à tous ceux qui m’ont aidé dans la rédaction de ce dossier…et surtout à mes informateurs sinophones. Merci aussi à tous ceux qui réagissent, en public ou en privé. Cet enthousiasme me pousse à prendre ce temps d’analyse.

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Analyses

Il est évident que la Chine. (2)

Partie 2 – Pas besoin de sources

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Durant la semaine qui vient de se passer, les articles dénonçant la manipulation du nombre de victimes du coronavirus par le régime chinois n’ont cessé d’être publiés. Ce n’est pas étonnant, et cela pour deux raisons – indépendantes d’ailleurs de la vérité qui, elle, devra attendre de nombreuses années avant de pouvoir se faire…si elle le peut (notamment parce qu’il est probable que de nombreuses personnes décédées n’ont tout simplement pas été testées).

La première raison est que c’est souvent sur la bataille des chiffres que se construit notre soutien ou notre détestation envers des belligérants (oui, d’une certaine façon, l’Occident et la Chine se livrent une guerre qui n’est pas forcément là où Macron le pense) ; les chiffres représentent donc un instrument de poids dans les mécaniques de propagande et de contre-propagande. Par exemple, si le nombre de victimes de Staline ou lors du massacre de Srebrenica ont une part cruciale dans les argumentaires respectivement pro et anti-communistes et pro et antiserbes, je suis convaincu que les articles que j’ai mis en lien ci-dessus rapporteront des informations exclusives pour la plupart d’entre vous… Les chiffres, les fameux chiffres.

La seconde raison est qu’il existe une sorte de consensus implicite, en Occident, sur le droit que nous aurions à pratiquer un racisme parfaitement décomplexé à l’égard des Chinois. Je me souviens de la lecture frappante d’un article d’André Vltchek, paru en 2018, qui allait en ce sens et qui retrouve aujourd’hui une navrante actualité. J’ai personnellement été témoin de ce type de racisme avec des proches, soit qu’ils l’ont vécu, soit qu’ils l’ont fait subir.

Autant dire que ce deuxième article de ma série revêt une importance d’autant plus grande. Faire la critique des sources des informations sur la Chine est absolument primordial. Essentiel. Fondamental. J’invite les lecteurs qui ne l’ont pas fait à prendre avant tout connaissance du premier épisode qui pose les bases de ce travail de déconstruction.

Ainsi, nous allons procéder à une critique des sources de la page d’Amnesty International sur les droits de l’homme en Chine. Lors de la critique externe, il s’agit de s’interroger sur l’auteur du document, sa forme, son authenticité, etc. Lors de la critique interne, c’est le contenu qui est investigué.

Critique externe : qui parle et avec quels moyens

L’auteur

Le texte ici n’est pas signé, il constitue une synthèse, au nom d’Amnesty, de ce que l’ONG pense de la Chine. Formellement, il se compose d’un texte comprenant une introduction, six parties thématiques (Système judiciaire ; liberté d’expression/Internet ; Liberté de religion et de conviction ; Région autonome ouïghoure du Xinjiang ; Droits des lesbiennes, des gays et des personnes bisexuelles, transgenres ou intersexes ; Défenseures et défenseurs des droits humains) et, finalement, une liste de dix sources.

Le texte est accessible sur le site officiel d’Amnesty International, son authenticité n’est pas à questionner. En revanche, l’anonymisation de son ou ses auteurs pose problème en ce qu’elle ne permet pas de savoir par quelles voies les informations présentes ont été agrégées : autrement dit, quelle place le ou les auteurs de l’article ont-ils pris dans la production de ces informations ? Ou encore quel est le degré de confiance qu’on peut accorder aux informations présentes et à quel genre appartiennent-elles : presse, travaux scientifiques, enquêtes internationales, enquêtes réalisées par la dissidence, etc. Ce manque de clarté prive le lecteur d’une distance critique pourtant nécessaire tant sont sensibles les questions traitées.

Par exemple, n’importe quel chercheur en sciences sociales sait que la valeur d’un témoignage est très faible au regard d’autres types de preuves (d’où l’importance des archives, des statistiques, etc. dans le travail d’un historien). En ce qui concerne les témoignages, il s’agit d’être d’autant plus prudent qu’ils émanent de personnes dont les intérêts sont directement liés au sujet abordé (soit qu’ils appartiennent à l’appareil d’État chinois et seraient tentés par une minimisation des exactions dont on les soupçonne, soit au contraire qu’ils appartiennent à l’opposition ou la dissidence et seraient tentés par leur exagération). Pour augmenter la crédibilité d’un témoignage, il faudrait être en mesure d’en cumuler de nombreux, lesquels pourraient être recoupés sur des aspects pratiques convergents sans que lesdits témoins ne puissent bénéficier d’une collusion de leurs intérêts (par exemple politiques). Autant dire qu’il n’y a là rien d’évident. Ces éléments de prudence épistémique nous seront notamment nécessaires lorsque nous adresserons la question des Ouïghours dans le prochain épisode.

Amnesty International, comme toute autre organisation, occupe une certaine place sur l’échiquier des relations internationales. Le positionnement politique d’Amnesty mériterait à lui seul un livre entier et il n’est pas ici question de s’atteler à pareille tâche. La question de ses financements mérite pourtant d’être posée. Sur son site web, Amnesty affirme n’être financée que par les dons :

« Amnesty International n’accepte pas de subsides gouvernementaux (en dehors de certains projets spécifiques en matière d’éducation aux droits humains). Le financement de nos activités repose donc entièrement sur vos dons, la vente de bougies, les legs et les cotisations de nos membres. »

D’abord, il nous faut constater que la contradiction est apparente : si certains « projets spécifiques » sont financés par des subsides gouvernementaux, les activités ne reposent dont pas « entièrement » sur les dons et autres formes apparentées. Malheureusement, les documents mis à disposition des visiteurs (bilans et comptes de résultats) ne permettront pas d’avoir le détail de ces financements, notamment des fameux « projets spécifiques », dont on ne comprend pas bien pourquoi ceux-là mériteraient un financement différent, ni quelle proportion ils représentent sur le budget total de l’ONG.

Via la page Wikipédia en anglais, on apprend que les bailleurs de fond pour ces projets sont loin d’être « asexués politiquement » (comme on dirait en Belgique) puisqu’on y retrouve des acteurs majeurs bien connus : le département d’État des USA, la Rockfeller Foundation, l’Open society foundations de Soros, etc. Ce sont ces mêmes organisations que l’on retrouve derrière les révolutions « colorées », des Balkans au Printemps arabe (voir les enquêtes minutieuses d’Ahmed Bensaada, dans ses livres et sur son site web, non seulement pour comprendre l’ampleur de ces financements mais également les problèmes que cela pose et pourquoi il faut les comprendre comme une forme de néocolonialisme).

Que nous apprend cette recherche sur les financements ? Qu’Amnesty International, particulièrement critique vis-à-vis de la Chine, pays communiste, se trouve être en partie financée par les États-Unis, pays caractérisé par son capitalisme agressif et ennemi déclaré de la Chine précitée. Il semble essentiel de lire l’article d’Amnesty avec ce regard « ajusté » – non pour décider a priori de la mauvaise foi d’Amnesty mais pour garder à l’esprit qu’il y aurait (au conditionnel) un intérêt stratégique pour l’organisation à « protéger » dans ses discours les USA et à critiquer la Chine.

Notons malgré tout d’une part qu’Amnesty est très critique du gouvernement Trump ainsi qu’à l’égard d’Israël, pourtant puissant allié des USA. Là encore il s’agit de ne pas avoir une vision univoque ou complotiste : financer en partie une organisation ne fait pas automatiquement d’elle votre vassal mais inscrit une relation qui sert ou pourrait servir, voire engage de bien utiles formes de dépendances (par exemple comme lorsque les philanthropes milliardaires financent Extinction Rebellion).

D’un autre côté, il faut préciser que la page concernant la Chine sur le site d’Amnesty est censurée dans sa version chinoise (voir ci-contre la copie d’écran, accès réalisé via VPN pour « simuler » une présence en Chine). La censure (les citoyens chinois utilisent ironiquement le concept existant « d’harmonisation » pour la désigner) s’explique aisément par la volonté de la Chine de garder le contrôle sur ce qui est dit à son propos. En effet, que les informations publiées par Amnesty soient vraies, partiellement vraies ou fausses ne change rien à l’impact qu’elles peuvent avoir (la multiplication d’articles contradictoires concernant la pandémie du coronavirus est là pour nous le rappeler si nous en doutions…). Quand je dis cela, je pose un constat et non un jugement moral qui me pousserait plutôt à condamner toute forme de censure.

Le lecteur

L’appréhension de nouvelles informations doit de surcroît être replacée dans le contexte de ses propres valeurs. Comment voyons-nous la Chine ? Quels sont nos préjugés ? En effet, nous avons naturellement tendance à faire correspondre une information à nos schémas préétablis. Pour une même information donnée, formulée de la même façon, deux personnes respectivement hostile et convaincue par le régime socialiste chinois pourront voir une confirmation de ce qu’elles en pensaient déjà. C’est un biais cognitif bien connu : on voit ce qu’on a envie de voir, aussi appelé biais de confirmation d’hypothèse.

Il est donc pertinent de constamment se demander, une fois passée notre première interprétation spontanée, s’il serait possible d’envisager la même information autrement – par exemple à partir d’un point de vue qui nous est opposé. Je prends souvent l’exemple du capitalisme : si, de mon point de vue « spontané » de citoyen, la tension toujours plus grande sur les travailleurs me semble illogique et immorale, du point de vue de la rentabilité économique, elle apparaît au contraire logique, amorale et nécessaire.

Les sources (et leur absence)

L’article d’Amnesty parle d’un état des lieux de l’année 2019, mais nous verrons plus tard que plusieurs éléments sont antérieurs à 2019. Dans la mesure du possible, il faudra, pour chaque affirmation, retrouver les documents originaux et réduire autant que possible le nombre d’étapes par lesquelles une information transite afin d’en limiter le risque de modification – notamment dans la traduction des termes.

C’est la raison pour laquelle j’insisterai tellement sur l’importance des sources et regretterai qu’elles ne soient pas désignées plus clairement dans le texte d’Amnesty. S’il y a traduction, il faudrait pouvoir vérifier cette dernière (ce que je me suis efforcé de faire avec l’aide de sinophones pour des documents hautement importants dont nous parlerons dans un prochain épisode et qui concernent le Xinjiang) et, si des erreurs étaient observées, s’interroger sur les raisons qui président à ces dernières : sont-elles intentionnelles ou accidentelles ? Exceptionnelles ou récurrentes ? Etc. 

Critique interne : ce qui (n’) est (pas) dit

La seconde étape de la critique des sources, celle qui nous prendra le plus de temps, est la critique interne. Elle invite à prendre connaissance du contenu de l’article. Quatre catégories d’affirmations émergent de l’analyse de l’article : 1) les affirmations non sourcées ; 2) les affirmations indirectement ou partiellement sourcées ; 3) les affirmations sourcées ; 4) les affirmations contradictoires. Nous nous intéresserons aujourd’hui exclusivement à la première catégorie : les affirmations non sourcées.

Les affirmations non sourcées

Comme pour les autres pays sur le site d’Amnesty, la synthèse est constituée d’un ensemble d’affirmations pour la plupart non sourcées. Cela suppose qu’il est impossible pour le lecteur de prendre connaissance des enquêtes, rapports, etc. qui ont mené le ou les rédacteurs à affirmer de tels éléments et donc d’en juger la validité. Voici la liste exhaustive de toutes les affirmations non sourcées :

  1. La Chine se rend coupable d’une répression systématique de toute opposition
  2. Les procès sont inéquitables
  3. La Chine recourt à la torture
  4. Les Ouïghours sont réprimés au nom de la lutte contre le séparatisme et le terrorisme
  5. Ces peuples subissent une surveillance intrusive, des détentions arbitraires et un endoctrinement forcé
  6. La détention arbitraire et secrète est légalisée
  7. Les communautés LGBTI sont en butte à la discrimination et une réprobation sociale généralisées
  8. Les défenseurs des droits humains et ONG subissent harcèlement et intimidation
  9. Les restrictions envers la liberté d’expression, d’association et de réunion pacifique sont renforcées
  10. Les médias, la presse écrite et les jeux en ligne sont censurés
  11. Le pays subit l’exercice d’une surveillance et d’un contrôle de masse, avec le recours technologique d’entreprises privées
  12. « Des » internautes ont été avertis, menacés ou arrêtés pour s’être exprimés sur Twitter
  13. La Chine a usé d’attaques en déni de service et de malwares pour empêcher l’accès à des serveurs
  14. Le gouvernement a ordonné la destruction de mosquées, d’églises, temples, etc.
  15. Il a continué de maintenir le placement et le maintien des Ouïghours et d’autres ethnies en détention
  16. Le réseau social Weibo a tenté de censurer des contenus concernant les LGBTI
  17. Les personnes transgenres ont été classées dans la catégorie des personnes atteintes de « maladie mentale »
  18. Aucune mesure par les autorités n’a été prise contre les « thérapies de conversion » censées modifier l’orientation sexuelle
  19. Les défenseurs des droits humains sont surveillés, harcelés, intimidés, arrêtés et emprisonnés sur base d’accusations vagues et générales comme « subversion de l’État »

Il apparaît que plusieurs de ces affirmations non sourcées en recoupent d’autres qui, elles, le sont plus ou moins partiellement. Il en résulte que, parmi ces affirmations, peu sont « originales » (au sens où elles n’apparaitraient pas ailleurs sous une forme un peu différente) et la plupart sont redondantes au sein même du texte (1, 2, 4, 5, 6, 7, 8, 9, 10, 11, 12, 15, 17 et 19). La redondance doit elle-même être questionnée : sert-elle à mieux comprendre le propos et aurait donc vertu pédagogique (par exemple, il est logique qu’une information donnée en introduction se retrouve au moins une autre fois dans le corps du texte) ? Au contraire, a-t-elle pour objectif d’exagérer « l’impression négative » que le lecteur peut avoir au sortir de la lecture ? En ce qui concerne ces affirmations-là, je prendrai le temps de les explorer en profondeur dans les prochains épisodes.

Parfois, le travail consistant à trouver une source mène à reconsidérer la formulation choisie. Ainsi, Amnesty dit (n°16) que Weibo « a tenté de supprimer » des contenus LGBTI. Cette affirmation se retrouve sur la page Wikipédia concernant les droits LGBTI en Chine qui renvoie vers un article de People’s Daily expliquant justement que, suite aux critiques, le réseau social ne bloque plus les contenus « gays ». Une information qui, sans donc travestir la réalité factuelle, aurait pu être formulée très différemment, en expliquant par exemple que « l’évolution des mœurs et la prise en compte du désaccord populaire a amené Weibo à reconsidérer sa politique envers la communauté LGBTI en garantissant la possibilité d’en publier des contenus liés » (cette évolution des mœurs en Chine sera traitée plus en détails dans un épisode ultérieur). Une telle formulation aurait donné une perspective positive là où celle choisie par Amnesty induit le contraire. Quant au fait que Weibo aurait supprimé des contenus liés aux lesbiennes en avril (de quelle année ?), Amnesty aurait gagné à fournir une source (j’ai par exemple trouvé cet article, que je n’ai cependant pas factchecké).

En fait, une prise de distance par rapport à ces informations montre une société traversée par des évolutions, des dynamiques et des influences qui s’opposent régulièrement – ce qui caractérise, en fait, toute société (dont la société française, sur les mêmes questions #manifpourtous).  

En ce qui concerne l’affirmation n°13, à moins d’une revendication explicite, les experts s’accordent à dire qu’il est impossible d’affirmer avec certitude l’origine d’une attaque informatique ou d’un malware. Voici un lien vers un article un peu technique, d’un expert extrêmement reconnu de la sécurité informatique, qui en donne un aperçu… Par ailleurs, le fait d’attribuer des attaques informatiques à la Chine en est même devenu un running gag au sein de la communauté des experts en sécurité, comme en attestent les deux tweets ci-contre, là encore émanant d’experts reconnus. Lorsqu’en plus Amnesty ne prend pas la peine de sourcer son affirmation, on est en droit d’émettre des doutes sérieux quant au niveau de crédence à lui accorder.

Enfin, si Amnesty affirme que c’est sur ordre du gouvernement que des églises, des temples et des mosquées ont été détruites (affirmation n°14), elle devrait être en mesure de produire la preuve de ces ordres. En effet, dans le cas contraire, elle ne pourrait que constater des destructions de lieux sacrés sans pouvoir les lier au régime.

Que conclure à ce stade ? Qu’Amnesty ne s’embarrasse pas du minimum de rigueur attendue de la part de l’ONG la plus grande et la plus puissante en matière de droits de l’homme. Dix-neuf affirmations ne sont ainsi pas sourcées, exigeant du lecteur qu’il croie sur parole ce qu’on lui dit – le contraire même d’un travail sérieux de journalisme et même d’investigation scientifique (devrions-nous croire sur parole, par exemple, le professeur Raoult ?). Le problème est d’autant plus important que lorsqu’on commence à creuser ces affirmations, on doit faire le constat que l’interprétation des faits n’est pas aussi univoque que ce qu’on aurait pu croire.

Cet épisode montre combien rien n’est évident lorsqu’on procède à un travail de déconstruction. Une série de précautions invite ainsi à tenir compte du caractère vacillant de la connaissance (par exemple vis-à-vis d’un témoignage) et du caractère situé d’un acteur social : Amnesty est financée par des bailleurs très controversés impliqués dans la guerre idéologique et économique contre la Chine et cherche dans sa communication à minimiser les problèmes que cela implique. De la même façon, nous avions montré que l’entreprise de relations publiques, Bendixen & Amandi International, responsable du sondage plébiscitant Obama au détriment du président cubain Castro avait pour client…Obama himself. « Follow the money » demeure le socle de toute démarche de critique externe de l’actualité.

Outre qu’Amnesty ne peut, à partir de ses financements, être considérée comme une ONG « neutre » dans sa critique de la Chine, qu’avons-nous pu déjà montrer ?

D’abord que la politique chinoise pratique la censure. Il ne faut pas être grand enquêteur pour en faire la preuve : un simple VPN suffit. Les contenus politiques ou sociétaux pouvant déplaire au pouvoir (et/ou à une majorité populaire conservatrice) sont censurés (comme la page en chinois sur la Chine d’Amnesty ou des contenus LGBTI) et ce, indépendamment, de leur qualité ou de leur degré de vérité – depuis des contenus vérifiés jusqu’aux fake news. On l’explique aisément : quel que soit le degré de vérité d’une information, ses effets, eux, seront bien réels. Par exemple, lorsque tout peut être dit sur le coronavirus, une chose et son contraire, des comportements irrationnels, dangereux, des pensées complotistes ou simplistes émergent naturellement. Faire le choix d’un contrôle renforcé de l’information n’est certainement pas une position que moralement je soutiens mais la censure est, malgré tout, le résultat d’un choix de société rationnel (c’est-à-dire correspondant aux objectifs de la Chine – ne fût-ce que pour se protéger). Il appartient au peuple chinois de lutter contre la censure, s’il le souhaite – et seulement s’il le souhaite (comme en dénonçant Weibo qui, en 2018, avait fait marche arrière sur les contenus LGBTI).

Nous avons également vu que certaines formulations d’Amnesty étaient explicitement à charge, comme lorsque l’information concernant le déblocage des contenus LGBTI par Weibo est présenté comme une « preuve de censure » et non comme le résultat de dynamiques sociétales allant vers l’ouverture. Amnesty manque en outre radicalement de précautions (et c’est un euphémisme) lorsqu’elle affirme que la Chine a été à l’origine d’attaques informatiques en tout genre. Comme on l’a vu, l’attribution d’attaques telles celles dénoncées ne peut qu’être hypothétique…à moins d’une revendication. Les opérations sous faux drapeau sont ici majoritaires puisqu’il s’agit avant tout de cacher son identité. Enfin, Amnesty souscrit à une rhétorique de l’accumulation à travers la redondance de nombreuses dénonciations (redondance qui explique sans doute pourquoi ces affirmations ne sont pas sourcées, puisque les répétitions auraient alors été d’autant plus visibles). Ce faisant, elle crée un effet d’amplification qui participe d’une construction de l’opinion contre la Chine.

Dans le troisième épisode, de grands dossiers seront abordés lorsque nous explorerons les affirmations indirectement sourcées : système judiciaire subordonné au Parti Communiste, légalisation des détentions extrajudiciaires, sinisation religieuse, système de « crédit social » ou encore les « camps de rééducation » de Ouïghours au Xinjiang. Je vous encourage vivement à poursuivre ensemble cette enquête et à se retrouver lundi prochain.     

Relire la première partie du dossier

Merci à tous ceux qui m’ont aidé dans la rédaction de ce dossier…et surtout à mes informateurs sinophones. Merci aussi à tous ceux qui réagissent, en public ou en privé. Cet enthousiasme me pousse à prendre ce temps d’analyse.

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Analyses

Il est évident que la Chine.

Partie 1 – Chine, sujet tabou?


Dossier « Droits de l’homme » en Chine

Épisode 1 : Peut-on enquêter de façon indépendante sur la Chine? Les crimes chinois relèvent-ils de l’évidence?
Épisode 2 : Amnesty, une ONG loin d’être neutre ; la censure chinoise avérée
Épisode 3 : Qu’en est-il réellement des centres de rééducation au Xinjiang?
Épisode 4 : Retour sur le rôle géopolitique des ONG occidentales en Chine
Épisode 5 : Militant.es arrêté.es, droits des travailleurs
Épisode 6 : Synthèse et conclusions

Bonus

Que penser du documentaire d’ARTE : « Tous surveillés, 7 milliards de suspects? »
Analyse d’une réponse d’Amnesty à mes articles


Si je vous parle de la Chine, quelle image vous vient naturellement en tête ?

Bien sûr, le pays fait la une de l’actualité récente, le coronavirus ayant commencé son expansion sur le marché de Wuhan. Le Figaro publiait il y a quelques jours un article parlant de 59000 morts de la maladie dans cette seule ville, chiffres venant frontalement contredire les 3329 victimes avancées entre autres par le média chinois CGTN pour tout le pays. Une « différence » que le média français n’hésite pas à qualifier de mensonge – accusant tout simplement l’OMS de couvrir la dictature…

Pendant ce temps, un journaliste de BFM TV, Emmanuel Lechypre, regarde apparemment amusé la diffusion de l’hommage aux milliers de victimes chinoises du covid-19 : « Ils enterrent des Pokemon! », chuchote-t-il dans un micro qu’il croit éteint. Humour, humour.

Quand donc l’on évoque la Chine…

Skyline of Wuhan from Yellow Crane Tower
Skyline of Wuhan from Yellow Crane Tower

Vous pensez certainement « censure » et absence de « liberté d’expression » ; vous pensez « dictature ». Peut-être que vous avez entendu parler du « génocide culturel des Ouïghours », comme le titrait Libération il y a moins d’un an. Un million de personnes en camps de « rééducation » pour apprendre à bien penser, à base de torture et de lavage de cerveau. Voilà qui fait également songer au Tibet et au Dalaï-Lama forcé de fuir son pays… Peut-être que vous songerez au fameux système de « crédit social », un dispositif d’évaluation étatique façon Black Mirror qui ferait frémir les plus adeptes du personal branding. Et ce n’est qu’une mise en bouche quant au catalogue des horreurs chinoises…

Sur la Chine, tout a été dit, non ? La Chine est le pays par excellence que nous, viscéralement attachés à la démocratie et à l’héritage des Lumières, devrions inlassablement dénoncer. Quitte à en écarter la possibilité de comprendre?

Je vous propose aujourd’hui d’ouvrir le dossier chinois. Il y aura plusieurs épisodes, un chaque lundi, lors desquels nous prendrons le temps de l’analyse et de la mise à distance. L’analyse sous la forme de la critique des sources : d’où vient ce que l’on sait ? Les sources sont-elles solides ? Comment peut-on à la fois être aussi assertif sur les exactions chinoises tout en admettant que nous n’en connaissons pas grand-chose – à la manière de l’article du Figaro évoqué ci-dessus ? Comment un État aussi peu regardant des droits de l’homme embrasse-t-il un peuple fier d’être chinois et peu enclin à l’insurrection – Hong-Kong faisant ici figure d’exception que l’histoire peut expliquer ? Serait-ce donc l’idée de Machiavel selon laquelle il vaut mieux être craint qu’être aimé si l’on ne peut avoir les deux ? L’interprétation du « système chinois » est-elle nécessairement univoque et la vérité forcément du côté occidental ?

Dans les pages qui suivent, je ne parlerai pas du coronavirus. Et pourtant, l’histoire commence bien là, par une anecdote personnelle. J’entre dans le parking duquel cet ami tout juste sort. Nous nous croisons et échangeons quelques mots. Il garde ses distances, se tient à quelques mètres de moi. Je peux voir à son visage qu’il est légitimement inquiet. Le virus prend, ce jour-là, de l’ampleur. La pandémie est proche en Belgique, le lockdown en ligne de mire. Il est inquiet pour sa santé, celle de sa famille certainement mais aussi celle des hôpitaux eux-mêmes qui, s’ils subissent de plein fouet la crise, ne seront plus en mesure d’assurer leurs missions « normales » : dialyses, accidentés de la route, etc. Pour ma part, j’essaie de relativiser. Je dis que l’exemple de la Chine montre qu’il est apparemment possible d’endiguer la propagation du virus – ce qui est, à tout le moins, une bonne nouvelle. Il me répond alors, agacé : « Bien entendu, c’est une dictature ! »

Théories et réfutation

Je m’étonne.

C’est qu’il me semble que si la Chine n’avait pas réussi à gérer la crise, il aurait très probablement pu s’exclamer de la même façon : « Bien entendu, c’est une dictature ! » Et si la crise y reprend ses droits aujourd’hui, à l’heure d’écrire ces lignes, peut-être est-ce encore une question de dictature?!

Karl Popper
Karl Popper

Depuis Popper (1963, voir l’excellent chapitre « Conjectures et réfutations »), l’on sait que lorsqu’une théorie (« c’est une dictature ») est capable de prouver une chose et son contraire, c’est que cette théorie n’est pas réfutable, donc qu’elle n’est pas valide. Le lien de causalité entre l’affirmation et ce qu’elle est censée démontrer s’effondre. Ça ne veut pas dire que la Chine n’est pas une dictature. Ça ne veut pas dire non plus que la Chine est une dictature. Ça ne veut juste rien dire du tout, dans ce contexte.

A-t-on le droit de dire ça ? A-t-on le droit, quant à une telle affirmation sur la Chine, de réserver son jugement ? De dire : cette situation précise ne me permet pas d’affirmer le caractère dictatorial de la Chine ?

Clarifions tout de suite ce point ; la Chine est une dictature. Elle se revendique telle dans sa constitution, dès son préambule : « Après la fondation de la République populaire de Chine, notre société est passée progressivement de la démocratie nouvelle au  socialisme. La transformation socialiste de la propriété privée des moyens de production a été réalisée, le système de l’exploitation de l’homme par l’homme aboli et le régime socialiste définitivement instauré. La dictature démocratique populaire, dirigée par la classe ouvrière et basée sur l’alliance des ouvriers et des paysans, qui, par essence, est une dictature du prolétariat, s’est consolidée et développée. »

Ce qui nous intéressera dans ce dossier est d’un autre ordre : puisque dictature il y a, de quoi la dictature chinoise est-elle le nom ? Autrement dit, jusqu’à quel point la référence marxiste à la dictature du prolétariat recouvre-t-elle l’acception du terme que nous avons aujourd’hui? De cette volonté d’exploration, de la réserve a priori qu’elle implique, ce jour-là, dans ce parking, cette connaissance m’a violemment fait le reproche. Réserver, à un instant « t » (j’insiste !), son jugement sur la Chine, sur la nature de son caractère dictatorial ou sur l’état de la liberté d’expression qui s’y exerce, semblait scandaleusement immoral quand bien même est-ce parce que l’on est bien trop conscient de sa propre ignorance.

Je repense alors à Étienne Chouard, sur le plateau télé du Média, sommé de donner son avis sur les chambres à gaz. Le voilà mal pris, Chouard bredouille qu’il ne connaît pas le dossier. Il ne connaît pas le dossier ? Stupéfaction ! Chouard est-il négationniste ? Est-ce que, sur les chambres à gaz, réserver son jugement n’est pas là, précisément, la forme discrète que prend l’abject, une façon pernicieuse de justifier l’injustifiable ?

Je prends l’exemple de Chouard car c’est bien à la figure immonde du négationniste que m’a comparé cette connaissance lorsque je réservais mon jugement sur la Chine. Je reviendrai en conclusions de ce dossier sur la comparaison et la position de Chouard, montrant qu’il y a, entre les deux situations, des éléments fondamentalement différents. Ce qui m’intéresse ici, c’est l’argument sur lequel s’est appuyé cet ami pour attaquer ma position : « Il y a des évidences ! » Des évidences qu’on ne peut remettre en question : il est évident que la Chine. Point barre. Bégaudeau a très bien dénoncé ces fameuses « évidences » à plusieurs vitesses auxquelles une certaine classe sociale, privilégiée, aime tellement se référer.

Analysons de plus près l’argument de « l’évidence ».

L’évidence, cache-nez du dogmatisme

Le concept même d’évidence me semble, à moi, extrêmement dangereux. L’évidence, en français, désigne ce qui, parce qu’il s’impose à l’esprit, n’aurait besoin de preuves ni de justifications ; il est d’ailleurs intéressant de constater que le mot evidence, en anglais, signifie au contraire la preuve. Ainsi, l’évidence est nécessairement dogmatique, elle ne souffre la contradiction. Elle est de l’ordre de la vérité révélée, tautologique comme l’est le croyant qui, voulant démontrer l’existence de Dieu, s’appuie sur la Bible. Se parer du masque de l’évidence, c’est se faire l’artisan d’une police de la pensée supposée se mettre au service de la liberté d’expression, sacré paradoxe.

Leibniz, qui critiquera vertement la perspective cartésienne de l’évidence, considère qu’elle ne peut que porter atteinte à la vérité scientifique. Et pourtant, même Descartes pensait que le doute, « par accumulation des motifs qui peuvent le justifier », est « la meilleure façon de vérifier ce qui parmi nos croyances peut y résister » (Lamberto, 1981, p.549). Un doute qui ne peut mener bien entendu au relativisme, lequel pose autant problème que le dogmatisme évoqué plus haut. Non, tout ne se vaut pas. Tous les avis sur la Chine ne sont pas en même temps pertinents, ne sont pas vrais en même temps – ce qu’on nomme, en philosophie, le principe de non-contradiction.

L’esprit critique, comme praxis, ne consiste donc pas à renvoyer dos à dos des positions opposées (« la Chine permet la liberté d’expression » versus « la Chine ne permet pas la liberté d’expression », par exemple) mais il consiste plutôt en un travail méthodique de recherche et de critique des sources amenant, à mesure, à engranger un ensemble de connaissances que l’on pourra considérer comme suffisamment solides pour s’y appuyer et qui font honneur à la complexité sans souscrire en un dogmatisme moral par trop kantien.

C’est un travail que j’ai eu l’occasion de réaliser déjà par deux fois. D’abord à propos d’un article publié par le journal Le Soir évoquant une vidéo du Président Maduro ; puis à l’occasion de la publication des résultats d’un sondage sur Cuba. Le dossier chinois, ici présent, est à ce titre le plus gros travail de déconstruction des sources que j’ai eu l’occasion de réaliser à ce stade. C’est aussi le plus ambitieux.

J’insiste sur le fait que la vérité, en tant que construit discursif (Giraud, 2018), n’existe pas par elle-même. Elle est nécessairement une interprétation, un coup de projecteur, depuis une certaine position, sur une réalité sociale.

Ainsi, il me semble utile d’expliciter ma position : mon travail de déconstruction est le fait de quelqu’un défendant des valeurs de justice sociale reposant, dans ce cas, sur une lecture marxiste de la réalité. Le fait qu’un Marxism-friendly ouvre la boîte du consensus autour de la critique de la Chine est, en soi, loin d’être innocent. Toutefois, l’inverse est tout aussi vrai : qu’un socio-démocrate embourgeoisé, le même qui refuse le tropisme fasciste d’un gouvernement Macron ayant érigé la violence policière en système, s’exprime sur la Chine serait tout aussi symbolique. Ni l’un ni l’autre ne pourront se prévaloir d’une objectivité désincarnée. Tous deux piégés, en des lieux différents, ne pourront qu’avoir à cœur d’être les plus honnêtes possibles, de jamais ne sacrifier la rigueur sur l’autel de l’opinion, d’à tout moment chercher à faire coïncider les faits avec le discours sur les faits, en acceptant le caractère partial et partiel de ce discours, mais sans jamais le travestir.

J’ai donc proposé à cet ami de me soumettre le document qu’il estimait le plus solide sur la Chine et la liberté d’expression. Il n’est jamais trop tard pour apprendre, pour chercher, pour enquêter, pour faire bouger ses curseurs de crédence (les miens et les siens), encore moins pour exercer son esprit critique… Il m’a finalement renvoyé à la page du site web d’Amnesty International sur la Chine. Sa lecture fait effectivement froid dans le dos et, pour bien comprendre la suite de ce dossier, je vous invite à en prendre connaissance (ce n’est pas très long) et à vous faire une première opinion.

Je dois dire, à ce stade, que je pars avec plusieurs handicaps : je ne m’inventerai pas sinologue, je ne parle pas mandarin. De plus, je n’ai jamais été en Chine. Ce faisant, suis-je capable de produire quelque forme de connaissance ? Pour un aperçu, je vous donne rendez-vous lundi prochain, 13 avril, pour le second épisode où nous entrerons dans le vif du sujet en abordant la critique des sources dite « externe », les financements d’Amnesty, les pleins pouvoirs de la police chinoise et les détentions arbitraires. 

Aller directement à l’épisode 2.

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