Avec l’affaire Patagonia, on a enfin l’impression qu’un milliardaire, Yvon Chouinard, prend la mesure de l’urgence climatique et décide de mettre son argent au profit de l’environnement.
En est-on si sûr ?
QUI POUR REPRENDRE LE BUSINESS?
Le type a 83 ans. Il doit donc trouver une façon de céder son entreprise. La question est de savoir comment le faire sans perdre d’argent et en s’assurant une bonne publicité.
Une première possibilité consiste à vendre son entreprise. Mais, s’il le fait, l’entreprise ne sera plus entre les mains de sa famille et de ses proches. Certes, il gagnera un gros montant d’argent mais cet argent ne va pas lui-même continuer à générer de l’argent supplémentaire. Cette solution n’est donc pas optimale.
Il pourrait également introduire son entreprise en bourse. Toutefois, cette solution n’est bonne que lorsque l’entreprise a besoin de liquidités pour accomplir des investissements importants. Une entreprise de vêtements comme Patagonia a sans doute très peu à attendre en terme de retours sur investissements – puisqu’il y a peu de chance d’avoir de véritables révolutions dans la conception de vêtements dans les prochaines années. Introduire son activité en bourse n’a donc pas beaucoup d’intérêt dans ce cas.
AUX MAINS DE LA FAMILLE, SANS PAYER L’HÉRITAGE
Patagonia décide alors de faire gérer son entreprise par un trust et une ONG. Je n’en ai pas la certitude car je ne connais pas bien la fiscalité états-unienne, mais il me semble que cette technique permet d’éviter le paiement de droits successoraux (voir par exemple https://www.moneyhelper.org.uk/…/using-a-trust-to-cut…) qui seraient probablement beaucoup plus élevés que les 17,5 millions que la famille a dû payer dans ce cas-ci. Qui plus est, il semble que les enfants d’Yvon Chouinard aient refusé l’idée d’hériter de l’entreprise.
Il faut bien comprendre que ce Trust est seul décisionnaire en matière de gestion financière de l’entreprise – puisque seuls ses membres auront le droit de vote. Dans quel genre d’activités ce trust va-t-il investir ? Nul ne sait. Ce trust sera aux mains de qui? De la famille et des proches d’Yvon Chouinard (voir l’article du Times https://www.google.com/…/patagonia-climate-philanthropy…) qui n’auront donc pas dû payer ces fameux droits de succession! Peut-être comprenons-nous ici pourquoi les enfants ont refusé l’héritage.
MASQUER LES BÉNÉFICES PRIVÉS SOUS COUVERT D’ÉCONOMIE SOCIALE
En ce qui concerne l’ONG qui porte le nom de « Holdfast collective », non seulement on ne sait pas comment elle va utiliser l’argent pour les causes environnementales (et faut-il que ces investissements soient absolument irréprochables pour que le montage ait un sens), mais elle a pour particularité de pouvoir donner sans aucune limite à des partis politiques ( https://www.google.com/…/patagonia-climate-philanthropy…)…et de pouvoir faire des bénéfices privés !
Comment ça?
En fait, il semblerait que les associations comme Holdfast collective (de type 501 C4 « social welfare ») ne permettent de défiscaliser les dons que dans des cas très restrictifs. Ici, le choix a été fait de pouvoir continuer à faire des bénéfices et à donner à des partis politiques mais doit donc abandonner l’idée de ne payer aucun impôt (voir https://www.irs.gov/pub/irs-tege/eotopici03.pdf).
SUIVRE L’EXEMPLE DE BILL GATES
Mais regardez bien à quel point la mécanique est cynique et subtile à la fois : si on ne sait pas ce qui sera fait de cet argent par cette ONG, il n’est pas impossible que l’ONG engage…Patagonia dans ses missions (!), lesquelles pourraient donc permettre à l’entreprise originelle de faire encore plus d’argent.
Ce genre de montage financier a été vu de nombreuses fois, notamment dans le cas de la Fondation Bill et Melinda Gates (voir ici : https://youtu.be/Dqzt6yAmdDE ). C’est comme ça que Bill Gates, tout en donnant l’impression d’être le plus grand philanthrope du monde, a augmenté considérablement sa fortune grâce à la « charité »…dont on voit qu’elle n’a rien changé à la marche tragique du monde, by the way.
LE GREENWASHING, C’EST TOUT BÉNEF
Ce qui est très pratique, c’est donc de pouvoir faire de plus en plus de bénéfices sans avoir à investir, ni à ouvrir l’investissement à des personnes étrangères à l’entreprise elle-même. On comprend que l’objectif environnemental est bien loin, alors que la dimension marketing est évidente. Il me semble que l’aspect greenwashing est éclatant.
Quand on voit le traitement massif par la presse de cette décision, il est tout à fait possible d’envisager que les ventes des produits Patagonia pourront avoir explosé, renforçant d’autant les profits de l’entreprise, et sans avoir dû payer chèrement sa place dans les pages de publicité.
Rappelons enfin que, dans tout système capitaliste, ce qu’on appelle « bénéfices » est surtout la traduction d’une distribution très inégale des revenus du travail effectué par tous les collaborateurs et collaboratrices de l’entreprise. Ainsi, ce profit est avant tout du travail volé aux travailleurs et travailleuses.
ALORS, LE PRIVÉ AU SECOURS DE LA PLANÈTE ?
Ce qui me semble également dangereux, c’est quand un tel événement nous incite à penser que nous devrions compter sur les entreprises privées et non plus sur l’État et donc sur la collectivité pour répondre aux plus grands enjeux de notre époque. Alors que ce sont précisément ces mêmes entreprises privées qui détruisent les peuples et la planète.
Attention, je ne suis pas en train de projeter des intentions malveillantes sur le patron de Patagonia. Il est même possible que lui-même y croie vraiment et qu’il ne soit pas cynique. Mais la question de l’intention est distincte des effets matériels et concrets des décisions prises.
Alors, non, la solution aux drames climatiques et aux inégalités produites par le capitalisme ne viendra pas de quelques milliardaires soi-disant philanthropes, mais d’un changement fondamental du paradigme économique. Refusons de nous laisser aveugler par de tels comportements, et choisissons un modèle de société dans laquelle les entreprises sont publiques, pour le public, et au bénéfice des gens et de l’environnement.
L’explosion des émissions de gaz à effets de serre commence avec la révolution industrielle. Ce qui permet cette révolution, c’est le marché libre, c’est-à-dire la possibilité pour des entrepreneurs individuels d’exploiter des travailleur•euses et ceci en compétition avec d’autres entrepreneurs. Autrement dit la révolution industrielle dépend directement du mode de production capitaliste, dont le marché libre est la condition initiale. À la source de l’explosion des GES (gaz à effets de serre), il y a donc le capitalisme.
Or, pour lutter contre les GES, il faut des décisions structurelles, c’est-à-dire qui touchent des secteurs entiers, à l’échelle mondiale. Les efforts individuels ne suffiront pas quand vous prendrez votre vélo tandis que Bezos prendra son yacht ou son jet. Par décisions structurelles, j’entends, par exemple, des quotas (au minimum) sur la production de viande, une limitation du transport maritime, aérien et terrestre, la fin des centrales à charbon, etc. Puisque le pouvoir politique est le seul habilité à prendre des décisions pour l’ensemble d’une société, seuls les pouvoirs politiques sont à même de prendre conjointement ces décisions sur la production mondiale, au sein d’instances internationales.
Pourquoi ne le font-ils pas? Parce que ces industries sont aux mains d’acteurs privés – le fameux marché libre. Ces acteurs luttent pour leur propre survie. Chaque entrepreneur•e individuellement a intérêt à polluer, alors que collectivement l’humanité a intérêt à cesser d’émettre des GES.
Est-il envisageable que de tels accords (par exemple de quota de production) apparaissent malgré tout au sein du système capitaliste ?
1) Si oui, ce sera très certainement trop tard (ça l’est déjà) puisque l’intérêt des acteurs privés n’est pas celui-là
2) Si tel était le cas, ça irait avec une hausse des prix (ce qui est rare est cher en système capitaliste) et donc ne pourrait qu’accroître les inégalités au sein des pays et internationalement.
Par conséquent, la seule solution est de retirer des mains du privé toutes les industries majoritairement responsables des émissions de GES. Il en résulte que la première exigence écologique est la sortie du capitalisme.
Elle se traduit par la nationalisation des grands secteurs productifs, une mise en commun internationale des ressources, la décision de quotas de production, l’interdiction stricte de bénéfices privés sur la production de biens et services, un moratoire international sur la production de biens non nécessaires, un financement public massif dans la recherche scientifique liée à la limitation de l’émission de GES, l’interdiction stricte des pratiques de spéculation, etc.
Le mode de production capitaliste exploite les personnes racisées (esclavage, néo-colonialisme, prisonnier•es), les femmes (inégalités économiques sur la base du genre), les enfants, menace la paix (guerres impérialistes), les ouvrier•es partout sur la planète (dans les usines et dans les champs) mais aussi… l’environnement.
Lutter pour la vie, c’est lutter contre le capitalisme.
J’ai eu le plaisir de débattre en « live » du projet de banque NewB.
Avec qui? Le débat était organisé par Attac Bruxelles avec, comme intervenant.es, Aline Fares (CADTM et autrice des « chroniques d’une ex-banquière ») et moi-même, professeur à l’IHECS, analyste et auteur de ce blog. S’est ajouté par la suite Matthias Meirlaen, au nom de NewB – nous avons été prévenus la veille et je m’étais opposé à leur présence, considérant que leur temps de parole médiatique avait été amplement suffisant.
Informations pratiques? Le débat a eu lieu ce mercredi 22 janvier 2020 à 19h à l’université Saint-Louis à Bruxelles (boulevard du jardin botanique, 43).
Il me semble qu’aucun projet ne devrait pouvoir se soustraire à la critique – surtout s’il cherche à rebattre les cartes en profondeur.
Il y a quelques jours, j’ai publié ici même un article de blog critiquant de façon argumentée le projet de banque belge éthique « NewB ». En Belgique francophone, le billet a fait grand bruit, d’autant plus que, jusqu’ici, NewB bénéficiait d’une forme d’unanimisme optimiste d’autant plus étrange à mes yeux qu’il était supporté par une campagne publicitaire de très grande ampleur peu en phase avec le concept « d’alternative économique ».
J’ai reçu quelques encouragements mais aussi de très nombreuses critiques. Les critiques n’ont pas porté sur les faits (les informations étaient vérifiées et sourcées), ni tellement sur la logique soutenant l’argumentaire (personne ne l’a déconstruite). En fait, l’essentiel de la critique se situait dans un registre moral. Par ce billet, je commettais un grand crime : « tuer l’espoir ». Pour justifier le reproche, une expression est revenue de nombreuses fois : « NewB n’est pas parfaite, mais c’est toujours mieux que rien ». Je me propose aujourd’hui d’explorer l‘argument du « mieux que rien » et de construire un appareillage théorique soutenant mon désaccord avec ce dernier.
L’image provient de cet article, sur le même sujet, et qui mérite d’être lu 🙂
Un préalable est nécessaire au déroulement de l’analyse qui suit : il faut admettre que c’est bien le capitalisme, en tant que mode de production économique mettant des acteurs privés en concurrence, qui nécessairement produit une prédation sociale et environnementale. La discussion ci-dessous consiste à penser la fin du capitalisme et les moyens à notre disposition pour y arriver et non pas à se demander si un capitalisme « sain » serait possible. En cela, la perspective est radicale. J’invite les lecteurs non convaincus par cette prémisse à prendre connaissance de ma série de dialogues sur les « fusions d’entreprises », laquelle a précisément pour objectif d’expliquer la mécanique du capitalisme de façon vulgarisée et dialectique.
Typologie des actions possibles « pour changer le monde »
Une fois acceptée une telle prémisse, je propose d’envisager deux grandes approches qui s’opposent face au caractère prédateur du capitalisme. Ces deux approches me semblent non seulement mutuellement exclusives mais elles me paraissent aussi exhaustives en ce que n’importe quelle démarche présentée comme une « solution » entrerait dans l’une ou l’autre de ces catégories.
La première est une approche que j’appelle « itérative », laquelle consiste à régler les problèmes visés en répétant un même processus. Par exemple, c’est à force d’acheter du bio et de le faire de plus en plus que l’ensemble de l’industrie agroalimentaire évoluerait vers une alimentation respectueuse de l’environnement et de la santé ; c’est à force de monter des organisations éthiques que le monde du travail le deviendrait ; c’est à force de prendre son vélo que par voie de contagion les gens abandonneraient la voiture au profit de la mobilité douce, etc. Dans cette approche, l’individu est non seulement acteur de changement (ses actions répétées modifient le réel), mais il porte également une responsabilité morale. En miroir, si son action permet de modifier le réel et qu’il n’agit pas, l’absence d’action est immorale.
Dans cette approche, que signifie « mieux que rien » ? Tout simplement que l’action d’individus concertés permet d’améliorer, ne fût-ce qu’un tout petit peu, l’ici et maintenant. La question de savoir si cette action concertée est en mesure, finalement, de renverser le mode de production économique capitaliste, est une question secondaire. Par exemple, le projet de banque NewB dont je pense qu’il s’inscrit dans une telle approche, est soutenu à la fois par des pro- et des anticapitalistes tandis que tous s’accordent sur le fait que le critiquer est immoral puisque c’est « mieux que rien ». Pourtant, être capable de décider si oui ou non un projet comme celui-là est en effet capable de changer le système est fondamental dès l’instant où l’on a accepté la prémisse explicitée ci-dessus (3ème paragraphe). La question devient alors : peut-on, de proche en proche, opérer un glissement d’un changement conjoncturel vers un changement structurel ? Autrement dit, par quels processus le « quantitatif » permet-il d’évoluer vers du « qualitatif » ?
La seconde approche est pour moi « téléologique ». Elle consiste à se focaliser sur la finalité et à envisager les actions à accomplir en vertu de cette finalité. Tous les « appels à la révolution » tombent forcément dans cette catégorie. En termes pratiques, elle est cependant assez pauvre parce que, comme elles sont soumises à la contingence, les actions à entreprendre ont peu de chance d’aboutir à ce qui est réellement souhaité. Il en résulte qu’une approche téléologique est ressentie comme naïve, voire contre-productive – comme si elle ne pouvait se réaliser que dans le discours et pas dans les actes. En effet, si on est incapable de dire « que faire » et que, de surcroît, tout ce qui « pourrait être fait », peut se retourner contre vous (comme le caractère sanglant d’une révolution), le discrédit d’une telle approche semble non seulement légitime mais surtout inévitable. C’est, en substance, le genre de critiques auxquelles j’ai été confronté suite à mon article sur NewB.
Faisons quand même le travail. Que signifie, dans cette approche, « mieux que rien » ? Il me semble que, en ce qui concerne l’approche téléologique, « mieux que rien » signifie tout ce qui pourrait accélérer l’avènement, faciliter, œuvrer à la réalisation de la fin visée, quitte à accepter que l’ici et maintenant ne bénéficiera pas (le bénéfice eût-il été minime) d’une action qu’on aurait pu entreprendre. Une perspective que n’aurait pas récusée un certain Machiavel pour qui la fin justifiait les moyens. Et, dit comme cela, on prend conscience que ce n’est pas si naïf. Ce qui est difficile à admettre est moins le type d’actions à accomplir que le poids moral qu’elles supposent. Par exemple, suis-je prêt à militer contre un « chouette » projet comme la banque NewB parce qu’il me semble être partenaire du capitalisme plutôt que précipiter sa fin ? La question subsidiaire, sous forme de défi moral, devient alors : peut-on « penser le renversement » en prenant soin de l’ici et maintenant ? N’est-ce pas contradictoire ? Ne devrions-nous pas conclure que toute action qui ne modifie pas structurellement le système de facto le renforce ?
Au vu de ce qui est dit plus haut, on comprend qu’une approche itérative semble naturellement à visée conjoncturelle, tandis qu’une approche téléologique semble naturellement à visée structurelle. Pourtant, nombreux sont ceux persuadés que le bio, le commerce équitable, la responsabilité sociétale des entreprises ou les banques éthiques sont en mesure de « changer le monde », donc d’agir « structurellement ». Et, d’autre part, toute approche téléologique doit nécessairement commencer quelque part, donc être inscrite dans la « conjoncture » ! En effet, comme le pensent les anthropologues, nous sommes toujours déjà immergés dans l’action et nous passons notre temps à construire du sens a posteriori, pour la justifier plus que pour l’anticiper.
Émerge ici en filigrane l’ossature d’une typologie en quatre temps : quels sont les projets, quelles sont les « solutions » 1) relevant d’une approche itérative à effets conjoncturels ; 2) relevant d’une approche itérative à effets structurels ; 3) relevant d’une approche téléologique à effets conjoncturels ; 4) relevant d’une approche téléologique à effets structurels ?
Les petits pas ne changeront pas le monde (1)
Qu’est-ce qu’une approche itérative à effets conjoncturels ? Hé bien ce sont toutes les initiatives que j’évoquais déjà dans mon article sur le film Demain. C’est aussi le cas du projet de banque NewB. Ces projets-là ne peuvent tout simplement pas être autre chose qu’un pansement parce qu’ils ont besoin du capitalisme, ils s’en nourrissent. La banque NewB a besoin du capital privé de Monceau et de l’argent public pour se lancer (et n’est pas assurée d’être solvable pour autant), le commerce équitable a besoin des revenus de privilégiés de ceux qui l’achètent, etc.
La dépendance d’avec le capitalisme est totale, si bien que le capitalisme a droit de vie et de mort sur des marchés qui ne seront jamais amenés à s’étendre. Le « commerce équitable » ne sera jamais qu’un rayon de grand magasin, correspondant au marché de niche qu’il vise. D’ailleurs, autant d’années après le film Demain, alors que des comités de quartier ont été créés et que les colibris s’épuisent dans tous les sens, alors que les fameuses « solutions » ont été mises en place, qu’est-ce qui a changé ? Mon article sur le film Après Demainen dresse le portrait affligeant. On a beau tourner le bidule dans tous les sens, jamais de telles actions ne seront à même de changer le mode de production économique. On ne peut tuer ce qui nous fait vivre.
Les petits pas, oui, mais hors système (2)
L’ici et maintenant importe pourtant plus que jamais. C’est dans le concret de l’action de terrain qu’on comprend, dans sa chair, la politique. Est-il vraiment impossible d’avoir une pratique, une démarche de proche en proche certes mais qui toucherait les structures ? Qui ne serait pas le pansement d’un mode de production économique mortifère ? Je crois que c’est ce pari qu’ont cherché à réaliser les tenants du communisme libertaire et ce que perpétuent aujourd’hui les zadistes de tout poil et les squatteurs. Quelle est donc la différence fondamentale entre ces projets-là et ceux de la première catégorie ? Leur action est indépendante, elle est autonome vis-à-vis du mode de production. Bien sûr, les squats « appartiennent » au capital, les ZAD sont « réquisitionnées » de la même façon…mais leur démarche n’en dépend pas, elle pourrait s’établir semblablement dans un autre contexte, sans s’appuyer sur les acquis du capitalisme et sans bénéficier de ses capitaux.
Lors de ces expériences, les acteurs sociaux font sens du collectif, redécouvrent des valeurs liées à la collectivisation et opposées à la propriété lucrative privée, source du capitalisme. On peut les envisager de proche en proche, de façon itérative, des ZAD gagnant du terrain, s’étendant hors de leurs propres murs, prenant la taille d’une commune, d’une île, pourquoi pas d’un pays. On pourrait rêver comme le fait Alain Damasio dans « Les furtifs ». À partir du terrain, des textes se construisent, des chartes s’établissent, une constitution est co-créée, des lois la précisent. La perméabilité des frontières est discutée, de même que la redistribution de la production ou la négociation des échanges avec « l’extérieur capitaliste ». Il y a quelque chose de proprement enthousiasmant à envisager une telle itération à effets structurels !
Bien entendu, les défis sont à la hauteur du changement de paradigme : est-il possible de refuser les économies d’échelle dont a pu profiter le capitalisme et qui ont mené à une augmentation du confort ? Est-il si vrai que la sociocratie est plus respectueuse des gens qu’une hiérarchie lisible et renouvelable ? Que deviennent l’individu et ses aspirations singulières légitimes ? Fonctionne-t-on sans police et sans prison ? La démocratie s’envisage-t-elle nécessairement dans le cadre d’élections ? La représentation politique est-elle indépassable ? L’« extérieur capitaliste » n’a-t-il pas forcément intérêt à briser dans l’œuf de telles initiatives, comme le montrent la brutalité policière à Notre-Dame des Landes ou, historiquement, la répression sanglante de la Commune de Paris ? À quel point est-il possible de renverser nos propres cadres de pensée, comme l’illustre avec une admirable esthétique de l’absurde la « cosmologie du futur » d’Alessandro Pignocchi ?
Frapper fort, de l’intérieur (3)
La troisième catégorie envisage quant à elle une approche téléologique à effets conjoncturels. La grande différence avec la seconde catégorie, c’est qu’on envisage l’action à l’intérieur du système. La différence avec la première catégorie est que l’action ici ne bénéficie pas du système mais, au contraire, s’y oppose. D’autre part, il ne s’agit pas de reconstruire ex nihilo comme le feraient les zadistes, mais d’amener à des modifications radicales sans remettre en question les apports du système critiqué.
On explique comme ça l’existence de « partis révolutionnaires » (ce qui pourrait sonner comme un oxymore), d’une gauche radicale jouant le jeu des élections et de la représentation et qui, dans le débat public, amène de grandes thématiques que j’ai déjà relevées dans des articles précédents et issues du programme du Conseil national de la résistance : nationalisation des grands moyens de production, planification économique, production nationale, etc. La pratique de la grève peut à la fois relever de la première catégorie (améliorer la conjoncture sans toucher au système) mais aussi de cette approche puisqu’en touchant la conjoncture, on vise des changements structurels. Les propositions de salaire à vie de Bernard Friot entrent également dans cette catégorie, de même par exemple que les propositions de Pierre Rimbert du Monde diplomatique pour un financement de la presse d’intérêt général.
Il y a un immense problème à cette approche, souvent passé sous silence par ses apologues. De telles solutions ne peuvent être mises en place que par les détenteurs du pouvoir qui naturellement sont aussi les plus grands privilégiés de notre système inégalitaire. Leur demander de sabrer dans leurs propres privilèges a quelque chose d’éminemment contradictoire puisque leur accession au pouvoir témoigne déjà de ce qu’ils en acceptent le caractère prédateur.
Dans un monde où la conscience politique et la compréhension des causes de l’inégalité sont faibles, les exigences d’une approche téléologique à effets conjoncturels ont peu de chance d’être plébiscitées et ne présentent pas un grand risque pour les politiques en place. Une présence dans les médias garantit de satisfaire aux apparats de la pluralité ; il suffit ensuite de tourner en dérision ceux qui l’expriment aux moments adéquats. C’est chose plus ardue dans des pays où les classes dominées sont aussi très politisées, comme au Venezuela. Le miracle est alors possible et il arrive qu’un Hugo Chavez devienne président. Bien entendu, la répression est à la hauteur de l’événement et toutes les armes impérialistes seront utilisées pour éviter la contagion par l’exemple : coups d’État, ingérences, propagande, opérations sous faux drapeau, corruption, etc. Ne croyons pas trop vite que ce ne serait possible qu’ailleurs : les violences policières en France et en Belgique suffisent à montrer que lorsque le pouvoir en place est aux abois, il n’hésitera pas à user de toute l’amplitude des moyens à sa disposition. On comprend dès lors pourquoi j’insiste tellement sur le fait qu’augmenter la conscience politique, en particulier celle des masses dominées, est le plus grand enjeu lorsqu’il s’agit de penser au renversement de notre mode de production capitaliste.
Il n’en demeure pas moins que l’opposition frontale entre les classes exploitées et les classes qui exploitent peut difficilement éviter la violence. Il n’y a pas de changement profond sans risque et sans effort, tout simplement parce que quelque changement profond dont il s’agisse implique nécessairement que certains qui avaient plus auront moins. Si certains individus isolés peuvent exceptionnellement en accepter l’augure (après tout Karl Marx était un petit bourgeois, comme Ernesto Guevara), on ne saurait en attendre tel de l’ensemble d’une classe.
L’importance de la théorie et du rêve (4)
À moins de croire au mythe du Grand Soir (improbable dans l’absolu, impossible avec un faible niveau de conscience politique) et de ne pas avoir peur de couper des têtes au nom d’un avenir très incertain, je vois mal comment viser la finalité qu’est le renversement du capitalisme en ne touchant qu’aux structures… Mais en fait, comme cette catégorie n’implique pas l’ici et maintenant, elle devrait précisément être le lieu des conjectures, de la conceptualisation, de la théorisation politique, de la création artistique. Penser le monde de demain sans devoir s’attacher à penser ce qui y mène, c’est s’autoriser l’utopie, informer le présent en rêvant l’avenir.
Il y a sans doute lieu d’envisager deux temps distincts : celui de la transition d’un côté et celui du résultat visé d’autre part. On a sans doute tort de vouloir tout faire à la fois. Tandis que l’on sait que des alliances dans la révolte deviennent des concurrences une fois Goliath à terre. Tandis que l’on sait que les compétences pour accéder au pouvoir ne sont pas les mêmes que celles utiles au gouvernement. Toutefois, au cœur même de l’action, la théorie politique et les romans d’anticipation aident à réfléchir, délivrent aspirations et craintes, donnent sens et direction.
L’exercice consistant à élaborer un monde (partiellement) in abstracto pousse à exploser les cadres, à adopter ce que les ethnographes appellent une « posture d’étonnement », à balayer nos tenus pour acquis. Dans un univers de fiction, il nous est loisible d’ériger un monde sans droit de propriété ; ou une réalité dans laquelle êtres vivants, minéraux et intelligences artificielles détiendraient des droits égaux ; ou encore ce monde où certaines provinces seraient organisées sous le signe de l’égalité, d’autres sous celui de la liberté, d’autres encore basées sur l’honneur. À charge de chacun de mettre à l’épreuve ses ambitions folles et étranges car, dans la fiction, on produit des dictatures pour mieux s’en défaire et s’en protéger, on travaille la démocratie radicale par essais et erreurs, on invente, on corrige, on amende, on détruit. Par l’imagination et la connaissance, on construit sur les théories de ceux qui nous précèdent l’architecture des mondes suivants, que peut-être nous ne connaitrons jamais. Mais, par de subtils effets de percolation, les théories auront joué leur rôle dans l’émergence des sociétés futures.
Morale du « mieux que rien »
Les quatre approches théorisées supra méritent d’être comparées moralement. En philosophie morale, on se demande ce que l’on perd et ce que l’on gagne à opérer un certain choix : c’est ce qu’on appelle les « coûts d’opportunité ». Je voudrais les mesurer dans une perspective conséquentialiste et utilitariste. Il s’agit ici de s’intéresser aux conséquences des actes posés et de ne pas considérer une action comme bonne ou mauvaise dans l’absolu (au contraire du déontologisme kantien par exemple). L’utilitarisme (au sens philosophique et non pas au sens commun) consiste à considérer comme morale la recherche du bonheur pour le plus grand nombre. Autrement dit, l’approche la plus morale sera celle dont le coût d’opportunité est le plus faible lorsqu’on vise le bonheur du plus grand nombre à partir des conséquences de nos actions.
(1) Quelles sont les conséquences de la première catégorie ? Des petits pas positifs pour ceux qui les vivent, mais des pertes énormes par ailleurs. L’exploitation systémique des masses laborieuses continue, de même que les guerres impérialistes, la prédation environnementale à grande échelle, etc. La déculpabilisation de quelques-uns se fait au prix d’un massacre renforcé par ailleurs. Voilà pourquoi, d’un point de vue moral, je récuse avec force l’idée selon laquelle les « solutions » tombant sous le coup de cette première catégorie relèveraient du « mieux que rien ». Pour moi, ce n’est pas « mieux que rien » mais « pire que tout ». On ne se contente pas de laisser aller le monde, mais on se donne la bonne conscience illusoire que l’on fait quelque chose pour l’enrayer. On me rétorquera que certaines actions de proche en proche ont pu améliorer la vie des travailleurs (c’est, finalement, l’histoire des luttes sociales). C’est vrai. Mais elles ne l’ont fait qu’au prix fort : celui d’entériner un mode économique oppresseur, de laisser tomber les revendications les plus fortes du CNR, etc.
(2) Les « petits pas » hors-système ont le mérite de ne pas renforcer le monde qu’ils dénoncent, d’offrir une fenêtre vers un ailleurs possible. Bien entendu, dans un premier temps, ils ne touchent qu’une ridicule minorité de personnes – ce qui est gênant d’un strict point de vue utilitariste. En termes de « coûts d’opportunité », cette catégorie est cependant attractive : pas de responsabilité directe dans la prédation du système capitaliste, pas de responsabilité non plus dans des bains de sang révolutionnaires. Pour ceux qui font le choix de ce genre de vie et considérant que celui-ci ne peut être imposé, on imagine fort bien ce que retrouver de nouvelles formes de solidarité doit avoir d’enthousiasmant. Outre qu’il ne faut pas craindre les violences policières, faut-il également ne pas voir le progrès technologique, l’espérance de vie, le confort matériel et encore mille aspects résultant directement des économies d’échelle comme des valeurs en soi…
(3) De ce point de vue, la troisième catégorie est championne. À moins d’avoir fait partie des privilégiés, on y perd peu de ses acquis matériels, seule la richesse est redistribuée plus équitablement, les infrastructures sont conservées – elles n’ont fait que changer de propriétaire. Est-ce pourtant réaliste ? Un vrai conséquentialiste ne peut voir favorablement cette catégorie car il se fatiguerait à attendre et attendre encore les conséquences toujours reportées de ses marches revendicatives, de ses articles appelant au salaire à vie ou à un journalisme mutualisé. Car, bien sûr, les privilégiés n’ont aucun intérêt à se départir de leurs privilèges.
Le système aura peu à craindre tant l’action est inefficace. Et, comme dans la première catégorie, le système continuera d’y broyer nature et culture (si tant est qu’il y a un sens à distinguer les deux). Certes, si l’on n’est pas pressé (et donc pas directement victime…), on peut se contenter des menues actions dont on espère qu’un jour hypothétique elles trouveront à s’incarner dans une nouvelle réalité socio-économique. Alors, « mieux que rien » cette catégorie ? Pour les moins exploités d’entre nous, sans doute. Pour les autres, d’Haïti au Bangladesh en passant par les mines de coltan du Congo ou aux exclus du chômage d’ici, je suis moins sûr. Sinon, épuisé d’attendre, on pourrait bien se réveiller avec d’iconoclastes velléités révolutionnaires appelant à un Grand Soir !
(4) Pour cette dernière catégorie, on se retrouve dans une situation assez paradoxale. Dans sa version Grand Soir, le conséquentialiste a de quoi faire… La version idéale, dans une société où le peuple est politiquement mature et où les élites comprennent qu’il vaut mieux courber l’échine si elles veulent « garder la tête sur les épaules », offre un tableau où les conséquences sont grandement favorables à l’utilitariste : le bonheur des 99% est enfin la priorité ! Les coûts d’opportunité sont nuls – à moins bien sûr de s’appeler Bernard Arnault. Dans une version plus réaliste, avec un peuple politiquement immature et/ou divisé et des élites qui s’accrochent à leur pouvoir, c’est le bain de sang assuré avec des conséquences au moins aussi dramatiques. Pour tout le monde. Quant à savoir si c’est moral de jouer ainsi à quitte ou double…
Dans la dimension où elle n’embrasse qu’un travail conceptuel et prospectif, la quatrième catégorie passe du feu d’artifice…au sismomètre parfaitement plat : les coûts d’opportunité sont désespérément identiques à ceux du système auquel nous n’aurions pas touché, sauf à y inclure un avenir lointain et incertain. Pas de conséquences directes (ni même potentiellement indirectes), pas de « bonheur augmenté » (n’étant pour les quelques rares que la fiction détend). « Mieux que rien » sans doute, mais si faiblement qu’on est en droit de douter que ça en vaille réellement la peine.
Conclusions
Il y a bien une alternative qui n’a pas été évoquée et qui appartiendrait à la troisième catégorie : puisque le système économique est traversé d’insolubles contradictions internes qui mènent à des crises récurrentes et qui devraient, en toute logique, précipiter son effondrement, il serait encore possible d’œuvrer positivement à sa fin en en exagérant les traits. Un peu comme le font les libertariens (qui n’en ont cependant pas l’intention !) À qui se fera donc le pire des capitalistes au nom même de la lutte anticapitaliste… Si, pour un conséquentialiste utilitariste, la démarche n’est pas plus absurde (mais pas plus efficace) que pour les autres possibilités évoquées, on comprendra aisément qu’un adepte de l’éthique déontologique en frissonnerait d’horreur. Oui, il est de ces actions intrinsèquement mauvaises.
Quel bilan faut-il maintenant tirer de ce qui a été (longuement) développé ci-dessus ? D’abord, ô suprême étonnement !, qu’il n’y a pas de solution idéale. Chacune comporte ses avantages et ses inconvénients.
La première offre de faire l’expérience presque directe du « positif » de son action mais, lorsqu’on l’observe de plus près, elle porte la responsabilité des exploités d’aujourd’hui et de ceux de demain en permettant, par son action à la marge nourrie par le système, de conforter ce dernier dans le temps et dans l’espace (les guerres de l’impérialisme ou la malnutrition, par exemple, touchent moins les lecteurs du Radis que les magasins bio). Dans la mesure où son caractère proprement néfaste est relativement invisible (autre part et/ou autre temps), je ne suis pas étonné qu’elle semble moralement la meilleure. Mais c’est, à mon avis, une grave erreur due à la difficulté de se décentrer. Voilà pourquoi, pour NewB comme pour le film Demain, je m’inscris en faux.
S’il est important pour vous de vous impliquer dans une démarche concrète mais qui n’établit pas de liens incestueux avec le système dénoncé, il me semble que l’approche anarchiste (ou communiste libertaire) est encore la plus sensée. De plus, elle n’est pas mutuellement exclusive avec les autres catégories, de sorte que vous pourriez très bien participer à l’augmentation d’une conscience politique générale en allant manifester, en distribuant des tracts ou en réalisant des films documentaires tout en rejoignant votre communauté autonome le soir venu… Certes, l’effet de contagion est impossible à prévoir et cela requiert de votre part de laisser tomber une série de privilèges notamment liés au confort, tandis que la prédation perdure devant vos yeux spectateurs – sans doute jusqu’à la fin. Au moins aurez-vous été fidèle à vos valeurs.
Une honnêteté intellectuelle que l’on peut accorder aux tenants de la troisième et de la quatrième catégorie également, soit qu’ils militent au sein du système, sans résignation, car ils pensent encore que l’élite fera un jour le choix de se départir de ses privilèges, soit qu’ils espèrent que la population sera un jour mature pour un basculement intentionnel. Le cas de la Grèce ces dernières années ne rend pas très optimiste quant à ces deux conditions. Enfin, reste la littérature…
Il me semble qu’un choix moral est avant tout un choix conscient. Et si vous êtes arrivé au bout de cet article, peut-être aurez-vous une idée de la catégorie dans laquelle il faudrait ranger le Blog du Radis et ainsi pourrez juger de son utilité sociétale !
[EDIT décembre 2020 : Retrouvez mon article « Newb, un an après », une analyse très complète des fausses promesses de la banque en devenir.]
[EDIT du 30/11/2019] Attention, un paragraphe très important a été ajouté ici plus-bas. J’y déconstruis le principe « un homme une voix » qui ne peut s’appliquer au cas de NewB comme on pourrait le croire. Un argument supplémentaire de poids en défaveur de ce projet décidément bien moins éthique qu’il n’y semble de prime abord.
« Je rêve d’une banque… », aurait dit Gad Elmaleh. Y’en a qui rêvent, y’en a d’autres qui la font, répondront les Belges de NewB. À grand renfort de campagne radiophonique, d’affichage Publifer dans les gares et de matraquage publicitaire sur Facebook, la coopérative d’économie sociale ambitionne de lever 30 millions d’€ d’ici au 27 novembre 2019. Tout ça pour créer ce qu’on appelle tous (ou presque) de nos vœux, j’ai nommé une « banque éthique et durable au service d’une société respectueuse de la planète et des droits humains » (c’est eux qui le disent).
Pourtant, il reste des esprits chagrins qui osent encore la critique, même là ! Et, devinez quoi ? J’en fais partie. Du coup, on m’accuse de tirer sur l’ambulance, m’voyez. Alors, j’me fends d’un petit article sur le Radis, histoire de montrer qu’au jeu des métaphores, je trouve celle du cheval de Troie bien plus adaptée. Allons-y.
Opération séduction : check
Il faut dire que le projet a tout pour attirer le chaland
conscient-de-tout-ce-qui-tourne-pas-rond, qui a envie de « faire quelque
chose », de ne pas « juste » critiquer. Au chapitre de ce qui
séduit, on retrouve toute l’étendue du champ lexical de l’économie sociale :
la « transparence », l’« éthique », la
« durabilité », le « respect », les « droits
humains », la « planète », la logique de « projets »,
le « local », etc. Un vrai catalogue.
Oui, so what ? Pourquoi serait-ce critiquable ?
N’est-ce pas formidable une banque où la tension salariale ne varie que de 1 à
5, où le retour sur investissement est limité à seulement 6%, où le droit de
vote n’est pas proportionnel au capital investi, où la transparence est totale
sur l’organisationnel et sur la nature des investissements qui seront
« exclusivement éthiques ».
Autant d’éléments a priori opposés à la mécanique
capitaliste où les propriétaires-actionnaires explosent leurs propres
rémunérations au détriment des travailleurs, où les plus gros sont les vrais
décideurs, où les sociétés écrans superposées assurent une parfaite opacité, où
la pression organisationnelle nourrit chaque jour un peu plus l’aliénation et
les burnouts et où, bien entendu, les investissements les plus profitables sont
aussi les plus destructeurs pour l’environnement et les personnes. NewB serait
donc, à ce titre, révolutionnaire, non ?
Théorie de l’entrisme
Est-il possible de s’opposer à un système de
l’intérieur ? La question de l’entrisme est un classique des sciences
politiques et implique deux mouvements opposés de « contagion » qu’on
peut illustrer par des métaphores.
La première consiste à dire qu’on fait entrer le « ver
dans la pomme », donc la banque éthique dans le système capitaliste pour tuer
ce dernier de l’intérieur. Dans cette perspective, NewB serait une
« solution » et mériterait un soutien indiscutable. Tout le monde
verrait « que ça marche », les capitalistes prendraient peur et, pour
ne pas perdre de parts de marché, commenceraient à imiter l’ESS (l’économie
sociale et solidaire). Un gigantesque cercle vertueux se met en place, les
banques deviendraient propres et, sans risque et sans effort, le système
capitaliste serait réformé pour le meilleur.
Ok, on garde l’idée pour Walt Disney et on se penche sur la
métaphore inverse. Je propose l’image de la « grenadine » qui ne
pourra colorer l’eau dans laquelle on la dilue si on ne plonge qu’une goutte dans
ce qui s’apparente à une citerne…
Alors, NewB, ver ou grenadine ? Il y a des éléments
très concrets qu’il est possible d’analyser pour choisir entre ces deux
métaphores.
Question de rentabilité
Un des arguments avancés par les soutiens de NewB est que la
banque n’aura pas à dégager de « profits » mais pourra se contenter
d’être « solvable ». Un premier problème, c’est que jusqu’ici les
pertes s’accumulent, comme le rappelle un article de l’Echo, depuis la
constitution de la société en 2011, avec 10.732.632 € de pertes selon les comptes arrêtés au 30 juin
2019. Pour les profits, on repassera…mais pour la solvabilité aussi ! On
me traitera d’esprit chagrin, on me dira que c’est normal « dans un
premier temps ». N’empêche que les investisseurs ont plutôt intérêt à être
conscients que tout ça devra être renfloué et que même leur marge
« limitée à 6% » risque bien d’être un gouffre où ils perdent tout
avant de songer à quelque retour. Il n’y qu’à voir les avertissements que NewB
a été contrainte de bien exposer en même temps que son appel.
Pourquoi autant de difficultés pour obtenir l’agrément
bancaire ? Et pourquoi autant de difficultés à être rentable ? Pour
une simple raison : si être
« éthique et durable » était économiquement viable en système
capitaliste, ça fait longtemps que les plus gros capitalistes seraient devenus
des parangons de vertus sociale et environnementale ! Z’imaginez la
pub que ce serait si une organisation privée pouvait faire la démonstration
d’une telle impeccabilité sans le risque d’une Élise Lucet à ses basques pour
démonter le pot-aux-roses ? Autrement dit, l’éthique, le durable, tout le
catalogue vu plus haut, entrent nécessairement en tension avec les objectifs
économiques.
Il faut bien comprendre que la rentabilité et même la forme
juridique de coopérative n’exclut pas les organisations des impératifs du mode
économique capitaliste. Pour reprendre la métaphore exprimée plus haut, les
valeurs de l’économie sociale sont diluées par la logique économique, une
goutte de grenadine dans un bassin d’orage. Comme me le disait un acteur
important de l’ESS : « C’est vrai qu’il faut parfois rogner sur ses
valeurs ».
Capitalisme : ennemi ou
partenaire ?
L’entrisme suppose plusieurs étapes : reconnaître
l’ennemi, en apparence jouer son jeu et finalement le détruire quand il a la
garde baissée. C’est la métaphore du ver dans la pomme.
Toutefois, à force de faire le jeu du capitalisme, le
capitalisme devient ton partenaire. C’est ainsi que NewB a désigné Belfius
personne morale agissant comme tiers-dépositaire responsable du cantonnement
des fonds dans le cadre de l’offre. C’est ainsi que NewB collabore avec
Rabobank Nederland pour le traitement bancaire des transactions réalisées avec
sa carte de crédit prépayée, mais aussi avec Mastercard qui bénéficiait en 2017
d’une note de crédit de 80000€ en défaveur de NewB (là, c’est carrément l’ESS
qui finance le capitalisme le plus abject !) C’est ainsi que NewB est
entrée dans le capital de Monceau assurances dans
une pure logique de fusion d’entreprises que je ne cesse de dénoncer (NewB
distribue des produits d’assurances de Monceau)…
On découvre de surcroît dans le prospectus lié à l’offre que
NewB « a contacté des organismes parapublics, des universités, des
fondations, des sociétés commerciales actives ou non
dans la finance au sens large et d’autre types d’entités pour leur
expliquer le projet et leur proposer d’investir dans le capital de NewB »
(p.48). La finance au sens large ?
Késako ? Donc, si NewB promet de n’investir qu’éthiquement, elle sera
moins regardante quant à l’origine des capitaux de ses propres coopérateurs !
Toute cette éthique, on en a plein les mains, je ne sais plus qu’en faire !
Parce que, voyez-vous, c’est là que se trouve un autre
élément primordial. Qui, dans le système capitaliste, est à même d’investir
dans un projet comme celui-là ? Depuis mon
article sur le film « Demain », j’explique que c’est bien le
capitalisme qui finance ce genre « d’alternatives », comme je
dénonçais récemment que le capitalisme finance les pseudos
mouvements sociaux radicaux comme Extinction Rebellion. On me rétorquera
qu’il y a des ONG parmi les investisseurs, l’État, des gens comme vous et moi
avec des idéaux. Certes. Et alors ? Les ONG fonctionnent comme des
multinationales (je vous conseille l’excellent sketch de Jeremy Ferrari sur
Action contre la faim) ; l’État en système capitaliste n’est que le bras
exécutif du capitalisme (de façon très claire quand on voit le principe des
revolving doors, mais aussi en termes de classe sociale, de cumuls de mandats
d’administrateurs, quand on voit les lois votées toujours en faveur des plus
riches ou des grosses entreprises, etc.) et, parmi les gens comme vous et moi,
seuls les privilégiés du système ont des capitaux en excédents qu’ils peuvent
se permettre d’investir !
Ainsi, on comprend
que NewB n’est pas du tout une
alternative au système mais constitue, au contraire, l’ouverture d’un nouveau
marché bien intégré au mode de production capitaliste, exactement comme
l’est le commerce équitable, le bio, etc. Si la viabilité d’un tel modèle est
précaire, il est absolument certain
que sans la perfusion du capitalisme, il serait totalement impensable. NewB a besoin de l’investissement du
capitalisme dans son entreprise. Dès lors, elle ne peut évidemment se targuer
d’être anticapitaliste, tout simplement parce que NewB ne serait possible qu’uniquement
dans la mesure où elle demeure une marge, accessible à un public particulier,
et non une norme bien trop peu profitable économiquement.
Or, rappelons-le : si les « concessions » faites
au capital impliquent de modifier la nature « révolutionnaire » de
NewB, alors l’action d’investir dans ce projet de banque est non seulement
illusoire, mais elle est surtout contre-productive. Elle est un pansement
permettant au système de perdurer et non une alternative qui s’y oppose et
engage dans la lutte.
La banque, une bonne porte d’entrée ?
C’est qu’on a tendance à confondre système bancaire et
capitalisme. À force de dénoncer les dérives des banques et de la finance, on
en vient à prendre l’un pour l’autre. Or, il n’en est rien. L’instrument
fondamental du capitalisme, c’est la propriété lucrative privée et la nécessité
de profits qui en découle. Pour survivre, chaque entrepreneur-investisseur doit
être plus concurrentiel que son voisin et dégager plus de profits. Sinon, il
risque le rachat ou la faillite. Généralement, il le fait en diminuant ses
coûts. Mais il peut aussi le faire en innovant, avec une offre – même de niche
– qui n’existait pas auparavant, ce qui semble être le choix de NewB.
Bien sûr, le système bancaire facilite les processus propres
au capitalisme, mais il n’en est pas la cause. Agir sur la banque, c’est agir
sur une conséquence seulement – et penser qu’on peut utiliser l’un pour toucher
l’autre, c’est faire preuve de beaucoup de naïveté, comme un certain Pascal
Canfin, auteur d’un petit ouvrage intitulé « Ce
que les banques ne vous disent pas », et qui, aujourd’hui, est eurodéputé
de Macron !
Les « dérives » de la banque et de la finance
privées ne sont que les symptômes de la maladie qu’est le capitalisme. NewB ne
change rien à ces règles. Au contraire, elle s’inscrit dans ce système et tente
d’en jouer le jeu.
Oui mais tout n’est pas à jeter quand même !
On serait tenté de se dire que « c’est mieux que
rien ». Je pense le contraire. Quand on m’accuse de « tirer sur
l’ambulance », on postule que le malade vaut la peine d’être sauvé !
Raison pour laquelle je suggère de plutôt voir NewB comme un cheval de
Troie : c’est beau, sexy, attractif et on ne demande qu’à l’accueillir.
Mais, quand on y regarde de plus près, on réalise que le principe même ne
diffère en rien, comme on l’a vu plus haut, de ce contre quoi elle est censée
lutter. Faire vivre NewB, c’est faire entrer le loup dans la bergerie, c’est
accepter l’idée selon laquelle on ne pourrait « faire mieux » que
reproduire toujours les mêmes erreurs. Exit la posture révolutionnaire !
Exit les propositions économiques de Bernard Friot ! Exit les exigences du
CNR au sortir de la seconde guerre mondiale !
Pour faire un parallèle : quelle est la meilleure façon
d’assurer qu’un SDF reste à la rue? En lui offrant une petite pièce. Jamais
assez pour s’en sortir (c’est-à-dire pour changer de système) mais parfait pour
rester dans la même situation, ni pire, ni meilleure à long terme. Est-ce que
le SDF sera content de pouvoir se payer une bière ou un café? Oui. Est-ce
moralement acceptable de lui offrir cette bière ou ce café? Sans doute. Est-ce
qu’on participe, collectivement, par la charité, à ce que les gens à la rue le
restent? Aussi, malheureusement. NewB est une forme de charité appliquée au
secteur bancaire.
Sans compter qu’il y a encore beaucoup de choses à dire sur le caractère « sexy » de NewB.
[EDIT 30/11/20149] En ce qui concerne le principe « un homme une voix », on en conclut un peu vite que tous les coopérateurs auraient le même poids dans les prises de décision. C’est complètement faux. Lisez plutôt cet extrait du prospectus (p.11) : « Les Parts de NewB de chaque catégorie donnent le droit de participer à l’Assemblée Générale des Coopérateurs et d’y exercer un droit de vote. Chaque Coopérateur, dispose d’une voix, quels que soient la catégorie et le nombre de Parts qu’il possède. Les décisions de l’Assemblée Générale doivent cependant […] être approuvées à la fois par (i) une majorité absolue des voix présentes et représentées des Coopérateurs de catégorie A, une majorité absolue des voix présentes et représentées des Coopérateurs de catégorie B et une majorité absolue des voix présentes et représentées des Coopérateurs de catégorie C. Les trois (3) actionnaires du groupe Monceau sont les seuls Coopérateurs de catégorie C et peuvent dès lors s’opposer au vote d’une décision. »
La voilà la grande et belle démocratie de la coopérative NewB! Dans les faits, le plus gros coopérateur a un droit de veto. C’est aussi simple que ça! Et ce plus gros contributeur était jusqu’ici l’acteur capitaliste par excellence : Monceau. Entre-temps, d’autres coopérateurs de part « C » se sont rajoutés, essentiellement des acteurs financés par la collectivité (universités, finance.brussels, etc.) Si on peut être en partie rassuré par le fait que Monceau ne pourra plus avoir seul la majorité absolue, demandons-nous s’il est normal que de l’argent public soit ainsi privatisé par une banque! Demandons-nous, comme je le fais aussi dans cet article, ce que veut dire « public » dans un État capitaliste où les classes dirigeantes partagent les intérêts du privé. Les choix des universités en matières économiques mériteraient un article en soi…
En ce qui concerne les salaires, on apprenait en 2017 déjà que le coût salarial annuel pour le comité de direction était de 165.000€ (loin des barèmes du non-marchand, n’est-ce pas !). Mais il y a encore plus amusant pour une organisation qui place l’éthique au sommet de ses valeurs. Par exemple, NewB a créé un « Comité de nomination et de rémunération » chargé entre autres de la « politique de rémunération de NewB ainsi que de sa cohérence ». Ce comité est composé de trois personnes dont Bernard Bayot qui se trouve être, en même temps, le Président du Conseil d’administration. Ou comment décider de sa propre rémunération, quoi ! Les onze administrateurs seront en effet rémunérés (jusqu’ici, ils ne l’étaient pas), pour une manne de maximum 100.000€, soit un peu moins de 10000€/administrateur/an. Au regard des standards bancaires, c’est rien. Au regard de l’ESS, c’est énorme. À chacun de juger…
On se demande
aussi comment NewB tracera la ligne entre ce qu’elle considère comme
« éthique et durable » et ce qui ne le serait pas (surtout dans la
mesure où, comme dit plus haut, elle est prête à accepter des capitaux venant
de la finance « au sens large »). Les éoliennes, c’est durable ?
Les voitures électriques, durable ? Le bio qui vient de l’autre bout du
monde ? Le commerce équitable qui se fiche des ouvriers agricoles et ne
rémunère correctement que le producteur, éthique ? Qu’est-ce qui
fondamentalement peut être considéré comme « éthique et durable »
dans un monde où la rentabilité (ou même la solvabilité) seule pousse à
« rogner sur les valeurs », même des plus vertueux ?
Le fantasme du projet « pur »
Oui mais voilà, immergés, contraints et forcés, dans un
système prédateur, avons-nous d’autres choix que de parier sur des initiatives
du type NewB ? Il est clair que s’exclure complètement d’un système au
seul motif qu’on est en désaccord avec celui-ci mène tout droit à une vie
d’ermite sans aucune utilité sociétale. Autrement dit : nous nageons
nécessairement en pleines compromissions.
Au nombre de ces compromissions, lesquelles seraient
acceptables ? Ne vaut-il mieux pas investir dans NewB plutôt qu’acheter
Coca-Cola ? Je crois qu’il s’agit d’une fausse alternative. Les deux
participent d’un même mouvement, comme j’ai tenté de le montrer dans cet
article. Nous devrions alors nous reporter sur d’autres types d’actions, à
visée structurelle. Des actions portant sur les causes dont la première est la
propriété lucrative privée.
Voilà pourquoi je rappelle à qui veut l’entendre les
quelques propositions du (feu) programme du Conseil national de la résistance :
évincer les monopoles, empêcher les grandes puissances économiques et
financières de diriger l’économie ; il faut y ajouter la planification
économique, la subordination des intérêts particuliers à l’intérêt collectif,
la production nationale et, surtout, la nationalisation des grands moyens de
production. Autant dire qu’un tel programme est incompatible avec le
capitalisme. Atteindre des objectifs comme ceux-là consiste moins à être
« pur et irréprochable » que de penser les conditions d’une société
égalitaire, pour tous. Une telle démarche implique de refuser la facilité, de
ne pas se laisser aveugler par des projets qui semblent très séduisants mais
qui, au final, servent la cause combattue.
Il faut accepter qu’il n’y a pas de solution prête-à-embrasser. Qu’avant toute chose, il faut augmenter le niveau de conscience politique général, faire un effort incessant de pédagogie, continuer sans relâche l’étude des mécanismes du mode de production dans lequel nous vivons ; il faut faire collectif, profiter des manifestations pour parler entre nous, déconstruire les fausses bonnes idées. Le travail intellectuel est aussi crucial que l’action sur le terrain et c’est à l’endroit de leur convergence que naissent les alternatives que le capitalisme ne pourra pas récupérer car elles seront construites sur ses cendres et non sur ses deniers.