Pause clope. Deux employés administratifs, dont l’un semble légèrement irrité.
- Bon, j’ai vu que les USA avaient voté la fin de la « neutralité du web ». On s’en fout, ou on s’en fout pas ?
- On s’en fout un peu. Enfin, sauf si tu racontes des trucs sur Internet en voulant toucher un public Ricain…
- Bah, j’ai un ou deux mots à dire à Trump !
- Alors, tu t’en fous pas !
- Je comprends pas. Explique.

Evicted sharecroppers along highway
- La fin de la neutralité du web, ça veut dire que les fournisseurs d’accès Internet aux USA ne vont plus devoir traiter toutes les données à égalité.
- C’est pas clair, désolé.
- Imagine que tu prends l’autoroute parce que tu voudrais parler de vive voix à un ami.
- Oui…
- À l’entrée de l’autoroute, on t’arrête. Et là on te demande qui tu es, où tu vas et ce que tu veux dire. Et, c’est à partir de ces trois éléments qu’on peut te laisser passer, te donner une priorité, te ralentir, voire carrément te bloquer…
- Ah oui quand même ! Donc, par exemple, si je suis roux et qu’ils n’aiment pas les roux, je pourrais être bloqué ?!
- Hum. Par exemple si ton site web est un site d’opposition politique, on pourrait décider de te bloquer. Pourvu que ce soit « transparent ». Ça, c’est la nouvelle loi US.
- Transparent ?
- Oui, « transparent ». Cherche pas à comprendre, c’est un mot qui ne veut rien dire.
- Donc, si je comprends bien, on pourrait me bloquer ou me ralentir parce que je pose problème en tant que source d’information, parce que mon contenu ne plaît pas ou encore parce que le destinataire ne plaît pas ?
- Mais ça marche aussi dans l’autre sens. Imagine que ma société qui fournit Internet possède aussi une entreprise qui crée des contenus digitaux. Eh bien je pourrais choisir de mettre ces contenus-là en priorité, en prenant toute la bande passante, quitte à ralentir voire à bloquer les autres contenus. Ou alors, je pourrais faire payer très cher pour que certains contenus aient une bande passante correcte…
- Un peu comme si on réservait la bande d’autoroute la plus rapide juste pour les grosses berlines allemandes ?
- Voilà, par exemple. Ça peut aller encore beaucoup plus loin : les fournisseurs pourraient décider d’inclure dans leur offre des sortes de « packs » comprenant l’accès à différents sites comme Facebook, Google, Twitter, etc. mais pas à d’autres concurrents comme Yahoo, Apple, etc.
- Heu… En fait, il n’y aurait plus « un » Internet, il y aurait « plusieurs Internet », en fonction du fournisseur ?
- T’as tout juste. C’est le principe même d’Internet, en tant que « réseau unifié de tous les réseaux » qui serait mort.
- Et on peut dire qu’on est dans ce cas-là ?
- Aux USA, d’une certaine façon, oui. Évidemment, ils ne sont pas bêtes. On commence avec de vagues garde-fous, d’où le concept fourre-tout de « transparence ». Et petit à petit, tout ça pourra être modifié, amendé, dérégulé. Le plus important, c’est le début. Une fois que la grenouille est dans l’eau, on peut doucement augmenter la température : c’est déjà trop tard pour elle.
- Et le rapport avec le reste de l’économie? Tu parles beaucoup des fusions d’entreprises par exemple. Qu’est-ce que ça change ?
- Eh bien disons que la tendance monopolistique va encore renforcer le problème : s’il n’y a qu’un ou deux gros fournisseurs – parce qu’ils ont avalé tous les autres et tous ceux qui émergent -, les ententes entre eux sont plus faciles, ils peuvent encore plus facilement se « partager le marché ».
- C’est-à-dire ?
- Regarde par exemple Spotify, Deezer ou Apple music. Certains artistes ont signé des contrats d’exclusivité avec l’un ou avec l’autre. Si tu veux être sûr de pouvoir écouter toute la musique que tu veux, tu devrais t’abonner…à tous les services. C’est moins vrai pour les « stars » (quoique), mais c’est très vrai dès que tu cherches quelque chose de plus spécifique. C’est exactement le même principe ici : tu prends les séries US, je prends le porno !
- Je vois…
- C’est pas tout. Ils peuvent décider de commun accord de bloquer certains contenus parce que ceux-ci iraient contre leurs intérêts. Jusqu’ici, Internet a été une bouffée d’air frais pour la diffusion d’idées progressistes, voire anticapitalistes. Mais il va de soi que ces idées vont contre les intérêts de tous les gros acteurs économiques…qui pourraient donc décider, logiquement, de les bloquer. Purement et simplement.
- Ou de les faire payer très cher !
- T’as compris le principe !
- C’est affreux. Et chez nous ? On prend les mêmes risques ?
- Les langues se délient en effet. Le PDG d’Orange s’était déjà exprimé en faveur de la fin de la neutralité du Web. On n’y est pas encore, mais on peut considérer que c’est une tendance lourde.
- On peut faire quoi ? Un Internet alternatif ?
- Pourquoi pas. Mais il ne faut pas oublier que les investissements en termes d’infrastructure sont gigantesques. Ce n’est pas pour rien que ce sont précisément ces acteurs-là qui ont aujourd’hui un tel pouvoir.
- …le retour de la presse papier ?
- Qui sait. Ou l’émergence des « Hauts Parleurs » comme l’imagine Alain Damasio dans ce qui est peut-être la plus belle de ses nouvelles.
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