Analyses

J’ai lu « Rescapée du goulag chinois » (4/5)

Partie 4 « Justice et injustices »

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Gulbahar Haitiwaji publie, avec Rozenn Morgat, un livre qui fait beaucoup de bruit : « Rescapée du goulag chinois ». Tous les médias en ont parlé. Il semble que nous tenions là un témoignage indiscutable sur la répression et le caractère criminel de l’État chinois, dans le Xinjiang en général, sur les Ouïghours en particulier. Quatrième volet de notre grand dossier. Je vous encourage à lire le premier, le second et le troisième volet avant d’aborder celui-ci.

Les raisons d’un départ…définitif ?

La famille Haïtiwaji n’a pas seulement quitté son pays, la Chine, et sa province, le Xinjiang. Iels ont quitté leur travail, leurs ami.es et le reste de leur famille pour traverser tout le continent eurasiatique et demander refuge à la France. Selon la convention de Genève (1951), un réfugié est « une personne qui se trouve hors du pays dont elle a la nationalité ou sa résidence habituelle, car elle y a été persécutée ou craint d’y être persécutée du fait de sa race, sa religion, de sa nationalité, de son appartenance à un certain groupe social ou de ses opinions politiques ».

Quels sont les éléments tangibles que relève Mme Haïtiwaji dans son texte pour justifier leur départ au Xinjiang et leur obtention du statut de réfugié en France ?

Ce sont les discriminations au travail qui semblent être la justification principale à leur départ. Mme Haïtiwaji explique qu’iels voyaient leur « perspectives d’avenir se réduire comme peau de chagrin » (p.14), « disparaître » (p.29), que « les salariés Hans ont reçu plus d’argent que les salariés Ouïghours » (p.28), que « tous les salariés Ouïghours ont été délocalisés à la périphérie » (p.29), que « le poste a été dévolu à quelqu’un d’autre » et, « devinez à qui? Un salarié Han ! » (p.29 encore). Ainsi, « Kerim a toujours su qu’il faudrait quitter le Xinjiang » (p.28). Comme dit plus haut, ces éléments entrent toutefois en contradiction avec le fait que « personne » n’aurait pu affirmer « avec conviction » les discriminations subies (p.68). Ce sont donc, tout au plus, des ressentis non objectivés, par exemple, par des statistiques ou des études.

Mme Haïtiwaji dit aussi que ce sont les « différences culturelles » qui « dérangent » et « les épisodes de révoltes passés » qui « inquiètent » ; ce serait « pour cela » qu’iels « ont fui en France en 2006 » (p.23). On ne sait pas si, ici, Gulbahar fait référence aux attaques violentes qui faisaient déjà rage au Xinjiang.

Attaques terroristes à Ürümqi en 2014, source

Quoi qu’il en soit, Kerim Haïtiwaji est parti, d’abord au Kazakhstan pour y revenir déçu après un an, puis en Norvège et enfin en France (p.36) où elle dit qu’il avait eu « une opportunité d’emploi » (p.147), ce qui n’est pas cohérent avec le fait qu’il aurait été à la rue à son arrivée (p.37). Leurs filles et lui-même y ont obtenu le statut de réfugié.es.

On voit que les raisons du départ sont loin d’être aussi claires que ce qu’on pourrait penser de prime abord. Voyons maintenant les raisons qui auraient pu inciter la famille à ne pas prendre le départ.

Contrairement à ce qu’elle dit à différentes reprises, Kerim et Gulbahar n’ont pas eu à chercher du travail au Xinjiang puisque « la Compagnie du pétrole locale [leur] a offert des emplois d’ingénieurs dès [leur] sortie de l’université » (p.25). Iels purent s’installer dans un « petit appartement de deux pièces fournis par la Compagnie » (p.26). Étaient-iels mal traité.es dans leur travail ? Difficile à croire sachant que « au fil des années, Kerim et [elle] av[aient] obtenu de meilleurs salaires » (p.29), salaire déjà qualifié de « correct » (p.36) dès le départ. L’année suivante, « à [s]on grand étonnement », « la compagnie [lui] attribua un poste au siège de Karamay » (p.36) et elle « [se] sentai[t] reconnaissante envers elle » (p.36). En fait, elle avait fini par « adorer ce métier » et elle « aimait la compagnie » (p.35). La vie leur « souriait », iels finirent par habiter « un spacieux appartement dans le centre », iels roulaient « dans une belle voiture », leurs filles « poursuivaient des scolarités prometteuses » (le tout p.29).

Dans ces conditions, on comprend qu’il soit difficile d’objectiver les fameuses discriminations subies (notamment celles au travail). On est également loin, très loin, des fameux « joyaux architecturaux » de Kashgar faits de pauvreté et de maisons en terre. Si Gulbahar aussi prend la décision de quitter le Xinjiang en 2006, elle n’a toutefois « pas eu le cœur de démissionner » (p.38) parce que la « Compagnie ne [l]’avait pas blessée » (p.38) et elle demanda un « congé sans solde grâce auquel [elle] conservai[t] [s]a place d’ingénieur-cadre dans l’entreprise » (p.38).

Tous ces éléments en tête, à quels critères exacts de la définition de la convention de Genève la situation des Haïtiwaji correspond-elle pour justifier l’obtention du statut de réfugié.e ? Pour ma part, je reste perplexe. Sans compter que le statut de réfugié.e est aussi accordé pour protéger cellui qui en jouit d’un retour forcé dans son pays qui le mettrait en danger. Or, lorsqu’il lui a été demandé de retourner au Xinjiang pour régler des problèmes administratifs, « Gulbahar ne s’est pas méfiée, pas assez » (p.16). Et, effectivement, on se demande pourquoi et comment il est possible de retourner volontairement dans un pays qu’elle a quitté pour y avoir été persécutée.

Sauf si, en fait, elle n’y était pas persécutée.
Sauf si, en fait, c’était loin d’être la première fois qu’elle y retournait depuis son départ en 2006.

Ainsi, elle explique qu’à l’été 2009 elle était « rentrée seule à Altay » (Xinjiang) parce que son mari, à cause du statut de réfugié, n’avait pu les accompagner (p.41). Mais ça n’est pas cohérent non plus avec le fait qu’elle dise (p.42) que toute la famille est retournée au Xinjiang en 2012, soit trois ans plus tard, pour « rendre visite à [leurs] familles et amis ». Une exception ? Pas du tout. Elle précise « comme chaque année » (p.42). Donc, chaque année, la famille Haïtiwaji retourne au Xinjiang, sans apparemment craindre d’y subir quoi que ce soit et ce en dépit du statut de réfugié de Kerim et des filles. Et c’est à ces occasions que Kerim servait d’informateur auprès des autorités. « Mentez, il en restera toujours quelque chose ».

L’ambiguïté des relations entre Mme Haïtiwaji et les autorités chinoises culmine après son procès et sa sortie du camp de rééducation. En résidence surveillée, elle dit le 15 mars 2019 découvrir « avec un goût particulier la douce sensation d’habiter un endroit qui [lui] appartient » (p.208) et ce en dépit de la présence de onze policièr.es. Avec elleux, l’atmosphère a été « sincèrement joyeuse » (p.208). Du reste, quand sa mère lui rendait visite au camp de Baijiantan, elle « riait avec les policiers » et Gulbahar ne l’explique qu’en considérant que ces derniers faisaient preuve d’une gentillesse « sournoise » qui « tombait comme un voile sur ses yeux » (p.219). Est-ce vraiment cohérent avec l’idée qu’on se fait de la souffrance d’une population génocidée ? Lorsque sa mère la rencontre dans la résidence, elle trouve sa fille « pas trop amochée et même en forme » (p.219).

Alors qu’elle a pu louer son propre appartement, Gulbahar reçoit en août une terrible nouvelle : sa mère a fait un AVC et se trouve entre la vie et la mort (p.223). Israyil, le policier chargé de sa surveillance, lui autorise de la retrouver. Enfin, pas seulement. Il « assurerait [s]es déplacements [lui] évitant les longueurs insupportables des contrôles de police » (p.224). En fait, « sa bonté » à l’égard de Gulbahar avait « fini de [l’]étonner » et « la frontière qui séparait [leurs] deux mondes s’affaissaient » (p.226). Elle était devenue pour lui « un individu que l’on surveille mais aussi sur qui l’on veille » parce que « dans l’esprit des policiers, il n’existe qu’un pas entre ces deux termes » (p.227). Il s’empressera également de rencontrer la direction de l’hôpital « pour s’assurer [que la mère de Gulbahar] soit prise en charge par les meilleurs médecins » (p.227). Dans les yeux « inquiets » du policier, Gulbahar « ne voyait plus que de la gentillesse » (p.227).

Justice illégale ?

Une part importante de l’argumentaire de Gulbahar Haïtiwaji repose sur le caractère illégal et liberticide de sa (ses) détention(s) (dès la p.13). Comment se sont déroulées les étapes de son arrestation, de son emprisonnement et de sa libération ? À quel point les procédures décrites diffèrent-elles de ce qui est attendu dans une démocratie ? Je fais ici un travail de synthèse et de clarification des éléments compris dans le livre, sachant que celui-ci n’est pas toujours écrit de façon chronologique et qu’il nous faut croire Mme Haïtiwaji sur parole, en dépit des très nombreuses incohérences relevées plus tôt. J’invite les lecteurices à vérifier l’exactitude du déroulé ci-dessous et à compléter ou corriger ce qui devrait l’être si je devais avoir fait des erreurs.

Dans les locaux de la Compagnie où elle est venue signer ses papiers (autour du 25 novembre 2016), elle dit avoir été arrêtée puis interrogée (p.47). On lui montre la photo de sa fille participant à une manifestation de l’Association des Ouïghours de France, avec à la main le drapeau du Turkestan oriental (voir supra). Elle est libérée (p.49) mais la police garde son passeport ; elle reste donc à la disposition de la police.

Un mois plus tard (autour du 1er janvier 2017), elle sera mise en garde à vue (p.46). Alors qu’elle « sillonne » le Xinjiang, elle reçoit un appel lui demandant de rentrer à Karamay (p.51). Elle passera un premier séjour dans la cellule de la Maison d’arrêt de Karamay (p.46) après qu’elle eut reconnu avoir participé à des « troubles en réunion » (p.45) – des aveux dont elle dit qu’on les lui a extorqués. Pendant cette période, elle est interrogée plusieurs fois et ment régulièrement, notamment sur les personnes qu’elle connaît ou pas (p.65). Jusqu’ici, Gulbahar Haïtiwaji n’évoque pas la possibilité d’être défendue par un.e avocat.e, ce qui est contraire, par exemple, au droit belge. Si l’on devait comparer ce que vit alors Mme Haïtiwaji avec ce qu’on connaît ici, on appellerait « détention préventive » son enfermement dans la maison d’arrêt de Karamay. Notons qu’en Belgique aussi il est fréquent de rester en prison plusieurs mois avant même d’être jugé, mais en étant défendu par un avocat et en ayant accès à son dossier, ce qui semble ne pas être le cas ici.

Début juin 2017 (p.73), elle apprend qu’elle quitte la prison pour rejoindre un centre de rééducation, une « école ». Elle va ensuite passer plusieurs mois dans des camps de rééducation (jusque p.179), l’essentiel à Baijiantan. Durant l’hiver 2017, elle dit que son dossier arrive sur le bureau du Quai d’Orsay en France (p.132). Au printemps 2018, elle dit être retenue depuis bientôt deux ans au Xinjiang (p.132, p.134), ce qui est factuellement exagéré – il s’agit d’un an et trois mois (elle entre en garde à vue en janvier 2017). Début octobre 2018, ses codétenues et elles sont transférées dans un camp plus grand, à quinze minutes en camion de Baijiantan (p.139-140).

Un peu plus de deux mois plus tard (23 novembre 2018), elle assiste à ce qui semble être son premier procès, accompagnée de sa tutrice (p.143) que l’on pourrait lointainement assimiler à une avocate (lointainement car, si l’on en croit les descriptions de Mme Haïtiwaji, sa tutrice « n’a pas dit un mot pendant les neuf minutes qu’a duré mon procès » (p.146)). Elles sont plusieurs à être jugées ce jour-là, « les deux premières ont été innocentées » et « la troisième a pris trois ans de rééducation » (p.144). Elle est à nouveau interrogée sur différents éléments politiques (concernant les activités de sa fille et de son mari) et sur des éléments administratifs. Gulbahar finit par une déclaration « qui […] ne manquait pas d’hypocrisie », dans la mesure où « simuler la repentance était vital » (p.148). Elle est alors condamnée à retourner dans un centre de formation, une école, pour sept années, sachant que sa peine « ne courrait peut-être pas jusqu’à son terme » (p.149). Gulbahar se retrouve alors dans « le bâtiment de celles qui ont été jugées » (p.150).

En revanche, il semble ici que Gulbahar se méprenne sur le rôle d’un procès. Elle dit (p.146) : « […] Dans un vrai procès il y a une accusée qui est une accusée, c’est-à-dire une personne qui a commis des actes et qui est susceptible d’être condamnée. Moi je suis innocente. » Or, le principe d’un procès est précisément d’établir la culpabilité ou l’innocence de l’accusé.e. Il arrive donc que des innocent.es soient accusé.es, eussent-iels passés injustement plusieurs mois en détention préventive. Que l’on soit en Belgique ou en Chine.

Fin décembre 2018, elle dit être emmenée dans une nouvelle maison d’arrêt, qui ressemble, en plus grand, à la première qu’elle avait fréquentée à Karamay. Les interrogatoires sont nombreux, le policier qui s’occupe d’elle veut « clore ce dossier » (p.170). On lui demande des précisions sur les éléments les plus politiques (l’Association des Ouïghours de France, le séparatisme, Rebiya Kadeer, etc.) jusqu’à la considérer comme « prête » pour des aveux filmés. En février 2019, Gulhumar Haïtiwaji plaide la cause de sa mère sur un plateau de France 24. Le 12 mars 2019, on lui annonce qu’elle est « libre » (p.178).

C’est en fait un chemin « progressif » vers la liberté qui l’attend. Elle passera d’abord du temps dans une chambre du bâtiment attenant à la maison d’arrêt où elle avait été détenue au départ (p.181), mais avec « pain chaud », « matelas moelleux » et « écran plat ». Un mois plus tard, elle peut sortir accompagnée dans les rues de Karamay (p.198). En juin 2019, elle est transférée dans un appartement du centre de Karamay où elle vit encore avec les policiers. Durant cette liberté conditionnelle, on lui « donne de l’argent » (p.212). C’est dans cet appartement qu’elle reçoit la visite de sa mère et de sa fille plusieurs jours. Durant cette visite, les policiers les laissent seules. Début juillet 2019, elle est autorisée à louer son propre appartement mais sa mère tombe malade. Comme vu plus haut, le policier le plus proche de son dossier l’aide alors à la retrouver au plus vite et veille sur elle. Le 21 août 2019, elle retourne enfin en France.

Qu’en penser ?

D’abord qu’il est difficile de considérer la situation de Mme Haïtiwaji comme généralisable à l’ensemble des détenu.es ouïghour.es. En effet, comme elle le précise elle-même (p.132), « [son] dossier fait partie de ces cas sensibles que les autorités dissimulent », essentiellement pour ses liens avec l’étranger. Cela n’est pas très étonnant si l’on considère les éléments vus supra et la possibilité d’une affaire d’espionnage ou de contre-espionnage. Le contexte géopolitique et la guerre froide sino-américaine ne peuvent être occultés.

On note ensuite que les camps eux-mêmes ne sont pas, comme le dit Gulbahar page 135, des dispositifs extra-légaux : la Chine a « mis au point un système légal permettant de justifier l’existence de ces camps ». Bien entendu, le contenu de la loi peut lui-même être illégitime ou immoral à nos yeux – c’est là une question de point de vue.

Sur le plan légal, l’absence d’une défense et d’un accès au dossier pour justifier la détention préventive sont des différences majeures avec ce qui prévaut, par exemple, en Belgique. Le temps passé en détention préventive avant le procès n’est en revanche pas surprenant, sachant qu’en Belgique il n’existe « aucune limite temporelle quant à la durée de la détention préventive ». Par ailleurs les conditions matérielles de la détention en camp de rééducation, sur base des informations données par Mme Haïtiwaji, ne semblent pas comparables à l’état de la plupart de nos prisons. On lit par exemple sur le site de l’Observatoire International des Prisons que, « de manière générale, les conditions de salubrité et d’hygiène, ne se sont pas du tout améliorées ces dernières années et la majorité des lieux de détention belges ne sont toujours pas conformes aux règles d’hygiène et de sécurité les plus élémentaires. »

Le système judiciaire présente des différences incontestables avec les systèmes belge ou français. L’absence de séparation des pouvoirs, telle que nous l’envisageons, semble laisser le champ libre à une grand part d’arbitraire mais elle est en revanche cohérente avec un héritage mêlant communisme et confucianisme.

Il appartiendra évidemment aux lecteurices, sur base seulement des éléments tangibles et non-contradictoires évoqués par Mme Haïtiwaji, de porter un jugement moral quant à la sévérité de la peine qu’elle a subie, eu égard aux enjeux géopolitiques majeurs dont il est question et sur lesquels il nous faut encore revenir. C’est ce travail de recontextualisation que nous ferons dans le cinquième volet de notre grand dossier.

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J’ai lu « Rescapée du goulag chinois » (3/5)

Partie 3 Une « citoyenne ouïghoure ordinaire »? »

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Gulbahar Haitiwaji publie, avec Rozenn Morgat, un livre qui fait beaucoup de bruit : « Rescapée du goulag chinois ». Tous les médias en ont parlé. Il semble que nous tenions là un témoignage indiscutable sur la répression et le caractère criminel de l’État chinois, dans le Xinjiang en général, sur les Ouïghours en particulier. Troisième volet de notre grand dossier dont vous pouvez retrouver la première partie ici et la seconde là.

Et la politique dans tout ça ?

D’un point de vue argumentatif, tout le livre est supposé démontrer que Gulbahar Haïtiwaji est une citoyenne ouïghoure ordinaire, non politisée, victime de la répression (du « génocide » devrais-je dire) par les autorités chinoises (entendez « Hans »). Elle « n’a jamais nourri le moindre intérêt pour la politique de son pays » (p.15) nous dit-elle, elle s’est « toujours tenue à distance des affaires politiques » (p.31 par deux fois). Les camps ? Elle n’en connaissait « même pas l’existence » (p.59). Sa fille dans une manif organisée par une association séparatiste dans laquelle son mari occupe une place importante (p.64) ? Elle ne « sai[t] pas pourquoi [cette dernière] a été à cette manifestation » (p.64) ! Gulbahar Haïtiwaji va jusqu’à affirmer qu’elle n’avait « jamais vraiment regardé ni écouté » Xi Jinping, le président chinois (p.110). La politique, « ce n’était pas [s]on truc » (p.110).

Convaincant ? Pas si sûr.

En effet, Mme Haïtiwaji indique que « par amour et peut-être par curiosité [elle a] suivi [Kerim] en décembre 1985 dans les manifestations à Ürümqi » (p.32). Ainsi, « parmi la masse de jeunes hommes et femmes emmitouflés et gonflés d’espoir qui se rassemblaient sur la place centrale de la ville se trouvaient Kerim, nos amis et moi » (p.171). Gonflé.es d’espoir, mais pas d’un espoir politique devons-nous supposer ? Qu’elle se soit « mariée à un réfugié politique » (p.101), qu’elle « pense au courage de Rebiya Kadeer », présidente du World Uyghur Congress, organisation séparatiste (p.66) et qu’elle craigne l’avoir « déshonorée » (p.178), tout cela n’implique pas du tout un engagement politique, n’est-ce pas ? Ce n’est qu’aujourd’hui, « à table quand la discussion glisse sur la politique », qu’elle « tend l’oreille » car « elle aussi à des choses à dire » (p.242). Sans blague.

Au contraire, elle se disait « effrayée » par la « colère militante » (p.31), affirmant que la politique, c’était l’affaire de son mari Kerim (p.31 toujours). Kerim en revanche est très impliqué politiquement – même si selon les intérêts de l’argumentation – le livre ne cessera d’affirmer ou de minimiser ses positionnements politiques. Par exemple, alors que Gulbahar est déjà détenue au Xinjiang, on apprend (p.51) que Kerim a des relations, qu’il peut « contacter des agents du renseignement au Xinjiang », parce qu’il « en connaît un » (p.51).

Photo de Faisal Rahman provenant de Pexels

Des citoyens ordinaires, les Haïtiwaji ? Loin de là. Kerim avait des contacts rapprochés avec la police qui « l’invitait prendre le thé dans une chambre de l’hôtel de ville au Xinjiang » (p.52) où il « leur donnait suffisamment d’informations pour les rassasier, sans pour autant dévoiler la vérité sur son engagement au sein de l’Association des Ouïghours de France » (p.52 encore). Vous avez bien lu : Kerim Haïtiwaji était un informateur. Mais ce n’est pas très grave parce que les « relations policiers-interrogés prennent parfois une tournure ambigüe » (p.53), que « non, [Kerim] n’a jamais balancé personne » et qu’il « en est fier » (p.53). Ouf, du coup ?

À ce stade, on n’y comprend plus rien. La famille Haïtiwaji espionnait-elle en France pour le compte des autorités chinoises ? Kerim était-il une taupe dans l’association des Ouïghours de France ? Ou, au contraire, donnait-il ce qu’il pouvait à la Chine, histoire de servir tranquillement les intérêts états-uniens via le World Uyghur Congress ? Impossible de le savoir mais, ce qui est absolument certain, c’est qu’on n’est PAS DU TOUT face à des citoyen.nes ouïghour.es ordinaires, éloigné.es des affaires politiques. Il y a potentiellement, là derrière, une affaire d’espionnage et/ou de contre-espionnage.

Avec quel argent ?

Si l’on en croit Mme Haïtiwaji, Kerim, arrivant en France, se retrouve à « errer dans les rues de Paris » (p.36) et à « dormir en foyer d’accueil lorsqu’il trouvait une place » (p.37) malgré le fait qu’il serait parti parce qu’il « aurait eu une opportunité d’emploi » en France (p.147 – on verra plus bas toutes les incohérences liées à leur départ du Xinjiang) ; Gulbahar devra quant à elle travailler « dans un cantine de la défense » (p.48) puis « dans une boulangerie » (p.48) et Kerim, finalement, est devenu chauffeur pour Uber (p.37). Une vie modeste, donc. Très modeste.

Pourtant, l’argent ne semble pas poser de problèmes. Le nombre de billets d’avion réservés par Gulbahar Haïtiwaji dans le livre est impressionnant (p.51, p.224, p.233, p.43, etc.). Outre le fait que la famille semble s’être rendue régulièrement au Xinjiang après leur installation en France (sans le moins du monde craindre d’être arrêté.es, soit dit en passant), Mme Haitiwaji a acheté ses deux billets pour Karamay (p.43) avant de « sillonn[er] le Xinjiang » comme « un lion en cage » (p.50). Oui, elle « sillonne comme un lion en cage » un territoire de 1 665 000 km², soit plus de 54 fois la superficie de la Belgique. Bon, bon, bon, je juge pas, hein, chacun se sent à l’étroit selon sa perspective, mais on est en droit de supposer qu’elle ne l’a pas « sillonné » (c’est-à-dire « traverser d’un bout à l’autre », selon la définition) à vélo…

À propos d’argent, il est frappant de constater la bizarrerie selon laquelle quand des Ouïghour.es émigrent, ce sont celleux resté.es au pays qui leur envoient de l’argent (p.58, p.148). Une situation tout à fait inédite lorsqu’on envisage d’une part les migrations économiques vers l’Europe (et le volume d’argent renvoyé vers les pays d’origine), mais aussi lorsqu’on essaie de comprendre la nature de la « répression » des Ouïghour.es, leur « esclavage », le « travail forcé », « l’éradication », etc. dont iels sont supposé.es être les victimes.

C’est probablement que les Ouïghours n’émigrent pas pour des raisons économiques – bien que la région soit connue pour être l’une des plus pauvres de Chine (allez comprendre). Qu’est-ce que cela cache ? Explorons ceci d’un peu plus près.

Le Xinjiang n’est plus

Personne ne nie le fait que la province du Xinjiang a été particulièrement pauvre, ni d’ailleurs que son PIB a explosé ces dix dernières années. Pourtant, si l’on suit Mme Haïtiwaji, il n’y a pas là de quoi se réjouir. De son « pays de cocagne », il « ne reste plus rien » (p.21), nous dit-elle. La ville de Kashgar, au sud-ouest de la province, a vu les « joyaux de son architecture islamique broyés sous les coups de pelleteuses chinoises » (p.201).

De quels joyaux parle-t-elle ? Elle parle en fait des « petites maisons de terre » (p.201) dont on a « laissé croire aux habitants […] que [l]es transformations étaient réalisées pour leur bien » (p.201 toujours), de même que ce ne fut sans doute pas non plus pour leur bien que les autorités chinoises ont « échafaud[é] des appartements flambants neufs » pour les remplacer (p.201). Voilà, il faudrait donc regretter « les ruelles tortueuses recouvertes de larges pièces de tôles et les maisons aux murs de terre de la vieille ville » (p.201).

Voyez-vous là une description de « joyaux architecturaux » ? Moi j’y vois une description d’une insoutenable pauvreté à laquelle s’est attaqué le gouvernement. Évidemment, ce n’est pas sûr que Mme Haïtiwaji puisse véritablement s’en rendre compte, parce que les conditions économiques dans lesquelles elle a vécu au Xinjiang étaient bien différentes, comme nous le verrons plus bas.

Vous allez me dire : que faire d’habitations flambant neuves si plus d’un million de Ouïghour.es sont enfermé.es dans les camps et que les villes sont désertes ? C’est en effet ce qu’on peut lire dans la presse mainstream et qui est confirmé par Mme Haïtiwaji (p.132) lorsqu’elle parle des « rues vides d’un quartier de Karamay autrefois très fréquenté ». Sauf qu’elle se contredit une nouvelle fois et affirme ainsi, p.198, qu’après son séjour en camp elle retrouve avec « bonheur », la ville « identique à [s]es souvenirs ». Elle constate que « les restaurants et les commerces n’ont pas été délogés » (p.198 encore). Et donc ? Les villes sont désertes ou pas ? Que doit-on croire ?

D’aucuns diront que le PIB en croissance doit être imputé à une exploitation dommageable de la province. Effectivement, Gulbahar Haïtiwaji explique que « les communistes ont coulé du béton sur [leurs] routes caillouteuses et ouvert le ventre de la terre pour y puiser le pétrole et le gaz qui dormaient là » (p.21). Un pays encore en développement il y a peu qui décide de profiter pour lui-même de ses ressources naturelles, peut-on vraiment lui jeter la pierre ? Oui, même elle ne nie pas les investissements publics ; elle raconte qu’ils ont « creus[é] le lit d’une rivière artificielle » et qu’ils y ont « plant[é] des rangées d’arbres touffus » (p.26), des rangées d’arbres qui « s’allongeaient chaque année à mesure que la municipalité en plantait de nouveaux le long du canal » (p.199). En fait, « Karamay se développait » et « les offres de divertissement se multipliaient » (p.27).

File:Karamay the nine dragons.jpg. (2020, September 14). Wikimedia Commons, the free media repository. Retrieved 11:03, April 6, 2021 from https://commons.wikimedia.org/w/index.php?title=File:Karamay_the_nine_dragons.jpg&oldid=458395974.
The nine dragons in Karamay, the beginning of Karamay-river. Source

On peut aimer ou pas les shopping malls mais Gulbahar trouvera quand même que faire ses courses au même endroit « c’est vrai que c’est bien pratique » (p.202), jusqu’à se retrouver dans une « euphorie fébrile » en achetant des chaussures après sa détention (p.203) et, face aux caissières, « dans un état cotonneux de bien-être » (p.205). On peut bien entendu comprendre que recouvrer sa dignité n’a rien de trivial après une détention mais pourquoi, alors, sur la même page, fustiger « l’empire de la fringue, de l’électroménager et du produit de beauté » ?

Quant au Xinjiang qui n’aurait plus rien à voir avec ce qu’il était quand la famille Haïtiwaji l’a quitté, ce n’est tout simplement pas vrai. Elle précise qu’aux « dernières nouvelles, certains travaillent encore à la Compagnie, [sont] professeurs à l’école ou à l’université » (p.27). Du coup, les Hans veulent-ils du bien ou du mal au Xinjiang et aux Ouïghours ? Voyons maintenant ce que Gulbahar dit des relations interethniques et de l’identité ouïghoure.

Hans, Ouïghours et identité ethnique

L’identité ouïghoure serait mise en danger par les autorités chinoises favorisant les Hans. En tant que minorité ethnique et religieuse, les Ouïghour.es « persécuté.es » seraient du bon côté, de celui qu’il faudrait moralement soutenir. Il est toutefois intéressant d’une part d’évaluer le traitement réservé aux Ouïghour.es selon ce qu’en dit Mme Haïtiwaji, d’autre part de voir comment elle-même parle des relations interethniques.

En ce qui concerne la fameuse « sinisation » (sur laquelle je reviens dans un article précédent), Gulbahar Haïtiwaji reconnaît n’en avoir « pas senti les influences s’abattre » sur elleux (p.200) à Karamay avant de s’expatrier et personne, toujours selon elle, n’aurait pu affirmer « avec conviction » les discriminations (p.68) dont les Ouïghour.es auraient été victimes. Avoir vécu « sous pavillon chinois » ne les a pas « empêch[és], bien longtemps, d’être des Ouïghours » (p.201). En fait, en Chine, les « Hans disent que les plus belles femmes du monde sont les Ouïghoures » (p.20) et, « Han ou Ouïghour, à cette époque, tout ça n’avait aucune importance » (p.25). Cela n’est finalement pas si différent de la profession de foi envers la Chine qu’on leur fait réciter dans le camp : « […] Je souhaite que toutes les ethnies forment une seule et grande nation » (p.92). Pas que toutes les ethnies n’en forment qu’une, non, que toutes les ethnies, dans leurs différences donc, forment une seule nation, c’est-à-dire une unité politique. 

D’où viennent alors les « tensions communautaires » (p.22) ? D’un changement brutal de politique faisant dire à Gulbahar que la policière ouïghoure qui la surveille, dans sa résidence surveillée, la même qui « célèbre l’Aïd avec les siens et [qui], il n’y a pas si longtemps, […] priait sans redouter d’être enfermée, déportée, rééduquée » (p.184) est aujourd’hui « chargée d’éradiquer sa propre religion, sa langue, ses traditions » (p.184) ? Mais elle ne peut dire une chose pareille sur base de ce qu’il y a dans son propre témoignage, il y a trop de contradictions : l’Islam continue d’être pratiqué, la langue ouïghoure continue d’être écrite et parlée et les traditions persistent.

File:Kashgar-apakh-hoja-d04.jpg. (2020, September 17). Wikimedia Commons, the free media repository. Retrieved 10:57, April 6, 2021 from https://commons.wikimedia.org/w/index.php?title=File:Kashgar-apakh-hoja-d04.jpg&oldid=463083805.
Mausolée d’Abakh Khoja, source

Pourquoi interprète-t-elle alors les vidéos de « Ouïghoures aux bras de Hans fringants et tout sourire » comme la preuve de « femmes probablement mariées de force » (p.121) ? Est-ce à ce point impensable de tomber amoureuse d’un homme de l’ethnie Han ? Est-ce à ce point impensable qu’un poste dévolu à un salarié Han (p.29) plutôt qu’à son mari soit le résultat d’une sélection honnête et non une preuve de discrimination ? Comment peut-elle à la fois dire qu’iels n’auraient pu affirmer les discriminations tout en demandant avec colère « à partir de combien d’humiliations, d’inégalités, d’injustices, faut-il taper du poing et s’exclamer : ça suffit ! » (p.30) ?

Il y a quelque chose qui m’échappe dans le rapport qu’entretiennent les Ouïghours à leur propre identité, si j’en crois les propos de Mme Haïtiwaji. Il est « inscrit que nous sommes des citoyens de la République populaire de Chine », dit-elle, « mais dans notre cœur nous sommes toujours des Ouïghours » (p.22). À aucun moment les propos qu’elle rapporte dans le livre et qui sont attribués aux Hans ou aux autorités ne disent le contraire ! En revanche, opposer l’identité ouïghoure et la nationalité chinoise ne dit-il pas quelque chose de ses positionnements politiques et de sa proximité idéologique avec le séparatisme du WUC ?

Pourquoi semble-t-elle regretter que dans les grandes villes « les ethnies [se mélangent] » (p.31) ? Regretter que Karamay soit une ville « aux attributs si peu ouïghours » (p.199) ? Que cherche-t-elle à préciser lorsqu’elle dit que « Kashgar est », au contraire « la ville la plus ouïghoure du Xinjiang » (p.199) ? Que « plus indépendantiste, plus traditionnelle », là où se pratique un Islam « plus fervent, plus dogmatique », Kashgar « éclabousse depuis des siècles le sud du Xinjiang de la culture ouïghoure » (p.199) ? Pourquoi trouve-t-elle pertinent d’ajouter que, Ouïghours et Hans, « nous n’avons pas les mêmes traits », « nous ne sommes pas le même peuple » ; que « leurs origines sont asiatiques » et « les nôtres turques » (p.57). Fort bien, et puis quoi ?

Venant d’un pays, la Belgique, dont l’unité est sans cesse menacée par les nationalistes flamands, ces phrases prennent une connotation bien trop familière lorsque je remplace « ouïghour » par « flamand ». Ces mêmes nationalistes flamands insistent pareillement sur « les différences » et les « spécificités culturelles » (p.23, p.200). Des spécificités qui, dans le cas des Ouïghours, incluent une domination des hommes sur les femmes faisant que c’est à la fille de Mme Haïtiwaji, Gulhumar, qu’il revient de faire, pendant la détention de sa mère, « la maîtresse de maison » et. après son travail, de « prévoi[r] les menus, rempli[r] le congélateur, passe[r] un plumeau sur les meubles endormis » pour regagner ensuite « épuisée »…son propre appartement de Nanterre (p.155, voir aussi p.154).

C’est le même nationalisme, flirtant avec le racisme, que l’on perçoit derrière l’opinion selon laquelle la nourriture des Hans a « un bruit dégoûtant » quand on la verse dans son bol (p.57), qu’une voix qui grésille dans le microphone ne peut que « dégueuler des phrases en mandarin » (p.58), ou encore lorsque Gulbahar semble choquée à l’idée qu’une femme de son ethnie puisse leur « apprendre à devenir chinoise » (p.92).

Est-ce toujours aussi étonnant qu’on puisse lui reprocher d’avoir « peu de considérations pour [son] pays » (p.145) ? Les Français.es trouvent-ils si normal qu’après 15 ans passés en France, elle ne parle toujours pas la langue du pays, comme on a pu le constater dans les nombreuses interviews données à l’occasion de la publication de son livre ?

Il est temps maintenant de se demander pourquoi la famille Haïtiwaji dit avoir émigré et quels ont été leurs rapports avec la Chine depuis leur installation en France. Rendez-vous dans la quatrième partie de notre grand dossier.

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Analyses

J’ai lu « Rescapée du goulag chinois » (2/5)

Partie 2 « Stérilisations, violences et religion »

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Gulbahar Haitiwaji publie, avec Rozenn Morgat, un livre qui fait beaucoup de bruit : « Rescapée du goulag chinois ». Tous les médias en ont parlé. Il semble que nous tenions là un témoignage indiscutable sur la répression et le caractère criminel de l’État chinois, dans le Xinjiang en général, sur les Ouïghours en particulier. Vous avez été nombreux.ses à lire le premier volet de notre grand dossier, merci! Voici le second, bonne lecture.

Le cas particulier des « stérilisations »

À de nombreuses reprises, Mme Haïtiwaji dans son livre accuse la Direction de ces camps et la Chine en général de « stériliser » les femmes ouïghoures détenues. Dans les paragraphes qui suivent, je m’attache à évaluer la crédibilité d’une telle affirmation mais cette analyse ne vaut que pour ce livre. Je ne peux affirmer qu’elle soit valable pour l’ensemble du Xinjiang – même si les présomptions vont en ce sens.

J’ai eu l’occasion à plusieurs reprises sur ce blog de me prononcer publiquement sur ces sujets. Il est essentiel de reconnaître, dénoncer, condamner et mettre tout en œuvre pour que cesse la violence systémique des hommes sur les femmes. Le viol comme arme de guerre est par ailleurs un fait établi, et je prends très au sérieux les dénonciations de stérilisations forcées. La cause est bien trop importante pour accepter qu’elle soit instrumentalisée à des fins politiques. Les victimes de viols et de toutes les violences de la domination masculine méritent que leurs témoignages ne soient pas entachés par de la propagande. Une telle pratique, si elle est établie, serait répugnante et s’opposerait tragiquement à la lutte pour les droits des femmes et de toutes les minorités.

Qu’en est-il donc du cas des « stérilisations » dans le camp de Baijiantan ? On peut lire, page 18, l’affirmation grave selon laquelle la Chine « stérilise les femmes de l’ethnie », que « beaucoup ont confié [à Gulbahar], honteuses, ne plus avoir leurs règles » et que « d’après elles, la suspension de flux menstruel est arrivée juste après la vaccination » (p.112), qu’une « pensée terrible commençait déjà de germer, sont-ils en train de nous stériliser? » (p.112), que « en réalité, on nous stérilisait » (p.189).

File:Figures showing vaccination pustules. Wellcome L0017918.jpg. (2020, September 9). Wikimedia Commons, the free media repository. Retrieved 09:52, April 2, 2021 from https://commons.wikimedia.org/w/index.php?title=File:Figures_showing_vaccination_pustules._Wellcome_L0017918.jpg&oldid=453154188.

Une nouvelle fois, différents registres de langage coexistent ici : parfois, Mme Haïtiwaji affirme qu’il y avait des stérilisations forcées (en interview aussi), parfois elle ne fait que le supposer. Quelques éléments invitent cependant à la plus grande prudence. Par exemple, elle dit page 112 que ses codétenues ont fait le lien entre « vaccination » et suspension des règles mais quelques lignes plus haut, elle dit que c’est « aujourd’hui » qu’elle a appris que ce n’était pas une vraie « vaccination », donc suite à son retour en France (notons qu’elle ne peut rien affirmer elle-même, puisqu’elle dit qu’elle était déjà ménopausée).

Elle n’est pas non plus cohérente quant au mode opératoire. Si elle évoque principalement des « piqûres » sous prétexte de vaccination, elle évoque également un « poison » (p.137) et un « mystérieux médicament qui plonge les détenues dans un état de torpeur inquiétant où les souvenirs s’effilochent, où le temps disparait au même titre que les cycles menstruels des femmes » (p.154). « Vaccin » (p.112), « poison injecté » (p.137), « poison » dans la nourriture (p.108) ou médicament (p.154) ?

Mais il y a plus. S’il semble que vacciner de façon systématique dans un centre fermé est une mesure sanitaire tout à fait cohérente, la stérilisation par injection ou par ingestion d’un médicament est quant à elle fort surprenante. La stérilisation est, jusqu’à preuve du contraire, une opération chirurgicale. Il pourrait s’agir alors de contraception forcée, dont le caractère « forcé » est d’ailleurs sujet à caution puisque Mme Haïtiwaji dit aussi avoir eu l’opportunité de refuser les « vaccins » (p.112). La contraception est elle-même une hypothèse peu convaincante puisqu’une injection contraceptive doit être trimestrielle (quatre fois par an) et non deux fois par an (en hiver et en été (p.137) comme l’explique Gulbahar Haïtiwaji). On ne comprend d’ailleurs pas bien pourquoi, s’il s’agit de stérilisations, il faudrait réitérer l’opération : une stérilisation se caractérise par son caractère définitif. D’autres récits évoquent des poses forcées de stérilet, mais il n’en est pas fait mention dans ce texte.

Que reste-t-il de cette affirmation selon laquelle les détenues de Baijiantan ont été « stérilisées » ? Rien du tout. L’hypothèse la plus probable est qu’il s’agissait bien de vaccins : on imagine encore mieux aujourd’hui les ravages d’une épidémie dans un lieu comme celui-là. Bien entendu, ça n’a pas empêché les médias mainstream de ne jamais mettre en doute les propos du livre. Pour l’immense majorité des lecteurices des journaux et de ce témoignage, les femmes ouïghoures détenues dans ce centre auront donc été « stérilisées ».

Les « stérilisations » ne sont par ailleurs qu’une part infime de l’ensemble des violences que Mme Haïtiwaji dit avoir subies. Je propose maintenant de les passer en revue et de les commenter.

Un catalogue de violences

Le récit est émaillé d’une très grande quantité de violences, dans un style relevant plus de la liste que de la description. On y trouve avant tout des exactions déjà abondamment relayées par les médias, indépendamment de la publication du livre, et dont le niveau de preuve est, comme je l’ai explicité dans de précédents articles, tout à fait insuffisant.

On peut y lire que les Ouïghours sont persécutés, enfermés, rééduqués (p.21), que beaucoup d’offres de travail avaient une clause en petits caractères : « pas de Ouïghours » (p.28), que « les salariés Hans ont reçu plus d’argent que les salariés Ouïghours » (p.28), lesquels ont été « délocalisés à la périphérie » (p.29). On y lit encore que les Ouïghours subissent des « contrôles de police, des interrogatoires, des intimidations, des menaces » (p.30), que les leaders sont « réduits au silence » (p.32), que le cerveau des détenus est lavé (p.33, p.92), que la Chine « déporte, la Chine torture » et « tue ses citoyens ouïghours » (p.191).

File:Karamay river.jpg. (2020, September 14). Wikimedia Commons, the free media repository. Retrieved 09:55, April 2, 2021 from https://commons.wikimedia.org/w/index.php?title=File:Karamay_river.jpg&oldid=458395762.
Rivière Karamay (Xinjiang)

Comment est-il possible, en prenant ces affirmations au sérieux, que Mme Haïtiwaji puisse alors déclarer (p.68) que « De nos amis de Karamay, pas un seul ne pouvait affirmer avec conviction qu’il était discriminé par sa naissance » ? C’est parfaitement incohérent. Si ce qu’elle dit par ailleurs est vrai, les discriminations sont établies. Il n’y a que si elle ment et/ou exagère qu’alors aucune affirmation n’est possible. Quand dit-elle donc la vérité ? N’est-il pas sensé de considérer qu’elle a peu d’intérêt à mentir sur ce qui dessert son propos ?

Des incohérences similaires concernent les violences qu’elle dit avoir subies directement. Par exemple, elle évoque le « néon criard qui n’en finit pas de nous éclairer, de jour comme de nuit » en garde à vue (p.56) mais aussi dans les camps où « le néon blanc […] vous crève les yeux » (p.227), où la « satanée lumière de Baijiantan » est parfois « aveuglante » (p.240), parfois « blafarde » (p.108), où il vous faut « dormir sous la lumière des années entières » (p.105). En même temps, lorsqu’elles évoquent avec ses codétenues de garde à vue les centres de rééducation, c’est plutôt le « noir » qu’elles appréhendent (p.69), le même noir dans lequel, « les yeux écarquillés », Mme Haïtiwaji dit avoir « pri[é] de toutes ses forces » (p.109). Alors, noir ou néons ? Aveuglant ou blafard ? Dans quel sens va la torture ? Probablement dans le sens le plus logique : il y a des néons allumés en journée, des néons éteints la nuit et…c’est tout.

La thématique du lavage de cerveau revient également à de multiples reprises. Mais là encore, nous sommes bien en peine de distinguer le vrai du faux. Par exemple, Mme Haïtiwaji explique que « peu à peu, [la] stratégie de rééducation ludique avait raison de [s]a vigilance » (p.104), que « la mécanique implacable du lavage de cerveau finit par pénétrer nos esprits les plus imperméables et téméraires » (p.117). qu’elle était « si loin, si seule, si épuisée » qu’elle a « presque fini par y croire » (p.190). Le problème, c’est qu’elle affirme en même temps avoir régulièrement et sciemment menti quant à son repentir (p.118), dans ses carnets (p.108), qu’elle a fait « semblant d’adhérer tout en conservant son esprit critique » (p.104), que ses déclarations ne « manquaient pas d’hypocrisie » (p.148) – et j’en passe, sinon je ne terminerai jamais ce dossier ! Alors, qu’en est-il de ce cerveau ? Lavé, pas lavé ? Et son témoignage est-il la preuve d’un bourrage de crâne ? Si oui, par qui ? 

Avec tous ces mensonges, comment encore accorder du crédit aux autres violences qu’elle décrit ? Quand elle n’a rien d’autres que « les leçons, les repas, les défilés qui se suivent et se ressemblent » pour « puissants outils de torture » (p.227) ? Si la professeure « ne perd pas une occasion de [les] gifler » (p.90), pourquoi ne raconte-t-elle aucune circonstance particulière où cela se serait passé ? Est-elle crédible lorsqu’elle affirme que « les codétenues victimes d’une crise cardiaque ou qui disparaissent », c’est « le quotidien ici » (p.108) ? Ce n’est-il pas, là non plus, la « manifestation d’un fantasme morbide d’une prisonnière qui exagère sa condition » (p.191) ?

Est-ce que toutes ces accusations de violences ont encore du sens lorsque Mme Haïtiwaji tente d’expliquer (p.69) que « l’art de la répression du Parti communiste chinois » consiste à « bannir tout en autorisant », à « corriger en honorant », à « emprisonner en éduquant » (p.69) et que les « discriminations se perdaient dans les illusions de liberté » (p.69) ? Est-ce que le récit de ces violences ne finit pas par s’autodétruire lorsqu’elle dit (p.165) que « à part quelques claques et punitions, force est de constater que jamais personne ne m’a battue comme Almira » (p.165 – un passage à tabac qui n’est aussi qu’une supposition puisque Gulbahar Haïtiwaji n’y a pas assisté). Ce qui ne l’a pas empêchée de supposer son propre assassinat, comme on l’a dit plus haut, une fois toutes les deux pages…

« Mentez, il en restera toujours quelque chose. »

La trop longue liste de ses incohérences ne s’arrête pas là. Nous allons maintenant passer en revue les questions concernant la matérialité des camps, l’hygiène dans ceux-ci et les enseignements qui y sont donnés.

À quoi ressemble le centre de rééducation de Baijiantan ?

Gulbahar Haïtiwaji raconte que des frères, des oncles – à elle et à ses codétenues – ont déjà connu les centres. Elles s’attendent toutes à y trouver « des détails sordides et poisseux : la torture, le froid, les rats, la faim, le noir » (p.69). Une description qui n’est pas sans faire penser à l’état sordide des prisons en France et en Belgique. Est-ce que ces craintes se vérifient ?

Lorsqu’elle visite les lieux, elle raconte « le seau pour faire ses besoins » et qu’il n’y avait « pas de matelas sur les paillasses », « pas de meubles », « pas de linge », « pas de lavabo » (p.81). Pourtant, un peu plus tard, elle dit avoir croisé dans le même centre une femme qu’elle connaissait. Où ? Dans « la salle de bains », laquelle est « une vaste pièce d’eau carrelée aux murs dépourvus de miroirs où sont alignés des lavabos en aluminium » (p.86). Pour se laver, « il n’y a[vait] que sept douches et seulement cinq WC à la turque » (p.86 encore). Alors quoi ? Qu’est-ce qui est vrai ? Lavabos, pas lavabos ? Toilettes, pas toilettes ? Probablement qu’il n’y avait pas de lavabo ni de WC dans les dortoirs mais qu’il y avait bien des « pots de chambre » à côté des lits. Tout ce qu’il y a de plus normal (sauf que moi, perso, les pots de chambre c’est pas mon truc, je veux bien l’admettre !).

D’ailleurs, elle explique qu’il est « interdit de ne pas respecter les normes d’hygiène » (p.60) et que les centres font même preuve d’un « hygiénisme paranoïaque » et d’une « propreté inquiétante » (p.109). Voilà des reproches que rêveraient probablement de formuler les détenus des Baumettes. Les bâtiments sont-ils vétustes, comme le sont nos prisons ? À en croire Mme Haïtiwaji, ce serait plutôt le contraire puisqu’il y règne « une odeur entêtante de peinture fraîche » (p.81, p.99) et qu’elle décrit les offres de construction neuve à la page 129. Ces derniers éléments sont également cohérents avec les documents récupérés par l’ICIJ (voir cet article) et qui mentionnent à la fois les standards en matière d’hygiène, de confort et de sécurisation (ce sont bien des centres de détention).

Est aussi cohérent avec les documents récupérés par l’ICIJ le fait que les relations familiales sont préservées malgré la détention. Ainsi, « aussitôt libre, [s]a petite sœur chérie s’était empressée de venir [la] trouver à Baijiantan » (p.105), un moment que Gulbahar décrit comme un « éclair de vie bref mais d’une formidable intensité » (p.105). De la même façon, lors de son procès, elle recevra le soutien de sa sœur Madina, « prévenue par les autorités du camp » (p.143). Enfin, lorsqu’elle sera en résidence surveillée, dans les dernières semaines de sa détention, elle contactera sa famille en France plusieurs fois par semaine (en étant sur écoute) et recevra la visite de sa famille au Xinjiang (en l’absence cette fois de la police).

En ce qui concerne les enseignements, ce qui frappe surtout est l’absence totale d’indications quant aux matières enseignées. Ce serait pourtant un élément essentiel pour démontrer qu’il s’agit bien de lavages de cerveaux, non ? On sait que « chaque semaine, le vendredi, [elles passaient] un examen oral et écrit » (p.93), que l’enseignement passe aussi par le jeu (p.104), qu’elles devaient « apprendre par cœur des livres épais » (p.114), qu’elles « avalaient la propagande des professeurs jusqu’à la tombée du jour » (p.116). On apprend également que s’ouvraient « plusieurs postes d’enseignement dans des centres de transformation par l’éducation » (p.129).

En résumé, on ne retrouve rien de ce qui est censé démontrer le contenu de la propagande subie, le contenu du « lavage de cerveau ». Ne pensez-vous pas que s’il y avait eu quoi que ce soit à dire à ce sujet, Mme Haïtiwaji se serait empressée – à raison – de le partager ? Elle nous dit aussi qu’il est possible de poser sa candidature aux postes d’enseignant.es dans les centres via Internet, par une voie tout à fait classique. Est-ce crédible de la part d’autorités voulant « laver les cerveaux » ? Faire confiance à des gens non formé.es qu’elles ne connaissent pas ? On sait de surcroît que les enseignant.es sont aussi ouïghour.es et que les meilleur.es détenu.es peuvent aussi devenir enseignant.es.

Sur le comportement dans l’apprentissage de Mme Haïtiwaji, les incohérences sont, encore une fois, légion. Côté pile, elle « [s’]applique à jouer le rôle de l’élève assidue et de la prisonnière modèle, ce qui ne [lui] demande pas tellement d’efforts car [elle a] toujours été bonne élève » (p.92), elle « préfère [s’]enfoncer dans le travail » (p.94), elle fait partie des meilleurs élèves (p.113) et elle a de « bonne notes » (p.143). Côté face cependant, elle ne se « souvient jamais [de ses leçons] d’une semaine à l’autre » et elle est « incapable de réciter ce [qu’elle a appris] six jours auparavant » (p.93). Cancre ? Surmenée et, comme les autres, « abrutie par le labeur » (p.94) ou, au contraire, élève modèle ? Choisissez l’argument qui conviendra le mieux à votre narration.

Et la religion dans tout ça ?

Deux raisons semblent justifier, aux yeux des autorités chinoises, la détention dans des centres de « rééducation » au Xinjiang : des velléités séparatistes et le terrorisme islamiste – lesquelles raisons peuvent parfois se conjuguer. Autant dire que le rapport qu’entretient Gulbahar Haïtiwaji à la religion est important, surtout dans la mesure où on a déjà évoqué sa proximité avec les mouvements séparatistes (son mari vice-président de l’association des Ouïghours de France, sa fille manifestant avec le drapeau du « Turkestan oriental » à Paris).

Dès l’avant-propos du livre, Rozenn Morgat, co-autrice, nous rassure : « Quand elle évoque sa religion [de Gulbahar, nda], elle parle d’un Islam « de paix », d’un Islam « modéré ». Elle n’est donc ni une indépendantiste, ni une terroriste islamique. » Bon, s’il suffit de le dire, hein… Le problème, c’est que son mari, Kerim, aurait déclaré que « son épouse n’est même pas musulmane » et qu’elle se serait « convertie au christianisme il y a des années ».

Dans le livre pourtant, Gulbahar Haïtiwaji n’évoque pas une seule fois le christianisme, mais bien son rapport à Dieu dont rien n’indique qu’il ne soit le Dieu de l’Islam. Elle raconte : « Moi qui n’étais pas une croyante fervente, je me suis tournée vers Dieu. Peut-être par provocation. Les yeux fermés, la nuit, je me mets à prier de toutes mes forces » (p.91). Plus loin, feignant des exercices de yoga – ce qui prouve qu’on parle bien de prière islamique et non de prière chrétienne, elle explique : « Tandis que le sang monte doucement à ma tête, je prie. Dans cette position, impossible pour la caméra de repérer mes murmures à Dieu » (p.91). Puis cette citation, déjà vue plus haut où, « dans le noir », elle « prie de toutes [s]es forces » (p.109). Enfin, elle déclare p.115 que sa « seule échappatoire est la prière » et qu’il n’y a « plus que Dieu qui puisse [l’]entendre » (p.115).

Je suis athée. Je n’ai pas la foi et suis donc très mal placé pour porter un jugement sur les croyances religieuses. Mais est-ce irrationnel de se demander si la « foi par provocation » est cohérente ? Je me souviens des reproches formulés par les curés de mon enfance qui fustigeaient la foi opportuniste, la prière qui ne remercie jamais et qui ne se découvre que lorsqu’elle veut réclamer. Alors quoi ? Croyante, pas croyante ? Un peu, beaucoup, passionnément ? Un dieu universel et œcuménique ou un dieu singulier d’une religion singulière ? « Mentez, il en restera toujours quelque chose ».

La religion main gauche, la politique main droite. Si nous sommes plongés dans la perplexité quant au rapport de Mme Haïtiwaji avec la religion, il en est de même de son rapport à la politique, comme nous le verrons dans la troisième partie de notre grand dossier.

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Analyses

J’ai lu « Rescapée du goulag chinois » (1/5)

Partie 1 « Un étrange rapport à la vérité »

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Gulbahar Haitiwaji publie, avec Rozenn Morgat, un livre qui fait beaucoup de bruit : « Rescapée du goulag chinois ». Tous les médias en ont parlé. Il semble que nous tenions là un témoignage indiscutable sur la répression et le caractère criminel de l’État chinois, dans le Xinjiang en général, sur les Ouïghours en particulier.

Ne nous trompons pas : prendre la plume, en Belgique, pour mettre en question un tel témoignage est extrêmement difficile. D’abord, en creux, parce qu’en répétant ce que tout le monde dit, les journalistes des médias traditionnels se retrouvent nécessairement du bon côté de l’histoire. Au pire se trompent-ils et on s’en rend compte après, quand l’affaire est passée, quand ça n’a plus d’importance. Comme par exemple lorsque la Cour européenne des droits de l’homme abandonnait le 17 décembre 2020 les poursuites pour « génocide » contre la Chine au Tibet. Bizarrement, cette décision n’a pas fait la une chez nous. De la même façon, avoir répété à l’envi le mensonge des armes de destruction massive n’a pas entaché la crédibilité des médias mainstream (ou bien si, mais ça ne semble pas avoir remis en question l’institution journalistique) et il en va de même pour la longue liste de « fake news » (dont certains dénoncés par mes soins, voir ici, ici ou ). Ainsi, on peut se protéger derrière l’idée qu’on ne pouvait pas savoir, que tout le monde disait pareil.

Par ailleurs, la Chine n’est assurément pas exempte de tout reproche. Je condamne fermement différentes pratiques de la Chine : je suis profondément opposé à la peine de mort ; prônant des valeurs de justice sociale, je trouve inacceptable l’accroissement des inégalités au profit de cadres du Parti communiste et d’une poignée d’industriels – même dans un contexte où la pauvreté diminue et où les investissements publics demeurent colossaux. Ces inégalités ne sont pas différentes par nature de ce que le capitalisme fait lorsqu’il détourne le travail de la collectivité au profit de la propriété lucrative ; j’ai aussi eu l’occasion de dénoncer la répression des libertés syndicales et les conflits d’intérêts des autorités locales vis-à-vis de l’investissement privé ; si je comprends la lutte contre la propagande de guerre, je n’en justifie pas pour autant la censure et la répression de la liberté d’expression ; la Chine doit également agir contre les expropriations des paysans de leurs terres au détriment de l’autonomie alimentaire et au profit de mégaprojets immobiliers ; enfin, je ne connais pas suffisamment les détails des partenariats commerciaux liés aux Nouvelles Routes de la Soie et n’écarte pas la possibilité qu’il y ait là un risque de néocolonialisme.

Que la plupart de ces éléments puissent s’appliquer à nos pays occidentaux n’y change rien. Certes les USA pratiquent la peine de mort, certes chaque rapport annuel d’Oxfam montre combien nos sociétés occidentales sont inégalitaires, certes les élites syndicales sont bien trop souvent coupées de leur base militante, certes j’ai l’expérience moi-même de pressions quant à ma liberté d’expression, certes nos pays dépendent largement de l’étranger pour assurer leur sécurité alimentaire et certes nous pratiquons encore massivement le néocolonialisme. Cela n’y change rien : il FAUT condamner ce qui doit l’être en Chine et il n’y a AUCUN compromis sur ce point. Il faut le faire mais pas en sacrifiant d’un même geste la vérité. 

Pourtant, mettre en question une version officielle comme le « génocide » des Ouïghours est une mise en vulnérabilité évidente. Si je me trompe, c’est la catastrophe car je parais alors défendre l’indéfendable. Je défends les crimes abjects. Je défends la violence de la dictature. Il est moins risqué d’aller dans le sens (de) qui domine et c’est probablement un moteur très puissant qui empêche beaucoup de journalistes mainstream d’investiguer.

Depuis que j’ai commencé à écrire sur la Chine, je n’ai pas reçu une seule demande de droit de réponse. Mes contradicteurices jusqu’ici refusent le débat, font pression en s’adressant à mes proches, tentent de me mettre professionnellement en difficulté. Entre-temps, mon travail a pris de l’ampleur, inexorablement. Mon interview par Michel Collon à propos de la couverture d’Amnesty International sur la Chine a par exemple atteint plus de 15000 vues en deux semaines. Le directeur d’Amnesty International Belgique, lui, n’a pas souhaité débattre avec moi sur les Ouïghours. Amnesty a botté en touche, d’autres – que je ne citerai pas pour ne pas compromettre mes sources – également. On m’a dit plusieurs fois, en substance : « Je pourrais répondre point par point mais je ne le ferai pas, je pourrais attaquer en diffamation mais je ne le ferai pas non plus ».

Pourquoi ?

Comme je le disais tant à propos d’Amnesty que sur le docu d’Arte « 7 milliards de suspects », pourtant réalisé par le lauréat 2020 du prix Albert Londres, Sylvain Louvet, si ce que je dis est faux, n’y a-t-il pas un intérêt démocratique évident à rétablir la vérité?

Pourquoi je ne donne pas la parole aux autrices du livre ?   J’ai en fait demandé un entretien avec Rozenn Morgat le 20 janvier 2021 via le contact presse de son éditeur. Ce mail est resté sans réponse. Simultanément, j’ai contacté directement Mme Morgat par Messenger. Elle m’a répondu un mois plus tard en me renvoyant vers son éditeur. J’ai donc recontacté l’attachée de presse, j’ai laissé un message resté lui aussi sans réponse. J’ai rappelé début mars, en vain, puis à la mi-mars où, ayant enfin l’attachée de presse au téléphone, celle-ci m’a demandé de renvoyer un énième mail en précisant la demande. Mail qui, lui aussi, est resté lettre morte. Là, j’en ai ras-le-bol d’être trimballé d’un côté à l’autre.

Je porte au plus haut cette valeur de vérité. C’est à ce titre que j’écris. Mais je sais combien cette dernière est difficile à tenir, combien la vérité est aussi dépendante de la perspective. Cela implique également que je m’engage à publier tout droit de réponse, et à modifier toute information dont il serait démontré qu’elle est fausse. J’appelle ainsi les personnes que je mets en cause et qui ont laissé sans réponse mes demandes d’entretien en amont (voir encadré), à se faire connaître si elles voulaient donner quelques éclaircissements quant à ce qui va suivre.

Tout le problème des témoignages

Cette introduction un peu longue doit maintenant faire place à une plongée dans le livre de Rozenn Morgat et Gulbahar Haïtiwaji. Dans ce livre-témoignage, Mme Haïtiwaji explique comment elle a été attirée au Xinjiang, sous un prétexte administratif fallacieux, pour être ensuite enfermée dans le camp de rééducation de Baijiantan. Un voyage qui, plutôt que quelques jours, aura duré du 25 novembre 2016 au 21 août 2019. Elle y livre le récit de nombreuses violences, le quotidien du « lavage de cerveau » dont elle aurait été la victime et comment ce quotidien s’inscrit dans un contexte religieux, politique et économique singulier propre au Xinjiang.

J’ai déjà eu l’occasion dans des articles précédents de décrire les problèmes des témoignages. Toute leur faiblesse réside dans le fait qu’ils exigent de celleux qui en prennent connaissance de croire sur parole les témoins. C’est d’ailleurs aussi ce qui rend difficile les contre-interprétations. Je pourrais tout aussi bien relayer les réponses de l’État chinois quant aux accusations dont on l’accable. Parole contre parole…mais on ne serait pas fort avancé.

Ainsi, comme je l’ai fait précédemment, je ne m’appuierai que sur les paroles de Mme Haïtiwaji, essentiellement pour évaluer le niveau de crédibilité de son récit en analysant sa cohérence interne et, le cas échéant, ses contradictions. Bien entendu, il ne s’agit pas d’affirmer qu’un témoignage doit, pour être cru, ne contenir aucune incohérence. Notre mémoire nécessairement transforme, occulte, oublie, se trompe. Toutefois, il arrive que l’ampleur des incohérences soit telle qu’il devient impossible d’accorder quoi que ce soit comme crédit au témoin. Et c’est bien ce sentiment qui m’habite aujourd’hui, après lecture et analyse attentives du livre « Rescapée du goulag chinois ».

La vérité, quelle vérité?

Il arrive donc que la mémoire se trompe mais, ce qui étonnera les lecteurices de Mme Haïtiwaji est le rapport quelque peu « surprenant » qu’elle entretient avec la vérité et le mensonge. Bien sûr, il y a d’abord tous les mensonges dont elle dit qu’on les lui a extorqués (p.45, p.113, p.174, p.176-177, p.212). Notamment de faux aveux filmés (on aimerait voir la vidéo puisqu’elle dit que la vidéo aura été diffusée sur les réseaux), ou lorsqu’elle prendra la parole dans le camp pour une fête en l’honneur de Xi Jinping.

Outre ces mensonges contraints, elle relate surtout un nombre impressionnant de mensonges volontaires (p.65, p.100, p.101, p.104, p.108, p.118, p.148, p.204, p.220, p.230, etc.). Par exemple, elle explique avoir régulièrement menti aux autorités du camp sur ce qu’elle pensait, elle dit avoir menti sur ses conditions de détention à sa famille lorsque cette dernière lui rendait visite ou lorsqu’elle les entendait au téléphone ; elle affirme que les Ouïghours avaient pris l’habitude de mentir « bien avant les camps » pour se « protéger » (p.101), que « chacun s’enfonçait dans une succession de petits mensonges » (p.211) et que le temps lui apprenait à « considérer ce désagrément comme un détail » (p.212).

À côté de ces « mensonges volontaires », dont certains seraient cohérents dans l’optique d’éviter des brimades dans le camp, il y a, dans le livre, une série de mensonges patents et qu’une lecture attentive permet de mettre à jour. Par exemple, elle évoque « ces cuisiniers sourds-muets » dont elle dit qu’ils ont été « sélectionnés pour leur handicap afin de ne pas révéler ce qui se passe dans les camps » (p.61). Comme si des sourds-muets étaient incapables de communiquer par langue des signes, comme s’ils ne pouvaient pas écrire, prendre des photos, enregistrer, etc. C’est immensément stupide.

Elle dit avoir été punie sans savoir pourquoi (p.61)…mais en explique la raison quelques pages plus loin (p.63-65) ; elle dit qu’il n’y a que « de vieilles femmes tremblantes et des adolescentes au bord des larmes » dans le camp (p.90) tout en évoquant régulièrement d’autres détenues dont on comprend qu’elles sont de la génération de Mme Haïtiwaji (comme Almira, p.165). Elle craint avoir « déshonoré Rebiya Kadeer » (p.178), présidente du World Uyghur Congress, une organisation séparatiste abondamment financée par la NED (États-Unis), alors qu’elle affirme à plusieurs endroits n’avoir aucun lien avec la politique. Elle dit qu’on l’obligeait à mentir effrontément (p.212) pour ensuite se contredire en expliquant qu’on n’avait « même pas eu besoin de lui […] faire la recommandation [de mentir] ». Elle évoque « ses frères » pour la première fois à la fin du livre (p.224) lesquels sont pourtant absents de sa généalogie reproduite au début de l’ouvrage (p.11), etc.

Sur le plan de la santé, les détenues sont obligées de poursuivre leur traitement médical si elles en suivent un (p.60). Pourtant, Gulbahar évoque plusieurs éléments inquiétants qui, de l’avis d’un médecin que j’ai pu consulter, ne sont pas en eux-mêmes impossibles mais qui le deviennent dans le contexte décrit dans le livre. Par exemple, l’idée selon laquelle ses « os du tibia s’atrophi[ai]ent » (p.226) par le fait d’être enchaînée ne veut pas dire grand-chose d’un point de vue médical. Tout au plus peut-elle évoquer une déminéralisation osseuse à cause de l’immobilité mais il semble difficile de croire qu’elle peut apparaître en « quelques jours ou quelques semaines » – dans une formulation floue bien pratique puisqu’elle laisse le soin aux lecteurices d’en évaluer la vraisemblance (p.226 – il s’agit en fait de vingt jours si on en croit ce qu’elle dit p.16).

Elle dit encore avoir été si maigre que « [s]es deux index et [s]es deux pouces se touch[ai]ent quand [elle] serr[ait] les mains autour de [s]a taille » (p.61) – une horrible prouesse peu crédible car elle signifierait une morphologie très spécifique doublée d’un état de dénutrition extrême incohérent avec le récit qu’elle fait de leurs repas. En effet, elle explique que « si on refuse un plat, ils […] ordonnent de le terminer […] » (p.83). Du camp, elle dira un peu plus loin (p.107) : « Nous ne sommes pas sous-alimentées, bien au contraire ». Malgré tout, elle décide que de « cette sale nourriture dont on remplit [leurs] gamelles », elle « n’y touche[ra] quasiment plus » (p.137). Comme on dit à Bruxelles, c’est salade tout. Gulbahar Haïtiwaji dit une chose et son contraire ; vous trouverez à tous les coups une parole qui sert votre propos du moment. Vous voulez prouver qu’elle était affamée ? Tour de taille ! Qu’elle était gavée ? Obligée de finir son repas ! Que la nourriture était infâme (on y reviendra) ? Y’a pas d’assiettes mais des gamelles !

Elle dira d’ailleurs qu’elle trouvera, un mois et demi plus tard, une « certaine allure à la finesse de [ses] poignets et chevilles, au galbe des fesses et à la chair tendue autour du nombril », tout en se demandant si « une prisonnière traumatisée et exsangue ne devrait […] pas ressentir du dégoût ou de la haine pour son corps? » (p.75). Galbe des fesses ou état squelettique ? Est-ce compatible ? Peut-on passer si vite de l’un à l’autre ?

Bref, avec tous ces éléments rassemblés, que penser lorsqu’elle affirme (p.191) que « rien de ce [qu’elle a] vécu n’est la manifestation d’un fantasme morbide de prisonnière qui exagère sa condition » ?

On pourrait également lister l’ensemble de ses mensonges par omission : par exemple, elle ne parle pas des 254 attaques terroristes islamistes depuis 1990 qui ont ensanglanté le Xinjiang (et hors de celui-ci). Tout au plus évoque-t-elle le déchaînement de violences lors des « émeutes d’Ürümqi » en 2009 (p.40), ce qui lui permet de mieux passer sous silence des décennies de terrorisme meurtrier et récurrent. Elle ne dit pas que son mari était vice-président de l’association des Ouïghours de France, la branche française du World Uyghur Congress dont les autorités chinoises affirment qu’il aurait orchestré les attaques de 2009. Elle cache le fait que ce même WUC est une organisation séparatiste qui ne décrit même pas le Xinjiang comme une province chinoise mais comme le « Turkestan oriental ». Elle ne dit pas un mot non plus des Hui, une autre ethnie chinoise de confession musulmane qui, elle, n’a aucun problème en Chine alors qu’elle affirme par ailleurs que c’est leur religion qui pose problème.

Elle dit avoir « honte » de tous les mensonges proférés (p.176). Elle a tant menti qu’elle se décrit comme une « bonne comédienne » (p.231) et dit avoir été précipitée « dans une série de mensonges dont [elle] ne pouvai[t] plus [s]’extirper » (p.218). Elle dit enfin avoir réfléchi à ce qu’il « faudrait dire et ce qu’il faudrait taire » (p.235) une fois rentrée en France – ce qui indique, par l’absurde, que ce livre est le résultat de ces choix.

Comme énoncé plus haut, un simple témoignage suppose déjà une malheureuse fragilité épistémique. Mais que faire lorsque la personne témoin, de son propre aveu, se dit exceller dans la pratique du mensonge? Faut-il la croire lorsqu’elle dit mentir avec brio ? Faut-il la croire parce qu’elle nous dit que cette fois elle ne ment pas ? Quelles bonnes raisons de la croire avons-nous si ce n’est le confort de recevoir là une narration venant renforcer des croyances déjà installées ? C’est à cette contradiction, digne du paradoxe du menteur, que nous confronte Gulbahar Haitiwaji.

Paru dans le New-York Times, le 22 février 2014

Il se trouve par ailleurs que tronquer la vérité pour servir ses intérêts n’est pas une exception en ce qui concerne les Chinois émigrés. Dans un article de 2014, le New-York Times parlait même « d’industrie du mensonge », racontant comment de fausses accusations de mauvais traitements pouvaient aider leur dossier. « Mentez, il en restera toujours quelques chose ».

Une invraisemblable quantité de suppositions

Dans l’arsenal rhétorique visant à accréditer la thèse selon laquelle violences, torture et mauvais traitements auraient été le quotidien de Mme Haïtiwaji et de ses codétenues, les suppositions tiennent une part importante.

J’entends par suppositions des affirmations qui se caractérisent par le fait de n’être soutenues par aucune preuve. J’exclus également de cette catégorie les faits dont Mme Haïtiwaji dit avoir été témoin et dont nous traiterons plus bas. Souvent, elle utilise le futur simple, elle énonce donc des faits qui, d’après elle, « se produiront », ou le conditionnel, elle énonce donc des faits qui, d’après elle, « se produiraient ». Sur l’ensemble du livre, j’ai comptabilisé pas moins de 97 occurrences d’affirmations de ce type, sur 245 pages.

Le thème de la mort (que Mme Haïtiwaji l’évoque pour elle-même, pour ses codétenues dans les camps ou pour l’ensemble du peuple ouïghour) y est récurrent et donne, tout au long de la lecture, une impression très pénible de violence extrême (p.7, p.13 par deux fois, p.15, p.16, p.31, p.41, p.63, p.80, p.88, p.89, p.115, p.120 par deux fois, p.122, p.125, p.133, p.135, p.137 p.139 par deux fois, p.143, p.159, p.161, p.163, p.164, p.174, p.189 par deux fois, p.190 par deux fois, p.191, p.193, p.197, p.231, p.241, p.245).

Par exemple, dès la page 13, on lit : « Après avoir longtemps cru qu’elle serait exécutée, la certitude qu’elle mourrait dans un goulag du Xinjiang l’a alors envahie » et page 143 : « J’allais mourir dans un camp, c’était certain ». Ces phrases sont caractéristiques de ces suppositions, elles portent sur l’avenir (elles sont donc par nature incertaines) et sur la mort. Elles sont par ailleurs infirmées par les faits. Mais faire se fréquenter le terme de « certitude » avec une construction au conditionnel, au-delà de la contradiction évidente, offre une solide force performative.

Le même phénomène, répété presque une page sur deux, est ainsi formidablement efficace : « on la fusillerait au milieu du désert enneigé » (p.16 et p.160 – apparemment ce n’est pas arrivé), « rien n’est plus simple que d’organiser la disparition d’un dissident puis d’enterrer son corps au milieu de nulle part » (p.31 – aucune preuve de telles choses), « […] qu’on ait jeté mon corps dans une fosse commune avec d’autre ouïghours » (p.193 – elle ne serait pas là pour en parler), « personne ne réchappe de ces camps » (p.243 – dixit la personne qui en a réchappé), etc.

Que ces suppositions soient, soit invalidées (pour la majorité), soit non démontrées, ne semble pas préoccuper Gulbahar Haïtiwaji ou Rozenn Morgat. « Mentez, il en restera toujours quelque chose ».

Outre la mort, il est impossible d’analyser ici tous les thèmes abordés dans ces suppositions mais il y en a un en particulier qui mérite notre attention et que nous analyserons de près dans le second volet de ce grand dossier : les stérilisations forcées.

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François Bégaudeau, punchliner marxiste (et sexiste)

[EDIT 21/05/2020] Parfois je me dis que je devrais checker le passif de chaque mec dont je parle avant de le relayer #Assange, tant la norme semble être le « sexisme jusqu’à preuve du contraire » Voici donc la petite saillie « c’est de l’humour, hein » de Bégaudeau :

On appréciera bien sûr l’homophobie de son comparse, tant qu’à faire. Suite à ce message, Ludivine Bantigny répondait sur Twitter :

Autant dire que je ne suis pas ravi-ravi d’avoir écrit ce qui suit ci-dessous sans m’être assuré que l’égalitarisme de Bégaudeau ne s’arrêtait pas à la frontière des privilèges qui le favoriseraient directement. Soyons clairs : fustiger le capitalisme et le cortège de souffrances qu’il implique en sachant très bien que ça ne nous atteindra pas est beaucoup moins risqué que fustiger la domination masculine quand on est soi-même dépositaire de tous les privilèges qu’elle t’octroie et que, par ailleurs, faire le taf d’allié (au sens de Dupuis-Déri) t’amputerait directement d’une bonne part de ceux-ci.

Je suggère donc de lire la suite en gardant ça en tête.[/EDIT]

Petite pause dans la rédaction d’un gros article sur la Chine pour vous partager ma sélection des meilleures punchlines de l’ami Bégaudeau (2020), toutes issues de son «Histoire de ta bêtise».

Bégaudeau, F. (2020). Histoire de ta bêtise (Pluriel). Paris: Fayard.

Il y a des lectures qui apportent parce qu’elles confrontent…et puis celles qui portent parce qu’elles confortent! Ce bouquin appartient à la seconde catégorie. Le pur et noble plaisir de voir ciselée avec virtuosité une offensive mordante contre ces fake progressistes, dont le centrisme est une droite complexée mais sûre de son fait.

En le lisant, la bêtise de Raphaël Enthoven m’est apparue tout du long. Mais soyons honnêtes, ça aurait très bien pu être n’importe lequel de ses proches. De mes proches.

#Domination_et_bourgeoisie

« Ta pensée n’est pas unique, elle est dominante. » (p.22)

« Bourgeois celui qui a les ressources de sa pérennité. Tu n’auras pas la chance de chuter. » (p.217)

« Ta pulsion conciliatrice a un soubassement autoritaire. » (p.82)

« L’illusion d’une chance égale achète le silence des perdants. Le pauvre ainsi soutenu ne peut plus se plaindre, il ne doit s’en prendre qu’à lui-même, il a eu sa chance. Tu appelles équité ce pastiche d’égalité. » (p.84)

« Croisant un Noir, tu es comme Louis CK te peint dans un sketch : génial ! t’emballes-tu. C’est génial que tu sois noir, et que moi blanc, je te parle comme si de rien n’était, à ceci près qu’on trouve exceptionnel de se parler comme si de rien n’était. » (p.80)

« On reparlerait d’abord de ton art de neutraliser un discours subversif en l’infantilisant. » (p.110)

« Un prolo débarquant en sous-pull jaune dans une soirée commet une faute de goût, un bourgeois pareillement attifé vient de redéfinir le code. » (p.124)

« Bourgeois en herbe, tu me disais : l’égalité, c’est impossible, c’est utopique. Et moi, gauchiste en herbe : admettons que c’est impossible, mais la souhaites-tu ? Et toi : c’est utopique. Et moi : mais la souhaites-tu ? Et toi : c’est utopique. On avait de bonnes discussions. » (p.183)

« Ton point de vue est celui du pouvoir et le pouvoir ne pense pas. Le bourgeois ne pense pas car il est l’autre nom du pouvoir. […] Penser, ce serait penser contre toi et rien ne t’y dispose. » (p.190-191)

« Significativement, ta langue managériale a remplacé problème par sujet. Dans les débats, tu abordes le sujet du chômage, le sujet des déchets nucléaires. Plus rien n’est un problème. » (p.204)

« Dans tes dîners me frappait qu’il n’y arrivait rien. Tout était fait pour qu’ils se passent bien, qu’il ne se passe rien. La conversation était toujours nourrie, les verres toujours pleins de bon vin, on ne manquait de rien, c’était très réussi, c’était toujours raté. C’était raté parce que la vie avait été laissée dans le vestibule, coincée entre deux parapluies. La vie c’est-à-dire le conflit. Le conflit c’est-à-dire ce truc simple qui acte, avec plus ou moins d’énergie, que je ne suis pas toi et que tu n’es pas moi. Le conflit n’était pas au programme, le programme était de coaguler je et tu dans un nous. Par ces soirées nous mettions dans un pot commun nos capitaux symboliques, escomptant qu’ils s’augmentent mutuellement. Nous étions là pour nous additionner, non pour nous diviser. Personne n’allait embêter personne. Si quelqu’un cherchait la merde, il ne la trouverait pas. Il n’y avait de merde nulle part. C’était tout propre. » (p.212)

« Tu prends pour des qualités objectives de la société les bénéfices qu’elle t’octroie. » (p.50)

« La sociologie t’irrite. Expliquer c’est excuser […]. Ses principes fondateurs contreviennent aux tiens, établissant le caractère construit, c’est-à-dire non nécessaire et donc réversible, de toute organisation sociale. » (p.51-52)

« Tu accueilles mes péroraisons avec une bonhomie condescendante. […] Tu [les] appelles provocation pour te dispenser d’y réfléchir. Je suis bien mignon mais tu as autre chose à penser. Tu as une baraque à tenir – une société. » (p.54)

#Classes_sociales

« Qui es-tu ? Qui est « tu » ? Tu es celui que tout ébranlement des classes populaires inquiète et crispe en tant qu’il menace ta place. […] Tu es un bourgeois. […] Un bourgeois de gauche si tu y tiens. Sous les espèces de la structure, la nuance est négligeable. Tu peux être conjoncturellement de gauche, tu demeures structurellement bourgeois. […] Tu es de gauche si le prolo sait se tenir. Alors tu loues sa faculté d’endurer le sort – sa passivité. Tu appelles dignité sa résignation. » (p.34-35)

« Tenir à la liberté est aussi l’apanage de ta classe. » (p.40)

« Il faut donc que tous réussissent mais pas tous. L’école te sert de trieuse. » (p.84)

« Il faut être un bourgeois pour s’astreindre, vis-à-vis des pauvres, à des marques de respect que deux égaux n’ont nul besoin de se témoigner. » (p.92)

« Les stars de la téléréalité te déplaisent, non parce qu’elles sont sans œuvres, mais parce qu’elles sont sans classe. » (p.140)

« [Q]ualifier de populiste un mouvement qui flatte les bas instincts xénophobes et racistes suppose que le peuple ait le monopole desdits instincts – ce qui, note Rancière, oblitère, outre le racisme d’État, le racisme dispensé par les classes supérieures dont passé et présent offrent maints exemples. » (p.31)

#Public_privé

« Tu en tires, cheminots à l’appui, que l’atavisme fonctionnaire consiste surtout dans la défense d’un statut que tu as l’obscénité coutumière, toi né riche, de qualifier de privilégié. Que les fonctionnaires sont de gauche par corporatisme, et par reconnaissance du ventre vis-à-vis de l’État. Courte vue. Qui rate la profondeur de la question. Qui rate la puissance du fonctionnaire. Celle qui fait écrire à Friot que ce statut est révolutionnaire. » (p.144)

« Le fonctionnaire n’étant pas à son compte, ses actes ne sont pas strictement comptables, en tout cas pas sous les espèces du chiffre d’affaires. » (p.145)

#Marx

« Ta transition écologique ne sortira pas du cadre de la croissance et de l’accumulation. […] Éventuellement avec ses excès, car oui tu le déplores il y a des excès. Un jour tu moraliseras le capitalisme, ce sera un lundi de Pâques. » (p.44)

« L’illusion que tout peut changer est nécessaire pour que rien ne change. » (p.47)

« La transformation de la matière par intervention de l’homme s’appelle le travail. Les hommes sur lesquels le détenteur du capital se décharge de cette tâche s’appelle les travailleurs. » (p.153)

« Tu dénonces sous le nom d’économisme le pli marxiste d’expliquer une société par l’économie. […] La pierre d’angle de l’édifice marxiste ce n’est pas l’économie en soi mais le rapport social, ordonné au rapport de production. » (p.165)

« Le moteur de la croissance est la confiance dans la capacité de croissance. […] La croissance tient de la prophétie auto-réalisatrice. D’où ta mauvaise humeur contre les prophètes de malheur, les rabatteurs d’enthousiasme. » (p.171)

« Confronté à la baisse tendancielle du taux de profit au sein d’un marché saturé, le capital doit créer de la demande. L’extension coloniale n’y suffisant pas, il stimule la demande intérieure des pauvres qui ont cette qualité lucrative d’être nombreux. » (p.172-173)

« Les morts passés et futurs du communisme n’invalident pas les livres qui dessinent l’hypothèse communiste, parce qu’un fait est un citron et une pensée est une orange. Un citron n’invalide pas une orange. » (p.185)

« Marx a persisté. Le texte marxiste, sa vertigineuse acuité, ses concepts féconds ont survécu à leur supposée application. » (p.187)

« La pensée marxiste est forte parce que son adversaire est hégémonique, parce qu’il englobe jusqu’à ses contradicteurs, et souvent se les aliène. » (p.200)

#Sens_de_la_mesure

« L’élection par quoi le citoyen délègue et donc abdique sa souveraineté est le pic de jouissance de ta libido citoyenne » (p.9)

« Tu ne fais pas de politique, tu fais au mieux. Tu es raisonnablement technique, tu es postpolitique. » (p.192)

« Complotisme est un autre de ces mots exsangues que tu as installés au coeur des débats, et il te sert de pesticide. Vaporisé sur une parole, il en dissout instantanément le contenu en le psychiatrisant. […] Le complotisme ne se définit pas, il se repère. […] Comme l’antisémite subodore le juif dans toute manœuvre bancaire, tu sens le complotiste dans une conférence sur le rôle des Américains (sic) dans la création de l’espace européen. » (p.28)

« Un commerçant ne se situe jamais politiquement, il risquerait d’y perdre un peu de clientèle. […] Tu ne dis pas que tu es centriste, mais que tu es modéré. Tu as le sens de la mesure. Les extrêmes sont inaptes à la mesure, CQFD. » (p.174)

« La nuance est l’apanage de qui n’a pas besoin que la pensée se convertisse en acte. […] Sur nombre de sujets, tu ne fais pas du tout dans la nuance. Par exemple ton refus dèzextrêmes (sic) est sans nuance. […] Mais ce sont là des évidences, diras-tu. Car pour toi il y a des évidences. Ton doute chevillé au corps n’exclut pas des convictions indubitables. Tu ne doutes pas qu’Obama soit plus fréquentable que Poutine. […] Discuter de tout mais pas de l’indiscutable. Il y a une ligne rouge, au-delà de laquelle c’est la main encore tremblante d’intempérante colère que tu me ressers du champagne. Ta retenue sort de ses gonds quand tu te sens en danger. […] Quand les excessifs ne sont plus totalement insignifiants, tu te braques, tu braques les baïonnettes sur la plèbe vociférante. […] À moi qui m’étonne d’un tel excès venant d’un modéré, tu concèdes que tu t’es emporté. Tu es un modéré option emportement. […] Voici que toi le pondéré tu insultes vertement le camp des excessifs. » (p.176-179)

#Radicalité

« Un type de la gauche radicale n’est pas plus excessif qu’un centriste. […] Le remède radical qu’il préconise est à proportion de la radicalité du problème qu’il pointe ou subit. […] La décision radicale d’une femme battue de quitter le foyer, tu ne la trouves pas excessive. […] En l’espèce, la raison est dans la radicalité, la déraison dans la modération. La pertinence de la radicalité ne s’évalue donc pas dans l’absolu de la psychologie abstraite, mais dans le concret d’une situation. » (p.180)

« Jobs peut se pointer en col roulé et me parler en ami : ayant délégué la guerre, il n’a pas à se battre, ni à élever la voix. Il a relégué dans le hors-champs de son espace lounge les usines où de petites mains maculées fabriquent ses marchandises designées, épurées, stérilisées. » (p.213)

« Tu n’aimes pas la guerre. Tu ne veux pas savoir sur quelle guerre repose ta paix. » (p.20)

« Parce que l’Europe ne s’est pacifiée qu’en déplaçant les fronts sur d’autres continents. » (p.195)

#Développement_personnel

« Toi aussi tu veux ta part de rébellion, mais elle tiendra du mal-être individuel – non de la colère ou de la subversion qui ne sont pas à ton programme. Tu ne fais pas de politique, tu fais de l’introspection. » (p.111)

« Un scrupule de dominant t’est venu qui te pousse à faire savoir que tu souffres. Tu n’es pas si privilégié puisque tu souffres. Toi aussi tu as eu ton lot. Chacun a son lot, et toi pas moins qu’un autre. Tu le dis et répètes et finis par y croire. » (p.112)

« Le réel tu ne veux pas qu’il te rentre dedans ; tu ne veux pas le penser, tu veux en guérir – le réparer. La réparation est une variante bienveillante de la dissimulation. […] Toujours sous la main, trois ostéos miracles et pourquoi pas un psy car je somatise, tu l’affirmes. J’en ai plein le dos. Au minimum un peu de méditation me ferait du bien. Souviens-toi, sans cesse tu m’invitais à m’y adonner, promettant qu’elle m’apaiserait. Il t’échappait juste que je ne veux pas la paix. Je ne veux pas me guérir du réel. Je ne veux pas de ce bien-être devenu ton idole. » (p.210)

#Héritage

« Je suis fier de mon père, m’avais-tu dit un jour, et l’oxymore de ton mérite hérité tenait tout entier dans cette formule à l’envers. » (p.49)

« Des cheveux de bourgeois jusque dans le soin que tu mets à les négliger. » (p.93)

« Seul le capitaliste impénitent hérite sans vergogne. Toi tu es un nanti contrarié ; tu es de cette droite si complexée qu’elle a pu parfois se croire de gauche. » (p.155)

« Tu escamotes les facilitations de classe comme un magicien tait son truc. […] Les facilitations de classe sont si inhérentes à ta condition qu’elles te semblent un donné, un donné social que tu en viens à appeler nature et qui, ainsi renommé, ainsi maquillé, échappe à ta vue. » (p.156-157)

« Bourgeois des Lumières, tu ne saurais envisager qu’il n’y a pas plus de mérite à être talentueux qu’à être héritier, que dans les deux cas l’individu n’y est pour rien et Dieu pour tout. » (p.221)

#Structures

« Une des modalités de ta bêtise est de bloquer la pensée à l’échelon moral, c’est-à-dire en deçà de la pensée. » (p.58)

« Intuitivement, tu évites ces analyses structurelles. […] Tu t’arrêtes au cran bête, au cran moral. Là où manque la pensée prospère la morale. » (p.96)

« Prends une exaction, extrais-la de la structure qui la génère, il reste quoi ? Il reste un fait stupide comme une moule sans rocher, un fait sui generis, justiciable non d’une analyse mais d’une condamnation. » (p.100)

« Aveugle aux structures, tu dis que le capitalisme ne doit pas être éradiqué mais amendé. » (p.160)

« Admettons qu’il me soit absurdement apparu possible que la classe dominante offre à la masse l’opportunité de la destituer. » (p.19)

« La pensée radicale prend le mal à la racine. Elle rapporte les faits sociaux à des faits de structure, […] certaine que les mêmes causes produiront les mêmes effets, elle préconise de changer la structure. » (p.180)

Et parce que les attaques en règle ne valent que si l’on est capable de retourner le projecteur sur soi-même…

#Et_moi_dans_tout_ça

« J’appartiens à une classe supérieure dont je persiste à envisager, sinon souhaiter, la destitution. » (p.57)

« Je suis bien inconstant : alternativement je déteste et adore vérifier que tu persistes dans ton être bourgeois. Je veux que tu disparaisses et que tu dures. […] Ma vitalité a besoin de toi, de ton adversité. » (p.218)

« Égal à toi-même, émettant les signes dont j’ai savamment établi qu’ils te caractérisent, tu m’offres la satisfaction narcissique d’avoir vu juste. » (p.219)

« C’est la perversité propre à la pensée structurelle, d’aimer voir opérer la structure qu’elle déconstruit. » (p.220)

« Hypothèse provisoire : mon habitus non-bourgeois prime sur ma condition bourgeoise dans la formation de mon système d’opinions. » (p.62) 

« Mais es-tu bien certain que ta semaine dans un ashram ou tes week-ends sans connexion ne procèdent pas aussi de l’optimisation de potentiel. […] Es-tu encore capable d’une vacance véritable ? » (p.161)

« Je lis beaucoup plus que je ne lutte. » (p.71)

« Ma vie textuelle fait de moi un déviant. Elle m’intègre à la tripotée de tordus pour lesquels la pensée – sa force, sa rigueur, sa justesse, sa beauté – est un enjeu en soi. » (p.72)

« Žižek analyse l’anomalie apparente du soutien de l’intellectuel de gauche radicale à des actions politiques propres à renverser un ordre qui assure son confort. Le fait-il par masochisme ? Trop facile – aussi facile que de corréler cette pulsion louche à la mauvaise conscience. En accompagnant ces luttes de la voix et parfois des pieds, l’intellectuel ne joue pas contre son confort mais le consolide, suggère Žižek. En radicalisant ces préconisations, il les rend irréalisables et ainsi travaille à la pérennité de l’existant – de son existence bourgeoise. » (p.73-74)

« Je suis moins exposé à tes actes qu’à tes paroles. N’étant pas hôtesse d’accueil ou livreur Deliveroo, je n’ai pas à subir tes forfaitures, tes arbitrages iniques, ta sauvagerie mouchetée. » (p.75)

« Mais un marxiste se dédirait en tenant pour possible qu’une pensée n’émane pas d’une position sociale. Moi-même ai-je une seule seconde ici pensé hors de mes clous ? Même pervers, même séparé, j’occupe une position, et je n’ai rien dit ici qui l’ébranle. À quelques nuances autocritiques près, j’ai loué la radicalité, ma radicalité, et célébré la pensée qui est mon gagne-pain. En la valorisant, j’en conforte la valeur sur le marché, j’en fais monter la cote, et du même coup j’assure mes positions – boursières. Je te demande un bond auquel je suis inapte. Penser contre soi est une gageure. » (p.215)

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