Analyses

J’ai lu « Rescapée du goulag chinois » (4/5)

Partie 4 « Justice et injustices »

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Gulbahar Haitiwaji publie, avec Rozenn Morgat, un livre qui fait beaucoup de bruit : « Rescapée du goulag chinois ». Tous les médias en ont parlé. Il semble que nous tenions là un témoignage indiscutable sur la répression et le caractère criminel de l’État chinois, dans le Xinjiang en général, sur les Ouïghours en particulier. Quatrième volet de notre grand dossier. Je vous encourage à lire le premier, le second et le troisième volet avant d’aborder celui-ci.

Les raisons d’un départ…définitif ?

La famille Haïtiwaji n’a pas seulement quitté son pays, la Chine, et sa province, le Xinjiang. Iels ont quitté leur travail, leurs ami.es et le reste de leur famille pour traverser tout le continent eurasiatique et demander refuge à la France. Selon la convention de Genève (1951), un réfugié est « une personne qui se trouve hors du pays dont elle a la nationalité ou sa résidence habituelle, car elle y a été persécutée ou craint d’y être persécutée du fait de sa race, sa religion, de sa nationalité, de son appartenance à un certain groupe social ou de ses opinions politiques ».

Quels sont les éléments tangibles que relève Mme Haïtiwaji dans son texte pour justifier leur départ au Xinjiang et leur obtention du statut de réfugié en France ?

Ce sont les discriminations au travail qui semblent être la justification principale à leur départ. Mme Haïtiwaji explique qu’iels voyaient leur « perspectives d’avenir se réduire comme peau de chagrin » (p.14), « disparaître » (p.29), que « les salariés Hans ont reçu plus d’argent que les salariés Ouïghours » (p.28), que « tous les salariés Ouïghours ont été délocalisés à la périphérie » (p.29), que « le poste a été dévolu à quelqu’un d’autre » et, « devinez à qui? Un salarié Han ! » (p.29 encore). Ainsi, « Kerim a toujours su qu’il faudrait quitter le Xinjiang » (p.28). Comme dit plus haut, ces éléments entrent toutefois en contradiction avec le fait que « personne » n’aurait pu affirmer « avec conviction » les discriminations subies (p.68). Ce sont donc, tout au plus, des ressentis non objectivés, par exemple, par des statistiques ou des études.

Mme Haïtiwaji dit aussi que ce sont les « différences culturelles » qui « dérangent » et « les épisodes de révoltes passés » qui « inquiètent » ; ce serait « pour cela » qu’iels « ont fui en France en 2006 » (p.23). On ne sait pas si, ici, Gulbahar fait référence aux attaques violentes qui faisaient déjà rage au Xinjiang.

Attaques terroristes à Ürümqi en 2014, source

Quoi qu’il en soit, Kerim Haïtiwaji est parti, d’abord au Kazakhstan pour y revenir déçu après un an, puis en Norvège et enfin en France (p.36) où elle dit qu’il avait eu « une opportunité d’emploi » (p.147), ce qui n’est pas cohérent avec le fait qu’il aurait été à la rue à son arrivée (p.37). Leurs filles et lui-même y ont obtenu le statut de réfugié.es.

On voit que les raisons du départ sont loin d’être aussi claires que ce qu’on pourrait penser de prime abord. Voyons maintenant les raisons qui auraient pu inciter la famille à ne pas prendre le départ.

Contrairement à ce qu’elle dit à différentes reprises, Kerim et Gulbahar n’ont pas eu à chercher du travail au Xinjiang puisque « la Compagnie du pétrole locale [leur] a offert des emplois d’ingénieurs dès [leur] sortie de l’université » (p.25). Iels purent s’installer dans un « petit appartement de deux pièces fournis par la Compagnie » (p.26). Étaient-iels mal traité.es dans leur travail ? Difficile à croire sachant que « au fil des années, Kerim et [elle] av[aient] obtenu de meilleurs salaires » (p.29), salaire déjà qualifié de « correct » (p.36) dès le départ. L’année suivante, « à [s]on grand étonnement », « la compagnie [lui] attribua un poste au siège de Karamay » (p.36) et elle « [se] sentai[t] reconnaissante envers elle » (p.36). En fait, elle avait fini par « adorer ce métier » et elle « aimait la compagnie » (p.35). La vie leur « souriait », iels finirent par habiter « un spacieux appartement dans le centre », iels roulaient « dans une belle voiture », leurs filles « poursuivaient des scolarités prometteuses » (le tout p.29).

Dans ces conditions, on comprend qu’il soit difficile d’objectiver les fameuses discriminations subies (notamment celles au travail). On est également loin, très loin, des fameux « joyaux architecturaux » de Kashgar faits de pauvreté et de maisons en terre. Si Gulbahar aussi prend la décision de quitter le Xinjiang en 2006, elle n’a toutefois « pas eu le cœur de démissionner » (p.38) parce que la « Compagnie ne [l]’avait pas blessée » (p.38) et elle demanda un « congé sans solde grâce auquel [elle] conservai[t] [s]a place d’ingénieur-cadre dans l’entreprise » (p.38).

Tous ces éléments en tête, à quels critères exacts de la définition de la convention de Genève la situation des Haïtiwaji correspond-elle pour justifier l’obtention du statut de réfugié.e ? Pour ma part, je reste perplexe. Sans compter que le statut de réfugié.e est aussi accordé pour protéger cellui qui en jouit d’un retour forcé dans son pays qui le mettrait en danger. Or, lorsqu’il lui a été demandé de retourner au Xinjiang pour régler des problèmes administratifs, « Gulbahar ne s’est pas méfiée, pas assez » (p.16). Et, effectivement, on se demande pourquoi et comment il est possible de retourner volontairement dans un pays qu’elle a quitté pour y avoir été persécutée.

Sauf si, en fait, elle n’y était pas persécutée.
Sauf si, en fait, c’était loin d’être la première fois qu’elle y retournait depuis son départ en 2006.

Ainsi, elle explique qu’à l’été 2009 elle était « rentrée seule à Altay » (Xinjiang) parce que son mari, à cause du statut de réfugié, n’avait pu les accompagner (p.41). Mais ça n’est pas cohérent non plus avec le fait qu’elle dise (p.42) que toute la famille est retournée au Xinjiang en 2012, soit trois ans plus tard, pour « rendre visite à [leurs] familles et amis ». Une exception ? Pas du tout. Elle précise « comme chaque année » (p.42). Donc, chaque année, la famille Haïtiwaji retourne au Xinjiang, sans apparemment craindre d’y subir quoi que ce soit et ce en dépit du statut de réfugié de Kerim et des filles. Et c’est à ces occasions que Kerim servait d’informateur auprès des autorités. « Mentez, il en restera toujours quelque chose ».

L’ambiguïté des relations entre Mme Haïtiwaji et les autorités chinoises culmine après son procès et sa sortie du camp de rééducation. En résidence surveillée, elle dit le 15 mars 2019 découvrir « avec un goût particulier la douce sensation d’habiter un endroit qui [lui] appartient » (p.208) et ce en dépit de la présence de onze policièr.es. Avec elleux, l’atmosphère a été « sincèrement joyeuse » (p.208). Du reste, quand sa mère lui rendait visite au camp de Baijiantan, elle « riait avec les policiers » et Gulbahar ne l’explique qu’en considérant que ces derniers faisaient preuve d’une gentillesse « sournoise » qui « tombait comme un voile sur ses yeux » (p.219). Est-ce vraiment cohérent avec l’idée qu’on se fait de la souffrance d’une population génocidée ? Lorsque sa mère la rencontre dans la résidence, elle trouve sa fille « pas trop amochée et même en forme » (p.219).

Alors qu’elle a pu louer son propre appartement, Gulbahar reçoit en août une terrible nouvelle : sa mère a fait un AVC et se trouve entre la vie et la mort (p.223). Israyil, le policier chargé de sa surveillance, lui autorise de la retrouver. Enfin, pas seulement. Il « assurerait [s]es déplacements [lui] évitant les longueurs insupportables des contrôles de police » (p.224). En fait, « sa bonté » à l’égard de Gulbahar avait « fini de [l’]étonner » et « la frontière qui séparait [leurs] deux mondes s’affaissaient » (p.226). Elle était devenue pour lui « un individu que l’on surveille mais aussi sur qui l’on veille » parce que « dans l’esprit des policiers, il n’existe qu’un pas entre ces deux termes » (p.227). Il s’empressera également de rencontrer la direction de l’hôpital « pour s’assurer [que la mère de Gulbahar] soit prise en charge par les meilleurs médecins » (p.227). Dans les yeux « inquiets » du policier, Gulbahar « ne voyait plus que de la gentillesse » (p.227).

Justice illégale ?

Une part importante de l’argumentaire de Gulbahar Haïtiwaji repose sur le caractère illégal et liberticide de sa (ses) détention(s) (dès la p.13). Comment se sont déroulées les étapes de son arrestation, de son emprisonnement et de sa libération ? À quel point les procédures décrites diffèrent-elles de ce qui est attendu dans une démocratie ? Je fais ici un travail de synthèse et de clarification des éléments compris dans le livre, sachant que celui-ci n’est pas toujours écrit de façon chronologique et qu’il nous faut croire Mme Haïtiwaji sur parole, en dépit des très nombreuses incohérences relevées plus tôt. J’invite les lecteurices à vérifier l’exactitude du déroulé ci-dessous et à compléter ou corriger ce qui devrait l’être si je devais avoir fait des erreurs.

Dans les locaux de la Compagnie où elle est venue signer ses papiers (autour du 25 novembre 2016), elle dit avoir été arrêtée puis interrogée (p.47). On lui montre la photo de sa fille participant à une manifestation de l’Association des Ouïghours de France, avec à la main le drapeau du Turkestan oriental (voir supra). Elle est libérée (p.49) mais la police garde son passeport ; elle reste donc à la disposition de la police.

Un mois plus tard (autour du 1er janvier 2017), elle sera mise en garde à vue (p.46). Alors qu’elle « sillonne » le Xinjiang, elle reçoit un appel lui demandant de rentrer à Karamay (p.51). Elle passera un premier séjour dans la cellule de la Maison d’arrêt de Karamay (p.46) après qu’elle eut reconnu avoir participé à des « troubles en réunion » (p.45) – des aveux dont elle dit qu’on les lui a extorqués. Pendant cette période, elle est interrogée plusieurs fois et ment régulièrement, notamment sur les personnes qu’elle connaît ou pas (p.65). Jusqu’ici, Gulbahar Haïtiwaji n’évoque pas la possibilité d’être défendue par un.e avocat.e, ce qui est contraire, par exemple, au droit belge. Si l’on devait comparer ce que vit alors Mme Haïtiwaji avec ce qu’on connaît ici, on appellerait « détention préventive » son enfermement dans la maison d’arrêt de Karamay. Notons qu’en Belgique aussi il est fréquent de rester en prison plusieurs mois avant même d’être jugé, mais en étant défendu par un avocat et en ayant accès à son dossier, ce qui semble ne pas être le cas ici.

Début juin 2017 (p.73), elle apprend qu’elle quitte la prison pour rejoindre un centre de rééducation, une « école ». Elle va ensuite passer plusieurs mois dans des camps de rééducation (jusque p.179), l’essentiel à Baijiantan. Durant l’hiver 2017, elle dit que son dossier arrive sur le bureau du Quai d’Orsay en France (p.132). Au printemps 2018, elle dit être retenue depuis bientôt deux ans au Xinjiang (p.132, p.134), ce qui est factuellement exagéré – il s’agit d’un an et trois mois (elle entre en garde à vue en janvier 2017). Début octobre 2018, ses codétenues et elles sont transférées dans un camp plus grand, à quinze minutes en camion de Baijiantan (p.139-140).

Un peu plus de deux mois plus tard (23 novembre 2018), elle assiste à ce qui semble être son premier procès, accompagnée de sa tutrice (p.143) que l’on pourrait lointainement assimiler à une avocate (lointainement car, si l’on en croit les descriptions de Mme Haïtiwaji, sa tutrice « n’a pas dit un mot pendant les neuf minutes qu’a duré mon procès » (p.146)). Elles sont plusieurs à être jugées ce jour-là, « les deux premières ont été innocentées » et « la troisième a pris trois ans de rééducation » (p.144). Elle est à nouveau interrogée sur différents éléments politiques (concernant les activités de sa fille et de son mari) et sur des éléments administratifs. Gulbahar finit par une déclaration « qui […] ne manquait pas d’hypocrisie », dans la mesure où « simuler la repentance était vital » (p.148). Elle est alors condamnée à retourner dans un centre de formation, une école, pour sept années, sachant que sa peine « ne courrait peut-être pas jusqu’à son terme » (p.149). Gulbahar se retrouve alors dans « le bâtiment de celles qui ont été jugées » (p.150).

En revanche, il semble ici que Gulbahar se méprenne sur le rôle d’un procès. Elle dit (p.146) : « […] Dans un vrai procès il y a une accusée qui est une accusée, c’est-à-dire une personne qui a commis des actes et qui est susceptible d’être condamnée. Moi je suis innocente. » Or, le principe d’un procès est précisément d’établir la culpabilité ou l’innocence de l’accusé.e. Il arrive donc que des innocent.es soient accusé.es, eussent-iels passés injustement plusieurs mois en détention préventive. Que l’on soit en Belgique ou en Chine.

Fin décembre 2018, elle dit être emmenée dans une nouvelle maison d’arrêt, qui ressemble, en plus grand, à la première qu’elle avait fréquentée à Karamay. Les interrogatoires sont nombreux, le policier qui s’occupe d’elle veut « clore ce dossier » (p.170). On lui demande des précisions sur les éléments les plus politiques (l’Association des Ouïghours de France, le séparatisme, Rebiya Kadeer, etc.) jusqu’à la considérer comme « prête » pour des aveux filmés. En février 2019, Gulhumar Haïtiwaji plaide la cause de sa mère sur un plateau de France 24. Le 12 mars 2019, on lui annonce qu’elle est « libre » (p.178).

C’est en fait un chemin « progressif » vers la liberté qui l’attend. Elle passera d’abord du temps dans une chambre du bâtiment attenant à la maison d’arrêt où elle avait été détenue au départ (p.181), mais avec « pain chaud », « matelas moelleux » et « écran plat ». Un mois plus tard, elle peut sortir accompagnée dans les rues de Karamay (p.198). En juin 2019, elle est transférée dans un appartement du centre de Karamay où elle vit encore avec les policiers. Durant cette liberté conditionnelle, on lui « donne de l’argent » (p.212). C’est dans cet appartement qu’elle reçoit la visite de sa mère et de sa fille plusieurs jours. Durant cette visite, les policiers les laissent seules. Début juillet 2019, elle est autorisée à louer son propre appartement mais sa mère tombe malade. Comme vu plus haut, le policier le plus proche de son dossier l’aide alors à la retrouver au plus vite et veille sur elle. Le 21 août 2019, elle retourne enfin en France.

Qu’en penser ?

D’abord qu’il est difficile de considérer la situation de Mme Haïtiwaji comme généralisable à l’ensemble des détenu.es ouïghour.es. En effet, comme elle le précise elle-même (p.132), « [son] dossier fait partie de ces cas sensibles que les autorités dissimulent », essentiellement pour ses liens avec l’étranger. Cela n’est pas très étonnant si l’on considère les éléments vus supra et la possibilité d’une affaire d’espionnage ou de contre-espionnage. Le contexte géopolitique et la guerre froide sino-américaine ne peuvent être occultés.

On note ensuite que les camps eux-mêmes ne sont pas, comme le dit Gulbahar page 135, des dispositifs extra-légaux : la Chine a « mis au point un système légal permettant de justifier l’existence de ces camps ». Bien entendu, le contenu de la loi peut lui-même être illégitime ou immoral à nos yeux – c’est là une question de point de vue.

Sur le plan légal, l’absence d’une défense et d’un accès au dossier pour justifier la détention préventive sont des différences majeures avec ce qui prévaut, par exemple, en Belgique. Le temps passé en détention préventive avant le procès n’est en revanche pas surprenant, sachant qu’en Belgique il n’existe « aucune limite temporelle quant à la durée de la détention préventive ». Par ailleurs les conditions matérielles de la détention en camp de rééducation, sur base des informations données par Mme Haïtiwaji, ne semblent pas comparables à l’état de la plupart de nos prisons. On lit par exemple sur le site de l’Observatoire International des Prisons que, « de manière générale, les conditions de salubrité et d’hygiène, ne se sont pas du tout améliorées ces dernières années et la majorité des lieux de détention belges ne sont toujours pas conformes aux règles d’hygiène et de sécurité les plus élémentaires. »

Le système judiciaire présente des différences incontestables avec les systèmes belge ou français. L’absence de séparation des pouvoirs, telle que nous l’envisageons, semble laisser le champ libre à une grand part d’arbitraire mais elle est en revanche cohérente avec un héritage mêlant communisme et confucianisme.

Il appartiendra évidemment aux lecteurices, sur base seulement des éléments tangibles et non-contradictoires évoqués par Mme Haïtiwaji, de porter un jugement moral quant à la sévérité de la peine qu’elle a subie, eu égard aux enjeux géopolitiques majeurs dont il est question et sur lesquels il nous faut encore revenir. C’est ce travail de recontextualisation que nous ferons dans le cinquième volet de notre grand dossier.

Merci à mes tipeurices : smart684, Rosie-6, gendre-daniel, g106973983737661016119, wen-3, fillon, eva-17, jean-do-5b8e, marsxyz, f-ines-5a3f79.
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BONUS Chine – Que penser du documentaire d’Arte « Tous surveillés ? 7 milliards de suspects »

Bon, clairement, si je décidais de débunker tout ce qui se dit sur la Chine en ce moment dans nos belles démocraties occidentales, je serais occupé à temps plein. Et comme apparemment je suis pas trop trop financé pour rédiger le « Radis », vous comprendrez que je mette mes priorités ailleurs.

Pourtant.

Pourtant, il semble que le documentaire d’ARTE « Tous surveillés – 7 milliards de suspects », que vous pouvez visionner ici, vous a suffisamment marqués pour que j’en fasse un commentaire. Je ne serai ni aussi précis ni aussi complet que dans la série « Il est évident que la Chine ». Il y a des questions auxquelles je ne pourrai pas répondre, mais d’autres auxquelles je peux.

Un commentaire général d’abord : après avoir exploré la question de la surveillance dans les pays capitalistes occidentaux (essentiellement USA, Israël et France), le documentaire aborde le cas chinois et y dédie plus de la moitié du temps final. Fort bien.

Le documentaire me semble particulièrement bien disposé à l’égard des USA. Par exemple, sur les 1h30 de film, PAS UN MOT n’est dit quant au gigantesque programme d’espionnage global de la NSA, le fameux PRISM, qui avait été dénoncé par Edward Snowden. Entre-temps, ce dernier a dû trouver refuge dans un autre pays. Pour un docu censé parler de la surveillance globale, comment dire, c’est…surprenant. On y évoque le Patriot Act sous Bush junior, et la volonté de Trump d’user de la reconnaissance faciale dont le docu dénonce les failles qui touchent avant tout les personnes racisées (que le film appelle « personnes de couleur »). Certes, on y évoque aussi le projet Maven, qui utilise(ra) la mal nommée « intelligence artificielle » à des fins militaires. Mais sur PRISM, qui concerne la surveillance du monde entier, rien. Nada. Pourquoi ?

Israël est également présenté sous un jour ultra favorable. Le pays y est décrit comme subissant les assauts du terrorisme depuis sa naissance…sans jamais envisager que, peut-être, c’est une nation dont le gouvernement est lui-même terroriste, raciste et s’est rendu coupable des pires crimes imaginables depuis son indépendance, le tout en s’essuyant allègrement sur pas moins de 34 résolutions de l’ONU (il y en a peut-être eu plus depuis cette source, btw).

En France, le documentaire évoque le cas de Nice qui, après les attentats, aurait décidé de miser elle aussi sur la reconnaissance faciale. Pour ce faire, elle adopte une technologie israélienne (pourquoi s’embarrasser de la morale de nos fournisseurs, n’est-ce pas ?) Il y est aussi fait référence à une base de données centrale, le fichier TES, qui regroupe l’ensemble des données d’identité et biométriques des Français. Un premier pas vers une surveillance tout à fait analogue à celle dénoncée dans la seconde partie du film.

Point commun entre les USA, Israël et la France ? Le business. Car c’est bien là l’intérêt des sociétés capitalistes : faire de l’argent. Et la peur y mène très efficacement. Ainsi, la multinationale française Thales, active dans tous les sales coups, est citée, tandis qu’à la tête de l’israélienne Anyvision on retrouve Tamir Pardo, chef du Mossad, les services de renseignements israéliens. De magnifiques partenariats publics-privés, sur fond d’agences d’espionnage. Joli programme. Des partenariats dont vous aurez sans doute remarqué qu’il s’agit toujours pour le public de financer le privé et jamais le contraire ! Sacrés « partenariats ».

Problème : la liberté économique, c’est-à-dire la capacité à entreprendre sur le marché de son choix – ici celui de la peur – pour faire du profit, entre directement en collision avec une valeur au fondement même de nos sociétés occidentales : la liberté individuelle. Liberté économique VS liberté individuelle. Au plus il y aura de la peur, au plus il y aura de chance que nous acceptions de rogner sur nos libertés.

Le cas chinois est fort différent. La valeur morale qui gouverne le pays est l’égalité, qui se traduit par la préséance du collectif sur l’individu. De plus, le système économique chinois, différent du capitalisme occidental, n’oblige pas à faire du profit. L’élaboration d’outils de surveillance massive trouve une origine tout à fait différente de celle du capitalisme occidental. Est-ce que ça le rend plus moral ? Aux yeux des Chinois, sans doute, puisque ça n’entre pas en collision avec les valeurs communément partagées.

Venons-en justement à la Chine.

Sur fond de musique inquiétante, le documentaire d’ARTE rabâche en fait les mêmes informations qui tournent en boucle depuis des mois dans les médias occidentaux, sans apporter de source supplémentaire. Dedans, il y a du vrai, du presque vrai, du complètement faux. Il y a de tout et je vais essayer de faire le tri pour vous. Comme on pouvait s’y attendre, ce sont principalement deux dossiers qui sont ouverts : le système de crédit social d’un côté, celui de la « répression » des Ouïghours de l’autre.

En introduction, ARTE explique qu’en matière de technologies, la Chine profite d’un marché fermé à la concurrence. Sauf que ce n’est pas du tout quelque chose de propre à la Chine, j’ai montré dans mes articles précédents combien les entrepreneurs de la Silicon Valley étaient à la solde du gouvernement US.

Il y est aussi dit qu’un secrétaire du parti devait être présent dans toute entreprise de plus de 50 personnes. Soit, c’est quelque chose que je ne prendrai pas le temps de vérifier, mais pourquoi pas. S’il s’agit, par exemple, de s’assurer que l’entreprise poursuit un objectif de bien commun, je ne vois pas le problème à une telle présence (cohérent du reste avec un système communiste).

Rappelons que le paradoxe fondamental du capitalisme est de courir deux lièvres à la fois qui souvent appellent des actions contradictoires : assurer un bien ou un service ET faire du profit. Le paradoxe est évident en ce qui concerne tous les besoins fondamentaux. Imaginez : si je veux que ma population ait un bon service de transports en commun, je dois augmenter la fréquence des trains, leur taille, leur confort, etc. Autant d’aspects qui s’opposent directement à ma capacité d’en tirer un profit financier. Imaginez : si je veux que ma population ait un accès large aux médicaments, je dois investir dans la recherche, diminuer les coûts des médicaments, etc. Autant d’aspects qui s’opposent directement à ma capacité d’en tirer profit. Vous avez compris le principe et vous pourrez maintenant l’adapter à l’agriculture, aux télécommnications, au besoin de se vêtir, etc.

Sur le crédit social, c’est essentiellement la ville de Rongcheng qui est prise en exemple. Le fait qu’un lieu en particulier soit donné en exemple ne m’étonne pas. J’ai eu l’occasion d’expliquer en commentaire de cet article qu’il me semblait en effet que le système de crédit social, en version d’essai, est implémenté différemment selon les districts, pour évaluation. Dans le documentaire, Lin Junyue, l’un de ses théoriciens d’après Wikipédia, nous expose sa façon d’envisager cette technologie. Par exemple, il explique que le contrôle de tous par tous est un bon moyen d’éviter par anticipation des comportements inciviques et, par conséquent, d’avoir à sanctionner – une alternative à l’emprisonnement en somme en prévenant les délits. Un principe qui me ramène à mes premières années de doctorat, quand je découvrais la surveillance généralisée entre les contributeurs de Wikipédia

Personnellement, cette argumentation ne me convainc pas. Attaché aux valeurs occidentales de vie privée et de liberté individuelle, la concession à faire au nom de la sécurité me paraît bien trop grande. Et c’est aussi ce que je dirais au maire de Nice ou à Donald Trump. Ainsi, les « performances » de l’artiste Ge Yulu, qui fixe « dans leurs yeux » les caméras de surveillance, m’ont plutôt intéressé et amusé. En revanche, je continue de penser qu’il faudrait que l’opposition à ce « traçage » soit majoritaire pour qu’il soit légitime d’en changer. Si les Chinois trouvent ça très bien, qui suis-je pour leur dire que penser ?

Vient ensuite le témoignage d’un réfugié ouïghour en France, Bextiyar Tursun. Ce qu’ARTE ne dit pas, c’est qu’il est réalisateur de films et se présente sur son CV, à la ligne « nationalité », comme « Ouïghour de Chine ». Imaginez que vous vous présentiez « Breton de France » ou, un peu d’humour connaissant bien le séparatisme flamand, « Flamand de Belgique » ?

Mm, quand on a vu dernièrement la géopolitique du séparatisme ouïghour, on comprend qu’on n’est pas face à n’importe qui, mais à un homme qui porte un projet politique. Pourquoi pas, d’ailleurs. Il fait ce qu’il veut, de mon point de vue. Mais si ce projet politique est celui du séparatisme, alors il se positionne très clairement contre l’intégrité du territoire chinois et il n’est pas étonnant que l’État chinois y voie, quant à lui, un problème

Bref, Bextiyar Tursun explique que non seulement les caméras de surveillance les poursuivaient partout mais que la police disposait, en plus, de capteurs sonores pouvant enregistrer à distance ses conversations. Lorsqu’il voulait parler politique (séparatisme ?) avec ses amis, il allait dans les montagnes. Et c’est là que moi, j’aurais voulu qu’on nous rappelle que Google et co ne se gênent pas pour nous mettre constamment sur écoute également (allez, un ptit lien vers Foxnews, ça n’a pas de prix et ça encouragera peut-être l’un ou l’autre d’entre vous à faire aussi un travail de debunk si nécessaire et à le poster en commentaire !). Avec d’autres objectifs sans doute, mais le résultat est similaire. Et si vous posez problème politiquement, on s’en servira contre vous également, toute démocratie que nous sommes #Assange. Pas sûr par contre que si Tursun avait son smartphone dans les montagnes, il aurait été si bien protégé.

Comme on pouvait s’y attendre, le terrorisme islamiste dans le Xinjiang est tourné en dérision, nié par ARTE qui relaie l’hypothèse de tensions inter-ethniques et de manifestations « durement réprimées par la police » mais pour lesquelles les images bizarrement manquent. Je vous encourage à regarder le documentaire de CGTN sur le même sujet et de comparer les deux versions. Les attentats ne seraient donc que des « prétextes » pour le gouvernement chinois. ARTE nous explique alors que Xi Jinping appelle à « lutter contre le terrorisme » en « usant des outils de la dictature ». ARTE est particulièrement malhonnête ici en taisant le fait qu’il faut comprendre le mot « dictature » au sens chinois du terme, tel qu’il est exprimé dès le préambule de sa constitution, et non dans le sens occidental du terme.

Qu’à cela ne tienne, la musique inquiétante continue et vient le clou du spectacle, le moment-frisson. Les journalistes arrivent à convaincre (Dieu sait comment) un chauffeur de taxi ouïghour de leur parler politique. Il a son smartphone en main et semble ne pas se préoccuper des risques qu’il prend. Les journalistes non plus, peu au fait de la protection des sources, au mépris total des bases les plus élémentaires de leur profession, ils l’interrogent…alors qu’ils ont précédemment essuyé nombre de refus plus tôt. Ce taximan leur promet de les conduire le lendemain devant le « camp de rééducation » dans lequel serait enfermé son père. Un scoop incroyable, n’est-ce pas ?

Sauf que, pas de chance, il était sur écoute ! Le lendemain, il a disparu et les journalistes reçoivent un message de quelqu’un qu’ils ne connaissent pas, qui leur dit que le chauffeur en question est interrogé par la police mais qu’on va quand même leur trouver quelqu’un pour les conduire devant le centre. Pas inquiets pour un sou, nos deux Tintins croient tout le monde sur parole, font confiance à la voix entendue au téléphone, se rendent compte qu’ils sont suivis mais montent quand même dans la voiture qui est là pour eux et s’en vont faire le tour dudit centre, OKLM.

C’est quoi cette blague ? Il y a tellement d’incohérences dans ces séquences que j’en suis tout déstabilisé. Comment ont-ils rencontré ce chauffeur ? Pourquoi ne pas avoir été inquiet pour lui plus tôt ? Comment ont-ils entamé la conversation avec lui ? Sur quelle base ont-ils fait confiance à la voix qui leur a parlé et qui ne pouvait être que de la police chinoise ? Pourquoi n’ont-ils pas été surpris que ce Ouïhour leur parle aussi librement ? Pourquoi ne nous donnent-ils pas des nouvelles du chauffeur ensuite? Qu’est-il devenu de lui? Etc. Il n’y a absolument rien qui va dans cette séquence à la OSS 117.

Ah, les camps de rééducation ! Les fameux ! Le doc d’ARTE à cet instant s’empresse de répéter le chiffre des « 1 million de personnes, 1/10 de la population ouïghoure » enfermées, chiffre dont on a suffisamment dit qu’il ne renvoyait à aucune source sérieuse. De ces camps, peu arrivent à s’enfuir…mais nos talentueux journalistes ont « réussi à en rencontrer l’une d’entre elles » (sic). Là, vous vous dites que ça a dû être difficile, le fruit d’une longue enquête, n’est-ce pas, pour avoir « réussi » à la rencontrer ? Ou alors c’est parce qu’elle est une star, qui a sa propre page Wikipédia, laquelle page à la rubrique « China’s reaction », donne une série d’informations contredisant frontalement ses affirmations et donnant, apparemment, les preuves de ses mensonges. Vous avez envie de, vous aussi, faire du fact-checking ? C’est le moment et l’instant !  

En tout cas, le témoignage de Mihrigul Tursun (oui, elle s’appelle aussi Tursun) contredit clairement les documents pourtant confidentiels qu’avait pu se procurer l’ICIJ et que j’ai analysés en détails dans cet article, notamment sur le traitement des détenus-étudiants, sur l’hygiène, la qualité des infrastructures, etc. Soit elle n’y est jamais allé (c’est ce qu’affirme la Chine), soit elle est très mal tombée. 

Le témoignage qui suit est celui de Sophie Richardson. Elle ne nous est pas inconnue puisqu’elle appartient, elle aussi, à la grande constellation des ONG dont j’ai eu l’occasion de déconstruire les pratiques dans l’épisode 4 sur la Chine. En effet, Richardson est la directrice « Chine » de Human Rights Watch, une ONG très largement financée par George Soros, de l’Open Society Foundation. Ce petit monde s’entend à merveille. Ce qu’elle dit dans le film entre en contradiction avec ce que dit la loi chinoise sur le respect des identités et que j’ai eu l’occasion, une fois encore, d’expliquer dans l’épisode de ma « série chinoise ».

C’est aussi HRW qui serait derrière la rétro-ingénierie de l’app de la police chinoise, centre névralgique de la « dictature numérique totalitaire », laquelle nous est donnée à voir grâce à Baptiste Robert, un hacker français qui aurait lui aussi réussi à se procurer l’app (mais on ne comprend pas pourquoi il a fait le taf une seconde fois). Ce qui est pratique quand il nous le montre, c’est qu’ils ont fait le choix de tout traduire en anglais (ou alors les policiers chinois l’utilisent en anglais aussi, mais ça ne serait pas très « raccord » avec leur obsession pour le putonghua). Apparemment, ce serait grâce à cette app « qu’on » décide qui sera enfermé dans les camps (un humain ou l’IA directement, nul ne sait). Si quelqu’un sur Twitter peut faire appel à Elliot Alderson (@fs0c131y), aka Baptiste Robert, pour nous éclairer, j’en serais ravi. Moi j’ai quitté Twitter il y a un moment déjà.

À 1h23, les journalistes affirment carrément « qu’une » vidéo « anonyme » sur Youtube « ne laisse pas de place au doute quant à l’ethnocide culturel ouïghour mené par le gouvernement chinois ». Une vidéo anonyme, qui n’est pas authentifiée, qui présente des images qui auraient pu être tournées partout, avec des personnes pouvant autant être ce qu’on dit qu’elles sont que des prisonniers de droit commun. Une vidéo qui n’expose rien d’autre que des hommes menottés et à genoux est supposée être une preuve irréfutable de « l’ethnocide culturel ouïghour » ? Ce n’est vraiment pas du travail journalistique sérieux.

Pourtant, ça n’empêchera pas le dernier témoin de ce documentaire-mascarade, Alain Wang, de comparer ces centres aux camps de concentration nazis. Il fallait bien que le point Godwin tombe à un moment. Et, au fait, qui est Wang ? Alain Wang est présenté par le documentaire comme un « sinologue », mais il est en fait un businessman, conférencier, passionné de tout ce qui concerne le « luxe » et la « richesse en Chine », coach en « autonomisation du potentiel humain » – quelqu’un qui vous aide à devenir riche, quoi (ça ne s’invente pas !) Effectivement, je conçois que son parcours soit peu en phase avec le concept de collectif.

Au terme de cette analyse, j’ai l’impression d’avoir perdu mon temps. Une journée supplémentaire, une de plus, à me confronter à la faiblesse de ce journalisme-là, un journalisme qui sait ce qu’il veut trouver avant même de commencer ses recherches, un journalisme qui occulte tout ce qui ne va pas dans son sens. C’est d’ailleurs le seul moment où il démontre sa capacité à un systématisme rigoureux.

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