Analyses

Contre le genre et la race, tout contre

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Résumé

Prenant acte d’une opposition de plus en plus explicite d’un marxisme orthodoxe vis-à-vis des questions de genre et de race – au sens sociologique, (1) je propose une typologie des tensions mutuellement exclusives qui distinguent de fait ces épistémologies ; (2) en m’appuyant sur le concept marxiste de « rapports de production », je montre que l’apparition de classes sociales est un des effets du capitalisme et non « la » cause unique à laquelle seraient subordonnés le genre et la race, lesquels sont à envisager comme des exploitations systémiques ; (3) j’établis un plan d’actions concrètes sur base de ces propositions théoriques.   

Introduction

Note préalable : Je souhaite ici m’interroger publiquement. Ce texte est une image à l’instant « t » de l’état de réflexions en cours. Je prends donc acte de ce qu’il s’agit d’un processus de réflexion, sujet à évolutions. Non que je me renie anticipativement, mais que les positions soit se complexifient, soit mutent sous le joug d’arguments qui s’imposent.

Je précise que si j’écris ce texte, il serait incorrect et injuste de me considérer comme en étant le seul auteur. Je dois énormément aux nombreuses discussions avec Barbara Dupont, du blog « D’où », qui a été à l’origine de mes premières remises en question. C’est avec elle que j’ai commencé, il y a un peu plus de deux ans, à en apprendre plus sur les féminismes et les questions raciales, à lire, à écouter des podcasts, à opérer des rapprochements avec les cadres théoriques qui me portent. Et c’est aussi en échangeant avec elle lors de l’écriture de cet article, puis en tenant compte de ses commentaires sur des versions précédentes, que je peux aujourd’hui en proposer une première formalisation.

Merci également à Fabio Bruschi pour sa relecture experte, riche de commentaires qui auront complété et nourri la proposition théorique que je fais ci-dessous. Merci aussi pour ses suggestions de lectures, toujours pertinentes.

Photo de Yaroslav Shuraev provenant de Pexels

Je vois de plus en plus la gauche radicale anticapitaliste et marxiste s’attaquer frontalement au « féminisme » (voir par exemple Cespedes & Chaigneau, 2021), souvent avec un bien commode singulier, et aux positionnements parfois appelés « identitaires[1] » (LGBTQia+, questions raciales, etc.), comme dans cet article du Monde diplomatique (Beaud & Noiriel, 2021) dont la thèse naviguant entre tautologie et homme de paille est très joliment critiquée ici (Ajari, 2021). Sur les questions raciales notamment, on y vilipende « l’américanisation des polémiques publiques » – comme si le racisme institutionnel, pour n’évoquer que cette oppression, n’était pas d’actualité en France ou en Belgique. Faut-il rappeler les scores du RN et le succès de Zemmour en France ? Les sondages d’opinion mettant le Vlaams Belang et la NV-A en tête en Belgique ?

Il faut dire que l’avalanche de bullshit notamment proféré au nom « du » féminisme n’aide pas à une prise en compte sérieuse, par une gauche marxiste obtuse, des questions de genre et de race. Je vois de nombreuses autrices, se réclamant d’un certain féminisme, défendre des positions ridiculement antiscientifiques (Retta, 2021) ou des magazines féminins comme « Elle » misérablement surfer sur la vague verte de l’écoféminisme lunaire (Fonters, 2021, c’est même pas une blague…) – participant d’ailleurs à l’invisibilisation, hors des cercles spécialisés, du féminisme matérialiste.

Sommes-nous donc irréconciliables ?

La pensée mainstream, dominante, se délecte de ces oppositions entre « radicaux », dans une pure logique de la division qui consolide son règne. La ministre française de l’éducation peut alors instrumentaliser le faux concept de « l’islamogauchisme » (Zappi et al., 2021), tout en faisant pression sur la recherche universitaire…tandis que l’extrême-droite se voit ainsi adoubée mine de rien, ce qui laisse penser que ses figures les plus charismatiques comme Marion Maréchal Le Pen sauront en tirer un profit maximum à moyen terme.

Qu’une partie des réflexions « identitaires » vienne des campus US n’arrange rien à l’affaire. Chez les communistes et apparenté.es, on craint plus que tout – et à raison – « l’influence américaine » mais, ce faisant, on met dans un même sac des champs disciplinaires présentant pourtant de profondes divergences et donc des solidités théoriques et méthodologiques hétérogènes comme les cultural studies, les gender studies et les différents courants féministes, les pensées décoloniale et anticoloniale, les masculinity studies…mais aussi leurs incarnations militantes : l’écriture inclusive, la non-mixité, les quotas de genre et raciaux, etc. Ces dernières incarnations font l’objet de débats vigoureux et très polarisés au sein de la société, alimentant même des volontés de légiférer (comme la proposition de loi de Jolivet sur l’écriture inclusive ou cet amendement pour dissoudre les associations organisant des réunions non mixtes entre personnes racisées).

Ce qu’il faut penser de l’articulation entre les positions, théoriques et militantes, citées plus haut est loin d’être trivial. En filigrane : des façons de comprendre et de se représenter le monde qui sont fondamentales et qui, bien souvent, sont effectivement mutuellement exclusives. Le défi pour les classes progressistes défendant des valeurs d’égalité est de se situer vis-à-vis de ces « curseurs » théoriques s’opposant afin de pouvoir ensuite traduire en actions politiques des positions épistémologiques. Autrement dit : sur quelle base conceptuelle puis-je appuyer mon action ?

C’est dans leur nature de…

Ou l’essentialisme contre la construction sociale

La première et reine de ces contradictions est l’opposition entre essentialisme et construction sociale. L’essentialisme postule que « l’essence précède l’existence ». Typiquement, les tenant.es de cette position considéreront, par exemple, qu’il est « dans la nature des femmes » d’agir d’une certaine façon (parce qu’elles disposent d’un « logiciel inné d’instinct maternel » par exemple ; ne riez pas, certain.es y croient). Celleux qui défendent la construction sociale estiment au contraire que si nous agissons d’une certaine manière, c’est parce que la société nous a conditionné.es à répondre aux stéréotypes, ici, de la masculinité ou de la féminité.

On voit combien ces deux positions sont antagonistes car comme on ne peut agir collectivement que sur les inégalités résultant de construits sociaux et non sur la nature des personnes (voir sur ce point l’excellent Discours sur l’origine et les fondements de l’inégalité parmi les hommes (Rousseau, 1754, p.21 dans ce lien), ce qui entrera dans la catégorie « construction sociale » est déterminant quant aux moyens à notre disposition pour lutter.

Or, comme les rapports économiques (et, de ce fait, la lutte des classes) ne peuvent être que des construits, certain.es marxistes ont tendance à la considérer comme la source de toutes les oppressions. D’autre part, si l’on pense que les différences biologiques entre « hommes » et « femmes » (pour s’arrêter à la binarité considérée classiquement) ont d’évidentes implications sur les comportements, ça devient bien pratique d’imaginer qu’on ne « peut rien faire » à sa domination en tant que « masculin biologique » (une position d’ailleurs contestée par une chercheuse brillante comme Odile Fillod sur son site Allodoxia).

Notons qu’il y a des courants féministes qui se réclament aussi de l’essentialisme (le propre, par exemple, du « féminin sacré ») mais la plupart, au contraire, rappellent qu’il s’agit de constructions sociales et que, à considération et contexte égal, femmes et hommes développent de semblables qualités intellectuelles, comportementales, etc.

Dire, c’est faire ? Vraiment ?

UNSPECIFIED – CIRCA 1865: Karl Marx (1818-1883), philosopher and German politician. (Photo by Roger Viollet Collection/Getty Images)

Ou l’idéalisme contre le matérialisme

La seconde grande opposition est d’ordre philosophique et est héritée du travail intellectuel de Marx et ses proches critiquant les jeunes hégéliens (Marx & Engels, 1845). Il s’agit ici, en posant les bases du matérialisme historique, de rejeter la posture idéaliste. Pour le dire simplement, l’idéalisme envisage qu’en changeant les idées, les opinions, les façons de voir, on change le réel. Ainsi, pour supprimer le racisme, il suffirait de ne « plus voir les couleurs », en « pensant écologie » on règle le problème du changement climatique, etc. Les théories pseudo-scientifiques comme la psychanalyse, les lois de l’attraction et autres absurdités du développement personnel relèvent toutes de ces catégories. Or, comme le soulignait déjà Marx, « la proclamation des droits égaux n’aboutit pas à leur réalisation pour la majorité de la population » (Marx cité par Pestieau, 2018).

Le matérialisme, au contraire, pose que c’est en changeant le réel, en participant à la transformation sociale effective et matérielle, qu’on modifie les façons de penser. Ainsi, c’est en assurant que les institutions et les personnes cessent leurs pratiques racistes qu’on finira par « ne plus voir les couleurs » – un objectif donc et non un postulat.

On pourrait toutefois y voir une forme d’aporie, parce que pour savoir comment changer le réel, il faut avoir une idée de ce qu’on veut changer et où on veut aller – sans quoi l’épaisse bibliographie de Marx lui-même serait bien peu utile. Malgré tout, critiquer l’idéalisme, c’est reconnaître que ce ne sont pas les représentations qui nous enchaînent mais la traduction matérielle de ces représentations ou, pour le dire dans les mots de Fabio Bruschi : « Au final l’opposition est moins entre idées et réel, mais entre idées capables de devenir des forces réelles et idées qui prétendent changer quelque chose en changeant « simplement » les esprits ».

À ce titre, et peut-être de façon contre-intuitive pour la plupart de mes lecteurices, l’écriture inclusive relève pour moi clairement d’une action de « type matérialiste » : c’est en agissant directement sur les rapports sociaux dans notre façon d’écrire et de parler (c’est-à-dire en agissant sur la superstructure) qu’on change les représentations et, ici, qu’on donne leur place aux femmes et/ou aux gens hors binarité (comme d’ailleurs le disait très justement Mona Gérardin (2021) dans le podcast Fracas). La langue fait advenir, rend possible des imaginaires, participe à rendre naturel, attendu, évident, une présence – ici des femmes – dans la sphère publique. La langue agit sur le réel comme le réel agit sur la langue ; c’est là tout l’intérêt de la fiction, de la poésie…et même de la théorie qui permet de construire des catégories insoupçonnées (comme dans cet article). Ainsi, le langage inclusif reconnaît la matérialité de la langue, comme en fait l’expérience le.la migrant.e qui ne parle pas celle du pays qui (ne) l’accueille (pas) et qui voit les portes (très matérielles) se fermer à cause de ça, comme toute personne ne maîtrisant pas le bon registre de langage se trouve dominé.e sur le marché de l’emploi, du logement, etc.

Ainsi donc, la langue est part intégrante de notre « être social ». Quand Marx (1859) dit que « ce n’est pas la conscience des hommes qui détermine leur être ; c’est inversement leur être social qui détermine leur conscience », on comprend aisément que la langue est matérielle et que les représentations sont secondes.

Il ne s’agit donc pas du tout de s’arrêter à la sphère des discours et des représentations mais bien de considérer comment une praxis (les différences de salaires entre hommes et femmes, par exemple) se transforme en pensée dominante (« les hommes sont plus compétents ») et comment le contraire (obliger à la parité dans les conseils d’administration, par exemple) se transformera subtilement en évidence (« hommes et femmes sont aussi compétent.es »).

Peu importe les bonnes intentions des oppresseurs, peu importe le discours de tel ou tel grand patron, de tel ou tel « homme woke », les rapports d’exploitation ne peuvent évoluer que par la lutte de terrain, la langue en étant une des scènes mais non la seule. Comme me le partageait Barbara Dupont, « aussi bonnes soient elles, les intentions ne sont que des potentialités [qu’on] brandit comme si elles étaient déjà une forme de changement, d’encouragement dans le bon sens, alors qu’en tant qu’intentions, elles n’ont absolument aucun effet tangible ».

Ou l’universalisme contre le communautarisme

Je poursuis avec l’opposition entre communautarisme et universalisme. Le communautarisme, côté pile, renvoie à une différenciation volontaire de la part de groupes exploités. Le communautarisme est souhaitable parce qu’il permet à ces groupes de s’entraider, construire des réseaux de soutiens, s’organiser dans la lutte, etc. Les fameuses réunions en « non-mixité », entre personnes racisées, poursuivent exactement cet objectif. En les criminalisant par la loi, l’État patriarcal, raciste et capitaliste a très bien compris leur pouvoir subversif et cherche par conséquent à s’en préserver pour assurer la pérennité de ses moyens d’oppression.

Il me semble pourtant que le communautarisme a aussi des écueils : en se concentrant fort légitimement sur la lutte contre sa propre domination (ou contre l’une de ses dominations vécues), chaque groupe dominé prend le risque de s’isoler dans sa lutte, perdant ainsi en masse critique capable de peser dans le rapport de forces. Est-ce à dire qu’il finirait par s’opposer à d’autres groupes par « enfermement identitaire » pour reprendre les termes méprisants de Beaud et Noiriel (2021) cités – et critiqués – plus haut ? Comme dans tout « dilemme du prisonnier », il arrive certes que les intérêts de groupes singuliers s’opposent parfois à l’intérêt collectif. Mais, comme le propose Fabio Bruschi dans un échange personnel, si « les idées dominantes sont les idées de la classe dominante » (Marx & Engels, 1845), cela veut dire que les représentations dominantes de l’intérêt général sont en effet des sublimations de l’intérêt particulier des groupes dominants. Or, en permettant d’approfondir l’intérêt particulier de certains groupes dominés, le « communautarisme » peut avoir pour conséquence de critiquer et transformer les représentations mêmes de l’intérêt général, en les rendant plus proches d’une réelle universalité.

Et justement, l’universalisme, côté face, reconnaît une commune appartenance à l’ensemble du genre humain, laquelle appartenance doit permettre des textes aussi englobants que la déclaration universelle des droits de l’homme, visant de ce fait l’égalité entre toustes. La première internationale de l’OIT en serait une autre incarnation, parce qu’elle considère que seuls les mouvements de masse, transcendant les frontières, sont à même de peser dans le rapport de force contre les capitalistes. À noter que, d’une certaine façon, cet internationalisme est aussi un communautarisme puisqu’il ne rassemble que les « personnes concernées », à savoir les ouvrier.es. Au contraire, l’universalisme qui voudrait mettre, a priori, un signe d’égalité entre toustes, favorise de facto les dominant.es parce que, précisément, le monde est profondément inégalitaire. Cela reviendrait à dire que 2 = 1. Comme on l’a dit plus haut : désigner une réalité par des mots ne la fait pas magiquement exister dans les faits. On ne « décrète » pas l’égalité, on lutte pour l’obtenir.

Paradoxalement, il faut bien souvent du communautarisme pour atteindre l’universalisme – et c’est bien cette temporalité particulière que semblent régulièrement oublier les « marxistes orthodoxes ». Entre elleux, les dominé.es peuvent s’émanciper des puissant.es pour ensuite espérer jouer jeu égal et viser « l’universel », de la même façon qu’on vous dit de mettre d’abord votre masque d’oxygène dans l’avion avant d’aider votre enfant à enfiler le sien… A contrario, la critique du « communautarisme » revient souvent à un communautarisme de fait, entre hommes riches et blancs, comme le montre très bien « D’où » dans ce texte fondamental (Dupont, 2021).

Ainsi, l’universalisme comme fin, oui, trois fois oui, mais le souhaiter comme objectif n’implique pas de faire semblant qu’il serait un déjà-là qui opportunément occulte les rapports d’exploitation. C’est tout le problème des antiracistes qui « ne voient pas les couleurs », ou les adorateurs d’un « féminisme qui est avant tout un humanisme » : ces phrases masquent mal que la classe des blancs systémiquement opprime les personnes racisées et que la classe des hommes systémiquement opprime la classe des femmes (pour prendre ces seuls exemples). Le danger est à nouveau réel de prendre la finalité pour un postulat.

Une objective subjectivité

Ou l’objectivisme sociologique contre le point de vue situé

Comme toujours dans les débats épistémologiques, la connaissance des faits sociaux oppose généralement deux camps : une posture réaliste qui considère que les faits sociaux existent indépendamment de leur observateurice et une posture subjectiviste qui estime qu’on ne peut les dissocier de qui les observe.

Il y a pourtant ici un espace d’entente possible entre les marxistes et les « identitaires ». Les chercheuses et chercheurs parmi les féministes et les antiracistes marxistes ne s’y sont d’ailleurs pas trompé. Pourquoi ? Parce que l’école de Francfort, d’inspiration marxiste, a mis en évidence avec Horkheimer (1974 [1937]) la théorie critique, laquelle pose que la connaissance n’est pas extérieure à la réalité, qu’elle se doit d’être transformatrice et de tenir compte de cellui qui pense ainsi que des intérêts qu’iel poursuit. Dans le camp d’en face, on retrouve l’approche durkheimienne consistant à « traiter les faits sociaux comme des choses » (Pinto, 2021). Dans ce cas, les outils méthodologiques de la sociologie « suffiraient » à garantir la distance neutre d’avec son objet de recherche : la « société est extérieure à ce qui se passe dans nos esprits singuliers » (Pinto, 2021).

Pourquoi ce débat apparemment très théorique est-il important ? Parce qu’il dit quelque chose de qui est légitime dans la prise de parole, dans la production de connaissances, dans la prise de décision – notamment lorsqu’il est question d’exploitation. Des débats qui ont des conséquences très concrètes, par exemple sur les plateaux télés (des hommes blancs, comme Zemmour, ne sont pas légitimes pour parler de l’oppression vécue par les femmes noires), mais aussi lorsqu’il s’agit de penser qui fait les lois, qui rédige les manuels scolaires, etc.

Les personnes dominées se caractérisent notamment par leur relative absence des lieux décisionnels des « appareils idéologiques d’État » (médias, école, politique, église – au sens d’Althusser (1970)). Par conséquent, si on peut démontrer qu’on ne tient pas compte d’elleux en leur absence, ni d’un point de vue théorique, ni d’un point de vue politique fondé sur ces théories (ne fut-ce que parce que les phénomènes de dominations raciale et patriarcale persistent), alors il faudra considérer que « l’objectivisme sociologique » est une imposture et que tout est organisé pour reproduire en l’état les dominations dont nous sommes témoins. Et avec la possibilité de conclure que la parole des non-concerné.es est tout simplement incapable de rendre compte fidèlement des situations d’oppression.

C’est à Donna Haraway (Haraway, 2007 [1991]), à la suite de Sandra Harding, que l’on doit la radicalisation de la prise en compte du sujet connaissant au service de la construction d’une objectivité sociologique. Son concept de « savoirs situés » (voir le chapitre éponyme dans son livre Cyborg manifesto) est une critique explicite de l’objectivisme qui, mettant à distance les faits sociaux, invisibilise les auteurices, leur permettant ainsi de ne pas être redevables. On « oublie » alors que les chercheur.es sont celleux qui répondent aux questions, mais surtout qui décident de celles qu’il faut poser. Or, par définition, on ne peut poser une question…qu’on ne se pose pas ! Le risque est énorme de ne pas voir ses propres biais. Et c’est ainsi qu’un penseur aussi essentiel que Karl Marx n’aurait pas vu le travail gratuit – donc le travail volé – des femmes dans la sphère domestique…

File:Donna Haraway and Cayenne.jpg. (2021, May 13). Wikimedia Commons, the free media repository. Retrieved 17:59, June 16, 2021 from https://commons.wikimedia.org/w/index.php?title=File:Donna_Haraway_and_Cayenne.jpg&oldid=560004694.

Au contraire, un « point de vue situé » précisément produit, selon Haraway (1991), de l’objectivité. Le point de vue situé responsabilise. Il ne prétend pas dire au-delà de ce qu’il permet, par l’expérience, de connaître. Cette posture est modeste, elle ne prétend à aucune « transcendance ». L’idée est avant tout de « faire confiance au point de vue des assujettis » (p.118), d’autant que ces dernier.es, parce qu’iels font quotidiennement l’expérience d’être réduit.es au silence, sont « moins susceptibles d’autoriser le déni » (p.119) accompagnant la production de savoir. Ainsi, une chercheure faisant une étude sur les violences des hommes au sein du foyer posera d’autres questions, trouvera d’autres chemins pour faire émerger la parole, interprétera autrement les silences, etc. Son « point de vue situé », loin d’être un handicap, devient un véritable atout pour sa recherche – tandis qu’on observe au contraire une « crispation » vis-à-vis de la libération de la parole des femmes victimes, bien trop souvent jugées coupables a priori (de mensonge, d’exagération, de provocation, etc.). On voit combien le fossé est grand.

Toutefois, le « point de vue situé » pose d’autres problèmes. Le danger est « d’idéaliser et/ou de s’approprier la vision des moins puissant.es alors qu’on revendique de voir à partir de leur position » (p.119). Tous les hommes se déclarant « féministes » ou « alliés » profitent de leur maîtrise des codes, des théories, des pratiques militantes féministes, mais certains de surcroît utilisent cette maîtrise pour gagner encore en pouvoir. On comprend alors l’importance de « l’expérience encorporée », au sens d’Haraway (1991). Il ne s’agit pas seulement de voir « avec les yeux de », mais de vivre, dans sa chair, « l’expérience de ». Or, on ne s’invente pas noir.e, femme[2] ou ouvrier.e. En miroir – et ça continue de se compliquer, il ne « suffit » pas d’avoir l’expérience de la domination pour être capable de produire du savoir sur cette domination : « Nous ne sommes pas directement présents à nous-mêmes » (1991, p.121). Les outils méthodologiques de la production de savoir demeurent, pour moi, essentiels.

Que penser de tout ça ? Je vois une filiation entre le « point de vue situé » d’Haraway et le concept de « savoir local » de l’anthropologue culturel Clifford Geertz (2012), lequel considère (1) qu’il faudrait cesser de vouloir être prédictif car, après tout, si chaque situation est singulière, rien ne permet d’élaborer une théorie générale ; (2) qu’il faut prioritairement s’intéresser aux représentations des acteurs sociaux, au sens qu’iels donnent à leur vécu. J’y vois par conséquent aussi la plus grande faiblesse : le risque de nier les structures. En évacuant les structures au profit d’un réseau de vécus singuliers, ces auteurices font courir le risque de manquer les mécanismes généralisant[3], ce par quoi un fait est décrit, par la sociologie, comme étant « social ». Or, comme le disait Durkheim (1919), un fait social est un phénomène « suffisamment fréquent dans une société pour être dit régulier et suffisamment étendu pour être qualifié de collectif ; c’est-à-dire qui est au-dessus des consciences individuelles et qui les contraint par sa préséance ». Le rôle de ces sociologues sera donc de partir des « points de vue situés », certes irréductibles à leurs similarités, mais admettant que ces dernières pourtant autorisent la montée en généralité en cristallisant par l’exemple l’effet des structures. On ne peut mener presque huit milliards de batailles individuelles (contre qui ?).

En résumé, il me semble que le point de vue situé permet une richesse interprétative et une honnêteté dont ne peuvent se targuer les tenant.es de l’objectivité sociologique si et seulement si ce point de vue situé s’accompagne d’une rigoureuse méthodologie. Quant aux sociologues « détaché.es » de leurs objets, je voudrais leur demander combien de fois leur « objectivité » n’a-t-elle pas été l’argument parfait pour ne pas avoir à écouter les personnes concernées et, par conséquent, pour ne pas avoir à remettre en cause leurs propres privilèges ? La question, finalement, serait donc moins de savoir s’il est possible de rendre compte d’une réalité de domination sans la subir elle-même, mais de se demander si celleux qui prétendent le faire le font vraiment dès l’instant où rendre cette description fidèle, c’est potentiellement se mettre soi-même en difficulté.

Les roux sont-ils dominés de façon systémique ?

Ou le concept de « discrimination » contre celui « d’exploitation »

Dans la section précédente, j’ai amorcé une distinction entre phénomènes de domination et phénomènes de domination systémique. D’une certaine façon, toutes les dominations ne seraient pas de même nature. Qu’y a-t-il de commun et qu’est-ce qui diffère entre les discriminations vécues par les personnes racisées, les personnes handicapées, les femmes, les travailleureuses du sexe, les roux.sses, les enfants, les ouvrier.es, les personnes trans, etc. ?

Le marxisme considère que les inégalités (et la domination qui en découle) naissent de la lutte dans les rapports de production. Comme c’est bien le mode de production capitaliste qui régit nos sociétés, en finir avec ce dernier permettrait, par effet domino, de résoudre ces inégalités. C’est dans cet esprit que Mao dédiait le chapitre XXXI de son Petit Livre rouge aux femmes (1964, p.101) et que la Russie soviétique espérait rebattre les cartes de la famille patriarcale. Le féminisme matérialiste, qui a également construit sur l’héritage marxiste, reconnaît bien sûr un caractère systémique au patriarcat et en interrogeant le travail domestique, ce sont encore les rapports de production qui sont interrogés.

À ce stade, plusieurs questions. Une domination systémique indépendante des rapports de production est-elle envisageable ? Un phénomène de domination peut-il être « plus ou moins systémique », comme s’il s’inscrivait dans un continuum allant de la domination d’un.e seul.e à celle de l’ensemble d’une classe ? Ou faut-il comprendre la notion de système comme exclusive : une domination est systémique, ou ne l’est pas – comme les classes sociales au sens de Marx ?

Une approche quantitative des dominations, comme dans cette définition québécoise du racisme systémique (p.6), renvoie à l’idée de continuum : au plus la domination est étendue, se retrouve en plusieurs lieux de la société, au plus elle tend à être systémique – là où elle le serait devenue effectivement si elle touchait l’ensemble de la société. Le problème de cette perspective « totalisante », c’est qu’elle ne permet pas de rendre compte des exceptions : quelques femmes sont effectivement au pouvoir, certaines personnes racisées n’ont sans doute effectivement pas l’impression de subir du racisme. D’autre part, cette perspective n’articule pas dominants et dominé.es, comme si les discriminations s’apparentaient à une maladie pouvant venir et disparaître, sans cause apparente.

Une approche qualitative consiste plutôt à interroger la relation qui unit dominant.es et dominé.es au regard de l’oppression visée, l’une faisant exister l’autre et les liant par un rapport de causalité[4]. Par exemple, la classe bourgeoise tire son existence de l’exploitation d’une classe prolétaire, qui n’a que sa force de travail. Supprimez le rapport d’exploitation, supprimez la domination, et vous supprimerez de fait l’accumulation de profit et, par suite, la bourgeoisie. Exploiteureuses et exploité.es s’en trouvent changé.es.

Depuis l’esclavage jusque l’emploi de sans-papiers sous-payés, du personnel d’entretien des villes et des entreprises, d’ouvriers racisés dans le secteur de la construction ou de femmes racisées dans le travail de care, etc., le racisme considéré comme étant un système fait voir là encore qu’une classe blanche exploite les personnes racisées, au meilleur profit de la bourgeoisie. Remplacez « Irlandais » par « immigré ou racisé » dans le texte de Marx et Engels (1843-1850) ci-dessous et voyez comme c’est éclairant : « L’ouvrier anglais moyen déteste l’ouvrier irlandais en qui il voit un concurrent qui dégrade son niveau de vie. Par rapport à l’ouvrier irlandais, il se sent membre de la nation dominante et devient ainsi un instrument que les aristocrates et capitalistes de son pays utilisent contre l’Irlande. Ce faisant, il renforce leur domination sur lui-même. » Ainsi, la domination n’est pas seulement domination, elle est exploitation.

Photo de RODNAE Productions provenant de Pexels

De la même façon, le patriarcat relègue les femmes dans la sphère du travail domestique « privé » ou du travail domestique « marchandisé » dans des conditions salariales et de travail minables. Ceci a des conséquences énormes sur les possibilités de valorisation du capital puisqu’une partie des coûts de la reproduction de la force de travail ne sont pas assumés sous la forme du salaire. Ainsi encore, la domination n’est pas seulement domination, elle est exploitation.

Dans ce cas, le statut des exceptions change puisque le propre d’un système, c’est de ne pas en admettre (vivre hors-système est impossible). Le matérialisme dialectique fait voir que les exceptions ne sont qu’apparentes : on ne s’extrait pas des rapports d’exploitation. Par exemple, une femme au pouvoir a bien dû être « acceptée » par le patriarcat mais demeure dominée en tant que femme partout ailleurs, et probablement aussi dans l’exercice de son pouvoir. Ces cas particuliers peuvent d’ailleurs être vus comme renforçant les systèmes qu’ils paraissent contredire, en servant notamment de caution : « Regarde, elle y est bien arrivée, elle! » Focalisant sur les cas particuliers, on passe d’ailleurs sous silence les rapports de proportion (Wathelet & Dupont, 2020) qui sont caractéristiques des faits sociaux (selon la définition vue plus haut). La chose paraît entendue en ce qui concerne les trois grandes dominations que sont la classe, le genre et la race : elles appartiennent toutes trois à des systèmes d’exploitation.

Qu’en est-il des autres discriminations ? Tout d’abord, j’insiste sur le fait que le caractère non systémique d’une discrimination ne la rend pas moins grave pour qui en est victime. Il s’agit essentiellement de dire que distinguer discriminations systémiques et non systémiques a pour avantage principal d’informer sur les moyens de lutte : par exemple, on ne changera pas les rapports de production en ne faisant que de la « sensibilisation » ; cependant, un travail de sensibilisation peut profondément augmenter le niveau de connaissance et d’acceptation de groupes discriminés. Loin de considérer que tout va bien sur ce point, il semble que l’homosexualité est, par exemple, beaucoup plus acceptée en France et en Belgique aujourd’hui qu’elle ne l’était il y a vingt ans, ce qui se traduit notamment dans la loi. Il n’est pas irrationnel d’espérer semblable évolution concernant la liste des nombreuses discriminations évoquées plus haut, dont la rousseur ! Ce n’est pas dans l’objectif de cet article de décider une fois pour toutes du caractère systémique ou non de telle ou telle forme de domination. Je m’efforce plus modestement de proposer que le caractère systémique des dominations est à trouver dans leur ancrage dans les rapports de production.

Comme le pointaient déjà Marx et Engels à propos de la détestation des ouvriers anglais pour les ouvriers irlandais, il existe non seulement des rapports de forces entre oppresseurs et opprimé.es (bourgeois.es VS prolétaires, blanc.hes VS noir.es, etc.) mais aussi entre les opprimé.es (hommes pauvres VS femmes riches, femmes blanches VS femmes noires, etc.). L’appartenance à l’une ou l’autre de ces catégories implique de se trouver à des « intersections » (Crenshaw, 2015 [1991]), parfois contradictoires, entre plusieurs oppressions systémiques ou non et souvent cumulatives. Ainsi, un homme noir violent fait subir à sa femme noire le cruel choix, si elle porte plainte, d’augmenter les stéréotypes raciaux et, si elle se tait, de continuer à souffrir de la domination masculine ; une femme noire riche se voit reprocher sa richesse et se voit refuser sa souffrance liée au racisme – comme l’illustraient récemment les commentaires subis par Meghan Markle à la suite de son passage chez Oprah Winfrey, etc.

L’intersectionnalité en tant que concept fait en revanche courir le risque de réduire à des singularités chaque situation d’oppression, au même titre que ne le faisait la théorie du point de vue situé : en cherchant à chaque fois le « carrefour spécifique des dominations », on serait tenté d’y trouver une réponse ad hoc qui de facto empêche de voir les systèmes et leurs dépendances dans leur entièreté. Ainsi, l’efficacité de l’intersectionnalité comme outil dans la praxis militante (par exemple pour répondre concrètement à des difficultés du type : comment tenir compte de la place particulière et protéger une femme sans-papier dans une manifestation ?) pourrait ne pas trouver son miroir en tant que concept sociologique généralisant – ce pour quoi du reste l’intersectionnalité n’a pas été conçue.  

Que faire ?

Il me semble que la critique marxiste des questions identitaires, dans son « réductionnisme de classe » (Ajari, 2021), peut confondre « classe » et « rapports de production », alors que la première notion n’est jamais qu’une conséquence de la seconde.

Sans rapport de production « capitaliste », il n’y aurait tout simplement pas une bourgeoisie d’un côté et une classe prolétaire de l’autre (une société non capitaliste n’implique pas, non plus, des rapports de production égalitaire – il n’y avait pas de « bourgeoisie » en tant que telle dans un mode de production comme le servage, et les femmes y étaient tout aussi dominées). Et donc, faire de la classe sociale la mère de toutes les inégalités systémiques supposerait de subordonner les luttes féministes et raciales à ces questions d’appartenance de classe. Ce qui n’a pas de sens sur le terrain : même chez les plus dominé.es des ouvriers, une femme sera toujours plus dominée encore que son mari, comme l’exprime très bien le slogan féministe : « Prolétaires de tous les pays, qui lave vos chaussettes ? » Une telle subordination implique de facto un morcellement des luttes – comme le craignent par ailleurs les communistes.

Si, au contraire, l’on considère que classe, genre et race participent tous trois à l’exploitation au sein et à cause d’un certain rapport de production, on peut alors mettre en place des mécanismes de soutien, de partages, de collaborations dans les luttes, sans « parler à la place de », et en tenant compte des intersections particulières dans lesquelles se trouvent les personnes concernées.

Que le mode de production capitaliste ait trouvé dans le racisme et dans la domination masculine (qui le précède) des possibilités d’expression de sa propre nécessité relève sans doute de la contingence. Il aurait très bien pu s’accommoder d’autres discriminations qu’il aurait transformées en exploitation, mais le fait concret, matériel, est là – pour des raisons d’opportunités historiques sans doute : les dominations raciale et patriarcale le renforcent. Pour reprendre les termes de Félix Boggio Ewanjé-Épée : « Ce qui est né de façon contingente va non seulement devenir structurel mais ne peut que se renforcer si on laisse faire le marché libre […] » (à lire dans l’ouvrage de Lordon, 2021). Et qu’est-ce que le « marché libre » sinon, précisément, le rapport de production énoncé plus haut ?

D’ailleurs, il semble que l’impérialisme soit le quatrième rapport d’exploitation systémique régulièrement oublié par la fameuse triade « classe, genre, race ». Lénine (1916) a très bien montré comment les guerres étaient conséquentes du mode de production capitaliste et, ce faisant, on voit également très bien l’articulation entre des capitalistes pour qui rien ne se perd : non contents de leur seule prédation en Afrique, ils exploitent la misère ainsi créée dans les mines puis par les effets conjoints du racisme et de l’immigration s’emploient à achever leur œuvre de destruction (et ce n’est qu’un parmi de multiples exemples).

Bien, mais qu’est-ce que cela signifie ? Que si, par magie ou par révolution (!), les rapports de production venaient subitement à changer, nous assisterions à l’avènement d’une société sans classes, sans sexisme et sans racisme – voire sans guerres ?

Certes non.  

D’abord, comme dit précédemment, il n’est pas dit qu’une société hors capitalisme ne reproduirait pas d’autres formes d’inégalités systémiques basées sur les rapports de production, comme dans une société esclavagiste par exemple. Il n’est donc pas dit que cette société serait sans classe. Et il en va de même pour le genre et la race. Mais si les rapports de production devenaient effectivement égalitaires, alors les conséquences sur la classe, le genre et la race changeraient eux aussi de nature. Loin de penser que ces catégories dominées disparaitraient sans laisser de trace, il apparaît qu’elles « glisseraient » vers la catégorie des discriminations non systémiques et que l’évolution des mentalités, grâce à la sensibilisation, l’éducation, etc. pourrait, à mesure, les éliminer.

En ce qui me concerne, je présente ci-dessous les positions que je tiens aujourd’hui. Ces positions sont indissociables de ma place dominante au sein des rapports de production (si je ne suis pas propriétaire de mes moyens de production, je suis en tout cas un homme blanc) et de ma domination vis-à-vis des discriminations non systémiques : je suis titulaire d’un doctorat, je suis hétérosexuel, je dispose d’un réseau social conséquent, j’ai un salaire confortable, j’ai une famille aimante, je ne souffre pas de troubles mentaux ni de handicaps physiques, etc. J’ai d’ailleurs peu de responsabilité personnelle dans un « confort de vie » que je dois essentiellement au hasard de ma naissance.

En revanche, je nourris l’intention (et on a vu plus haut que l’intention seule est bien peu…) (1) d’œuvrer activement à la réduction de mes propres privilèges en ce qui concerne les différents « marchés des discriminations non systémiques » et (2) de lutter activement contre les rapports de production capitalistes qui produisent inévitablement une société honteusement inégalitaire.

Ainsi donc :

1) Je m’oppose fermement à une radicalité de gauche qui minimise les oppressions raciale et patriarcale, en ce que ces dernières, par leur caractère systémique, alimentent directement l’exploitation dans les rapports de production.

2) Tout en reconnaissant leur nature différente, je m’associe aux luttes contre toutes les formes de discriminations non systémiques qui produisent quotidiennement une terrible souffrance. Á ma mesure, en tant que président d’un master en éducation aux médias, je suis régulièrement amené à travailler sur ces questions. Par exemple, comment lutter contre les discriminations liées à l’usage des réseaux sociaux, comme le revenge porn ou le cyberharcèlement ? Comment adresser la médiatisation du rapport au corps ? Etc.

3) Je dénonce les organisations ou personnes financées et instrumentalisées par le capitalisme. Quand je vois que Soros finance le féminisme, je ne peux m’empêcher de penser qu’il instrumentalise une cause qui lui serait éminemment dommageable si son caractère systémique, articulé donc aux rapports de production, était reconnu.

4) « Le » féminisme n’existe pas. Il y a autant de féminismes que de perspectives « de gauche ». Rien n’est plus éloigné, par exemple, du féminisme matérialiste de Monique Wittig ou Colette Guillaumin que l’idée, disons, d’un « féminin sacré », non-scientifique, – de la même façon qu’il n’y a pas grand-chose de commun entre mon blog du radis et le réformisme des partis « dits » socialistes. Il faudrait donc que la gauche radicale, révolutionnaire, cesse de moquer des théories et des luttes que vraisemblablement elle ne connaît pas et qu’elle se mette à lire (et je parle pour moi également) Donna Haraway, Sandra Harding, Gail Pheterson, Jules Falquet, Silvia Federici, etc.

5) Je pense que les conditions sociales des individus déterminent leur être social. Je défends donc un matérialisme de construction sociale qui refuse d’enfermer les personnes dans une « essence » qui ne trouve aucune confirmation scientifique. Je défends l’opportunité des groupes opprimés à se rassembler entre eux, je pense que nous devons même les y aider, et je défends l’idée que les expert.es concerné.es par des oppressions seront toujours plus convaincant.es que des expert.es tout court. Enfin, j’appelle à ce que les groupes opprimés puissent s’accorder sur l’édification, ensemble, d’une société dont les rapports de production soient égalitaires.

6) Avec Lénine (1902, p.92), je pense fondamental de travailler sur le plan théorique et de s’organiser sur le plan pratique : l’assaut « est l’attaque d’une troupe permanente et non l’explosion spontanée d’une foule. Précisément parce que la foule peut broyer et refouler la troupe permanente, il faut absolument que notre travail d’“organisation” rigoureusement systématique dans la troupe permanente “marche aussi vite” que l’élan spontané […] ». Ainsi, il nous faut prévoir « des moments de luttes collectives, de luttes de masse » et « réclamer la concentration de tous les efforts en vue de rassembler, d’organiser et de mobiliser une troupe permanente » (Lénine, 1902, p.92). C’est ce dernier point qui ressemble le plus à une « convergence des luttes » ;

7) Enfin, je pense que nous ne pouvons être complaisant.es entre nous mais que nous n’avons pas non plus la marge de nous nuire mutuellement, et certainement pas en public. Notre exigence ne peut être sélective et ne concerner que les adversaires politiques. En miroir, nous devons rester conscient.es de ce que nous sommes toujours déjà dans des processus d’apprentissage, qu’il nous faut accompagner les jeunes militant.es, les guider et non les juger. Nous sommes chacun.e disciple d’un.e autre.


Encore un immense merci à mes tipeurices : smart684, guillaume jeremia, Jean-Marc, Martial Toniotti, Inês.
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Références

Ajari, N. (2021). Impasses du réductionnisme de classe. Sur un texte de Beaud et Noiriel. Blogs de Mediapart. https://blogs.mediapart.fr/norman-ajari/blog/040121/impasses-du-reductionnisme-de-classe-sur-un-texte-de-beaud-et-noiriel

Althusser, L. (1970). Idéologie et appareils idéologiques d’État. (Notes pour une recherche). In Positions (pp. 67–125). Les Éditions sociales.

Beaud, S., & Noiriel, G. (2021). Impasses des politiques identitaires. Le Monde Diplomatique, 3. https://www.monde-diplomatique.fr/2021/01/BEAUD/62661

Cespedes, V., & Chaigneau, L. (2021). POSTMODERNISME & INTERSECTIONNALITÉ = Anticommunisme de gauche. https://www.youtube.com/watch?v=8bdc1eaC0ZI&ab_channel=LoïcChaigneau-IHT

Crenshaw, K. (2015). On Intersectionality: The Essential Writings of Kimberle Crenshaw. New Press.

Dupont, B. (2021). D’où c’est toujours les mêmes qui décident? D’où. https://doulapage.com/2021/03/27/dou-cest-toujours-les-memes-qui-decident/

Durkheim, E. (1919). Les règles de la méthode sociologique.

Fonters, A. (2021). “ELLE” S’ENGAGE POUR L’ËCOFËMINISME. Elle. https://articles.cafeyn.co/5d873e/elle/2021-05-28/elle-sengage-pour-lecofeminisme

Geertz, C. (2012). Savoir local, savoir global: les lieux du savoir. Presses universitaires de France.

Gérardin-Laverge, M. (2021). Quand les luttes féministes s’emparent du langage. Fracas. https://open.spotify.com/episode/2uD1NGcIE6JnEX1zuqABR9?si=8f8VRS6CSGadbuFDLX11Tg&utm_source=whatsapp&nd=1

Haraway, D. (2007). Le manifeste cyborg et autres essais. Exils Editeur.

Horkheimer, M. (1974). Théorie traditionnelle et théorie critique. Gallimard.

Lénine, V. I. (1902). Que faire?

Lénine, V. I. (1916). L’impérialisme, stade suprême du capitalisme.

Lordon, F. (2021). Figures du communisme. La Fabrique.

Marx, K. (1859). Critique de l’économie politique. https://www.marxists.org/francais/marx/works/1859/01/km18590100b.htm

Marx, K., & Engels, F. (n.d.). Vers la guerre et la commune. In Le parti de classe.

Marx, K., & Engels, F. (1845). L’idéologie allemande.

Pestieau, D. (2018). Marx, luttes de classes et antiracisme. Lava. https://lavamedia.be/fr/marx-luttes-de-classes-et-antiracisme/#easy-footnote-5-9360

Pinto, L. (2021). SOCIOLOGIE – La démarche sociologique ». In Universalis. https://www.universalis.fr/encyclopedie/sociologie-la-demarche-sociologique/

Retta, M. (2021). The Astrological Is Political. The Nation. https://www.thenation.com/article/culture/alice-sparkly-kat-interview/

Rousseau, J.-J. (1754). Discours sur l’origine et les fondements de l’inégalité parmi les hommes. Les échos du maquis. https://philosophie.cegeptr.qc.ca/wp-content/documents/Discours-sur-linégalité-1754.pdf

Wathelet, E., & Dupont, B. (2020). Approches des terrains sociaux et culturels.

Zappi, S., Darame, M., Faye, O., & Le Nevé, S. (2021). « Islamo-gauchisme » : Frédérique Vidal suscite un tollé dans le monde universitaire et un malaise au sein de la majorité. Le Monde2. https://www.lemonde.fr/politique/article/2021/02/18/polemique-sur-l-islamo-gauchisme-la-ministre-de-l-enseignement-superieur-recadree-par-l-executif-et-les-chercheurs_6070388_823448.html

Zédong, M. (1964). Le petit livre rouge : Citations du Président Mao Zédong.


[1] À ne pas confondre avec les « identitaires » au sens de « nationalistes », qu’on associe plutôt aux mouvements d’extrême-droite.

[2] Les femmes trans ne « s’inventent pas femmes » ; leur expérience de femme est au contraire si « encorporée » que la tension entre leur genre assigné à la naissance et le genre dont elles ont l’expérience est intenable.

[3] Je ne voudrais toutefois pas faire un « sophisme de l’épouvantail ». Haraway n’est pas aussi explicite que ce que je ne le laisse ici entendre quant au caractère non systémique de sa perspective, mais on peut malgré tout lire un tel tropisme dans ses positions épistémologiques (elle oppose par exemple « théorie maître » et « récits en réseau »).

[4] Notons que, pour les marxistes, ce rapport de causalité touchera nécessairement aux rapports de production.

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